Sondages, mode d’emploi

Sociétés privées, entreprises publiques, hommes politiques… Tous y recourent de plus en plus pour mesurer leur notoriété. Et prendre leurs décisions.

Publié le 2 février 2004 Lecture : 6 minutes.

En politique aussi, la prophétie est délicate. Il est des événements pourtant prévus dont il est difficile d’annoncer par avance l’issue. Comme la décision des juges à l’encontre de l’ancien Premier ministre Alain Juppé, poursuivi dans l’affaire du financement du RPR (Rassemblement pour la République). Ou le résultat des consultations électorales. Ces temps-ci, par exemple, la classe politique française, inquiète, n’arrive pas à déterminer le score du Front national, le mouvement d’extrême droite, aux élections régionales des 21 et 28 mars prochain. Or si la nature a horreur du vide, la politique déteste l’incertitude. D’où son recours, quasi obsessionnel, aux sondages.
Déjà, la France est considérée comme le pays du monde qui fait le plus appel aux enquêtes d’opinion. C’est surtout le fait des sociétés privées et des entreprises publiques, ou semi-publiques, soucieuses de mesurer leur notoriété autant que l’accueil réservé par le public à leurs produits. Les journaux, également grands utilisateurs, espèrent, par ce moyen, aiguiser la curiosité des lecteurs et augmenter leurs ventes. Mais la politique n’est pas en reste, notamment les partis au pouvoir. Au point qu’on peut se demander si nombre de décisions ne sont pas prises quasi uniquement en fonction des réactions de l’opinion.
La majorité des enquêtes à base politique est commandée par l’hôtel Matignon, où siège le Premier ministre, par l’intermédiaire d’un organisme officiel, le Service d’information du gouvernement (SIG). À raison, en moyenne, d’un sondage par jour, il interroge les Français sur tout ce qu’il veut. Il les teste au travers de ce qui est appelé des « questions d’actualité » censées passer au crible tous les problèmes qui se posent au pays. Ces enquêtes peuvent prendre deux formes. Soit elles sont spécifiques, c’est-à-dire qu’elles portent sur un thème précis, et l’institut de sondage ne travaillera que pour le SIG, soit elles se situent dans le cadre d’un questionnaire dit « omnibus ». Dans ce cas, les questions politiques sont insérées dans une commande globale émanant d’une entreprise. Il n’est alors pas rare que les personnes interrogées sur un nouveau produit soient ensuite questionnées sur l’action du Premier ministre. L’avantage de ce dernier mode est d’en diminuer le coût, la majeure partie du prix du sondage étant supportée par le client principal. Ce qui n’est pas négligeable quand on sait que chaque question est facturée environ 1 000 euros et qu’un sondage en comporte souvent une trentaine. Pourtant, le budget sondage des services du Premier ministre est important. Le chiffre, secret, est généralement estimé à environ 3 millions d’euros par an repartis entre les cinq sociétés de sondage qui interviennent en France.
Matignon redistribue une grande partie de ces sondages aux ministères concernés, souvent pécuniairement trop pauvres pour en commander eux-mêmes. Toutefois, quelques administrations, mieux loties au plan financier, font procéder à des enquêtes pour leur compte personnel. Elles n’atteignent quand même jamais l’ampleur des sujets commandés par le Premier ministre. Les ministères de l’Intérieur, de l’Économie, de la Justice, de l’Éducation, nationale, des Affaires sociales et celui de la Santé sondent fréquemment les Français. Quant à l’Élysée, il procède autrement. Chez Jacques Chirac, le dispositif retenu consiste à poser, chaque mois, les mêmes questions sur « l’air du temps » afin de mesurer la sensibilité et l’humeur des Français ainsi que leur évolution. Il est également client d’une enquête régulière qui fait état des changements de l’état d’esprit de l’opinion sur l’Europe, mais il n’est pas le seul bénéficiaire de ce travail. Nombre de sociétés et d’institutions, abonnées à cette prestation, en sont également informées.
Au fil des années, les techniques se sont affinées et, de l’avis des spécialistes, les sondages sont maintenant fiables, même si les personnes sondées ont appris à « jouer » avec les sondeurs. Elles n’hésitent pas, elles non plus, à les manipuler, donnant des réponses ne correspondant pas forcément à leurs choix. En outre, le citoyen, se conduisant de plus en plus comme un consommateur faisant son marché, zappe d’une idée à l’autre et d’un parti à l’autre. Il change d’avis sans gêne, ce qui était rarissime il y a encore vingt ans. Pour contrer cette tendance et coller au mieux à la réalité, les sondages politiques sont désormais réalisés avec le maximum de rapidité. Aujourd’hui, les résultats d’une enquête élaborée le vendredi sont connus dès le samedi après-midi. En cas de crise ou sur un problème délicat, les hommes politiques usent volontiers de cette possibilité nouvelle. Quitte, parfois, à en abuser. Lors de la grande grève des chemins de fer en décembre 1995, Alain Juppé faisait procéder à une enquête par jour. Il espérait que les Français allaient se désolidariser des cheminots grévistes. Tous les soirs, vers 22 h 30, le Premier ministre recevait donc le sondage du jour. Chaque fois, pour lui, c’était une déception. Plus la grève durait, plus les sondés jugeaient le gouvernement buté et réclamaient l’ouverture de négociations avec les syndicats !
Cette palpation de l’opinion s’opère généralement en trois temps lors d’une réforme d’importance. D’abord, on procède par « pré-test » afin de déterminer si la disposition envisagée sera bien accueillie. Celle-ci décidée et annoncée, la phase suivante, le « test », permet de mesurer le degré de satisfaction et de rejet de l’opinion. Enfin, le « post-test » a pour fonction de juger le niveau d’ancrage de la réforme. Car les Français considèrent de plus en plus qu’une loi peut défaire ce qu’une autre a fait. Il est donc essentiel pour un régime de savoir si l’opinion adhère en profondeur à ce qui a été voté. Voilà qui explique, par exemple, pourquoi le gouvernement Raffarin n’abroge pas les 35 heures en dépit d’un fort désir d’une partie de ses électeurs. C’est que les Français, dans leur ensemble, sont attachés à ce choix du gouvernement Jospin.
À l’inverse, la conviction du cabinet Raffarin a été renforcée par la popularité d’initiatives envisagées. Aussi bien pour la réglementation sur le voile à l’école – approuvée à plus de 60 % – qu’en ce qui concerne l’instauration éventuelle d’un service minimum dans les transports publics – souhaitée par les deux tiers, voire les trois quarts, des personnes interrogées. Dans l’un et l’autre cas, cette adhésion populaire a renforcé la position des politiques qui voulaient modifier la situation actuelle. Encore que le sondage, s’il devient un élément essentiel dans l’art de gouverner, ne puisse à lui seul emporter la décision. D’autres facteurs évidemment jouent.
Aussi, tous les cas de figure existent dans la suite à donner aux enquêtes d’opinion. D’autant que, parfois, le pouvoir recule, pour des raisons diverses, alors que les initiatives sont populaires. Trois exemples en témoignent. L’été dernier, le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, cherchant des solutions pour combler le trou de la Sécurité sociale, l’idée d’une taxation plus importante de l’alcool fut évoquée. On la testa. Les Français y étaient favorables. Elle fut pourtant abandonnée tant fut forte la pression du lobby vinicole, Alain Juppé, maire de Bordeaux, en tête. De même, la fin du collège unique dans l’éducation n’est toujours pas à l’ordre du jour alors qu’elle est réclamée par l’opinion, qui lui préfère notamment un développement de l’apprentissage. Mais le gouvernement Raffarin craint la colère des syndicats et de l’opposition si cette mesure était prise. De la même manière, la gauche, alors au pouvoir, ne mit pas en oeuvre la fin du service militaire pourtant souhaitée par l’opinion, comme le lui confirmaient toutes les enquêtes : une armée de métier lui paraissait politiquement dangereuse. Chirac, qui n’avait pas ce souci, la décréta.
Pour tout pouvoir, l’autre avantage des sondages est de permettre d’affiner sa communication. Lorsqu’il s’adresse aux citoyens, il peut user d’un langage dont il sait le retentissement, et évoquer des thèmes dont il connaît la résonance chez ses auditeurs. De cette manière, il contrôle, il oriente, il caresse dans le sens du poil. En fait, il use d’une méthode qui s’apparente fort à de la manipulation moderne de l’opinion. Il peut aussi, dernière hypothèse, garder pour lui l’information apportée par le sondage. On murmure, par exemple, que le cabinet d’Alain Juppé, alors Premier ministre, ne transmit pas à l’Élysée tous les résultats des enquêtes concernant le projet de dissolution de l’Assemblée nationale, en 1997. Pourtant, elles témoignaient de l’incompréhension des Français devant cette décision. L’Assemblée fut dissoute, la France vota, la droite perdit le pouvoir…

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