Scène d’un contrôle ordinaire à Gaza

Pour franchir les barrages israéliens dans les Territoires, certains Palestiniens n’hésitent pas à défier les soldats de Tsahal. À leurs risques et périls.

Publié le 2 février 2004 Lecture : 4 minutes.

En décembre, je suis allée rendre visite à mon cousin, Mohamed Aqil Abou Smaleh, à l’Hôpital européen. Il avait été blessé en octobre par un missile israélien qui avait tué deux de ses cibles et un passant. Un fragment du missile s’était logé dans la moelle épinière de Mohamed et l’avait laissé paralysé. Il s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.
Ma vie de famille est depuis lors bouleversée. Nous nous battons pour préserver la santé et l’équilibre moral de Mohamed. Le seul réconfort que nous avons est la sympathie et la sollicitude de nos voisins de Khan Younès, des Israéliens de bonne volonté et des amis du monde entier.
En rentrant de l’hôpital, mon mari, Nasser, mon fils de 3 ans, Tariq, et moi-même avons été bloqués pendant plus de six heures au poste de contrôle entre Khan Younès et la ville de Gaza. Le voyage prend normalement quarante minutes.
À 18 h 50, les soldats israéliens ont autorisé quelques voitures à passer. Au bout de cinq minutes, ils ont de nouveau interdit le passage. Les gens étaient dans un tel état de nerfs qu’ils sont sortis de leurs taxis et qu’ils ont avancé à pied, défiant les Israéliens. J’éprouvais un mélange d’indignation en voyant que des Gazaouis étaient obligés d’affronter des soldats armés avec leur poitrine nue, de fierté en constatant ce que des Palestiniens étaient capables de faire, alors qu’il n’était que trop possible que cette résistance non violente leur coûte la vie, et de peur en imaginant ce qui allait se passer.
J’avais bien raison de m’inquiéter. Les soldats israéliens se sont mis à tirer dans le tas. C’était absolument terrifiant. J’ai connu la guerre, la violence et l’occupation tout au long de mes 33 ans, mais je ne m’habituerai jamais à l’horreur et à la peur.
Pour ajouter à la peur, il y avait la présence de notre fils. Devant moi, un jeune homme avait reçu une balle dans la jambe. Ses amis l’ont amené dans notre voiture. Il saignait et pleurait, et ses sanglots se mêlaient à ceux de mon enfant. Il y a un instinct puissant chez toutes les mères, je pense, de protéger les enfants à tout prix. Mais là, je me sentais totalement impuissante. Et pourtant, je n’étais pas complètement paralysée. Je me suis mise à crier aux gens de laisser le passage à notre voiture. En même temps, je composais sur mon portable le numéro de l’hôpital, que je ne connaissais que trop bien, pour demander une ambulance.
Après un quart d’heure de cris et de manoeuvres, nous avons installé le jeune homme. Je me suis aperçu que je n’avais plus de voix.
Le camp de réfugiés de ma famille, Khan Younès, avait été attaqué deux fois en une semaine par Tsahal. Des dizaines de maisons avaient été détruites, comme les centaines qui, à Gaza et en Cisjordanie, ont été réduites à l’état de gravats ces trois dernières années. Beaucoup de familles sont venues se réfugier chez mes parents. Nous étions en 2003, mais, dans ma tête, nous étions revenus à 1948.
Que veut de plus Ariel Sharon ? À quoi cela sert-il de faire attendre des civils pendant des heures aux postes de contrôle ? Comment les dirigeants israéliens peuvent-ils justifier qu’ils nous aient chassés de chez nous il y a plus de cinquante-cinq ans et qu’ils envoient maintenant leurs bulldozers dans nos camps de réfugiés ?
Je venais de voir mon cousin allongé sur un lit d’hôpital et un adolescent saigner abondamment à l’arrière de notre voiture sous les yeux de mon fils de 3 ans, et je me rendais compte qu’il n’y a pas d’endroit, à Gaza, où l’on puisse se réfugier ou se cacher. Mon fils n’avait pas été touché physiquement, mais comment un bébé de 3 ans pourrait-il accepter mentalement ce que j’ai moi-même du mal à comprendre ? Son activité mentale à lui, c’est de courir dans la maison, le doigt pressé sur une détente imaginaire, en criant « Tah, tah, tah ! » pour imiter le bruit des rafales israéliennes.
Quand nous nous sommes mariés, Nasser et moi, nous pensions que nous pourrions offrir à nos enfants la sécurité et un avenir plein d’espoir. Je suis allée jusqu’à étudier l’hébreu en Israël. Mais nos espoirs pour notre peuple n’ont toujours pas été réalisés.
L’occupation continue parce que Sharon continue de penser qu’il peut avoir à la fois la sécurité et l’occupation. Or ce n’est pas possible.
Quand vous voyez des gens désarmés marcher sous les balles pour atteindre leur destination, vous vous rendez compte qu’ils cherchent autre chose qu’une destination physique. La meilleure définition qu’on peut en donner, je crois, c’est le désir très humain de la liberté. Aucun pouvoir et aucune force ne peuvent pénétrer dans nos coeurs et le détruire.
Ce jour de la liberté palestinienne viendra beaucoup plus vite si l’on accorde plus d’attention à de tels actes de courage et à de telles manifestations non violentes aux États-Unis et ailleurs. Nous n’avons pas besoin que l’armée américaine se batte pour nous. Nous demandons seulement qu’on fasse preuve d’un peu d’équité. Nous avons souffert trop longtemps.

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