Bras de fer au sommet

Hier complices, le président Abdoulaye Wade et son Premier ministre Idrissa Seck ne s’entendent plus. Mais hésitent à divorcer, alors que leurs partisans s’organisent.

Publié le 2 février 2004 Lecture : 7 minutes.

L’histoire a toutes les allures d’une tragédie romaine, avec le chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade, 78 ans, « Gorgui » (« le Vieux », en wolof) pour ses compatriotes, dans le rôle de César, et son Premier ministre Idrissa Seck, 45 ans, surnommé « Ngorsi » (« le Petit Bonhomme »), dans celui de Brutus. Dans la bâtisse coloniale de l’avenue Léopold-Sédar-Senghor, siège de la présidence, on ne cesse de reprocher à Seck d’avoir voulu « assassiner » Wade, pour s’asseoir dans son fauteuil. À la primature, l’histoire est narrée comme une injuste « vendetta », celle d’un chef monté par une partie de son entourage contre son premier collaborateur.
Les rapports entre les deux têtes de l’État sont mal en point. Et alimentent peurs, fantasmes et rumeurs. On guette les moindres actes d’une guerre d’usure entre les deux hommes. On évoque des « dossiers » par lesquels l’un et l’autre se neutralisent. On chuchote même le recours à des philtres magiques concoctés de part et d’autre…
Tout commence le 4 novembre 2002, quand « Ngorsi » quitte ses fonctions de directeur de cabinet du chef de l’État, pour devenir, après Moustapha Niasse et Mame Madior Boye, le troisième Premier ministre après l’alternance du 1er avril 2000. Le mal est fait, prédisent alors certains qui estiment Seck pressé, imprudent de s’éloigner du palais, téméraire d’accepter un poste aussi « usant » à cinq ans de la présidentielle de 2007.
Dès que « Ngorsi » emménage, l’entourage de « Gorgui » commence à noter qu’il cite de moins en moins leur patron de président, se positionne comme dauphin, se met en avant…
Janvier 2003. Seck achève la rédaction de son discours de politique générale et, avant de le soumettre au chef de l’État, le fait lire à l’ambassadeur de France d’alors, Jean de Gliniasty. « Vous avez bien fait de ne pas évoquer les grands chantiers chimériques de Wade », commente le diplomate. L’information rapportée au chef de l’État indique que « Ngorsi » a approuvé le point de vue de l’ambassadeur. Un premier ressort se casse entre les deux hommes.
En mars 2003, un séminaire gouvernemental organisé à Ziguinchor fait sortir « Gorgui » de ses gonds. À une plainte des partenaires au développement (relative au blocage de dossiers de financement par certains fonctionnaires), Seck répond : « Donnez-moi des noms. Je les vire tout de suite. » Sur le dossier du Joola, il déclare, péremptoire : « Une indemnité de 5 millions de F CFA sera accordée à chaque famille de victime. Pas plus. L’épave du navire ne sera pas renflouée. » « Je », « je », « pas plus »… Wade n’apprécie guère. Recevant quelques jours plus tard l’Association des victimes, il désavoue son Premier ministre, annonce l’augmentation de l’indemnisation de 5 millions à 10 millions par famille. Et affirme que l’épave du Joola sera renflouée. Le linge sale est étalé en public. Pour la première fois.
Mais l’incident le plus sérieux intervient au lendemain du 12 juillet, date de parution de Wade, un opposant au pouvoir : l’alternance piégée. Sur trois cents pages, Abdou Latif Coulibaly, un chroniqueur connu du paysage médiatique sénégalais, dresse du chef de l’État le portrait d’un autocrate mégalomane, coléreux, isolé, qui pèche par excès de confiance en soi, commet des gaffes diplomatiques et conduit le Sénégal à la dérive. Le président est atteint, traumatisé. Mais, alors que la plaie saigne, le Premier ministre entame, à la faveur des vacances gouvernementales, un périple d’un mois qui le mènera en Afrique du Sud, à Maurice, au Maroc et en France.
Seul dans l’épreuve en ce terrible mois d’août, le chef de l’État a le moral au plus bas. Il s’envole pour La Mecque, pour la oumra (« petit pèlerinage ») annuelle, accompagné de Papa Samba Mboup, chef de cabinet, de Souleymane Ndéné Ndiaye, porte-parole du président, et de Farba Senghor, conseiller. Tous ont en commun d’éprouver peu de sympathie pour Seck. L’opinion du « vieux » se forge au cours du pèlerinage. On lui répète, pour arriver à bout de son scepticisme, de nombreux arguments à charge contre son « fils » : il l’a abandonné dans l’adversité pour aller en vacances ; il a commandité le livre pour le déstabiliser et le remplacer ; il s’est doté d’un « trésor de guerre » de 5 milliards de F CFA pour défendre ses propres couleurs à la présidentielle de 2007 ; il tisse son réseau, y compris dans les familles religieuses, à l’insu du président…
De retour à Dakar, « Gorgui » est convaincu que « Ngorsi » est pour quelque chose dans le brûlot de Coulibaly. D’autant qu’en juillet 2003 déjà, à Maputo, au cours du sommet de l’Union africaine, un journaliste réputé du groupe Sud Communication, le même qui emploie Coulibaly, confie à Karim Wade, fils et conseiller du chef de l’État : « C’est Idrissa Seck qui a commandité et financé le livre contre votre père. Je peux le prouver. » Entre autres, il évoque les rapports entre Babacar Touré, patron de Sud Communication, et Seck, tous deux associés au sein du cabinet d’audit Associated Consultants Group (ACG Afrique), au cours des années 1990.
Wade se braque et, fidèle à son tempérament, décide illico de se séparer de son chef du gouvernement. Le président de l’Assemblée nationale, Pape Diop, coordinateur de la Cap 21 (regroupement des formations politiques de la mouvance présidentielle), Iba Der Thiam, certaines chefferies religieuses et quelques responsables du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir) intercèdent auprès du chef de l’État, lui expriment leurs craintes que le limogeage de Seck ne fasse imploser le PDS. Wade les écoute, mais décide, le 19 août, de nommer au poste de conseiller chargé des relations internationales Ousmane Ngom, son ancien matelot, qui avait quitté le navire avant l’alternance de mars 2000, et dont Seck disait qu’il ne serait plus autorisé à regagner la maison du père. Deuxième acte de belligérance : deux quotidiens (Le Messager et Xibaar), financés par la présidence, se spécialisent dans les attaques virulentes contre le Premier ministre et les appels répétés à sa démission.
Seck supprime la dernière étape de sa villégiature (celle du Brésil), atterrit à Dakar le 25 août, prend les devants et présente sa démission au président de la République. Celui-ci le reconduit dans ses fonctions, mais lui ôte tout pouvoir. Parallèlement au gouvernement qui sera formé, Wade met en place un shadow cabinet, constitué de ministres d’État à la présidence, appartenant tous au front anti-Idrissa au sein du PDS (Aminata Tall, Cheikh Tidiane Sy…).
Les « courtisans » désertent la primature pour se rabattre dans les couloirs du palais. On évite d’être étiqueté pro-Idrissa.
Le 26 novembre, à Londres, Wade décrète le départ programmé de son Premier ministre, annonce qu’il nommera une femme pour lui succéder après les élections législatives de 2006.
Affaibli, isolé, Seck garde son calme, se coupe des médias, se met en retrait du PDS (dont il est le numéro deux), se fait « tout petit ». Ne pouvant plus prendre d’importantes décisions, il se limite à un service minimum, suit les dossiers qu’on veut bien lui confier.
Mais le contact n’est pas totalement rompu entre le « fils » et le « père ». Même au plus fort de la crise entre eux, ils maintiennent leur séance quotidienne de travail fixée à 11 heures. Seck continue, après le Conseil des ministres, à suivre Wade dans ses appartements privés. Il mange à sa table, même si la maîtresse de maison, Viviane, ne le porte plus dans son coeur. Remonté, Karim, que beaucoup voient derrière les journaux anti-Idrissa, y met les formes et invite Seck au baptême de son second enfant, début janvier.
Les jours passent et se ressemblent au sommet de l’État. Le Sénégal vit dans une sorte d’équilibre instable. Wade et Seck ne se réconcilient pas, mais ne se quittent pas non plus. La rupture serait trop lourde de risques politiques. Le Premier ministre est soupçonné d’avoir gonflé, avec ses hommes, le comité directeur du PDS, qui passe de 10 à quelque 50 membres, le secrétariat national de 50 à près de 150, et le bureau politique de 120 à 500. Il est également fort, redoute-t-on, de l’appui de plus de la moitié des députés. Une influente responsable du PDS comme Ndéye Maguette Dièye, maire d’une commune de la capitale et vice-présidente de l’Assemblée nationale, affiche ouvertement son soutien à Seck.
Le palais n’en finit pas de découvrir les tentacules du « réseau » de « Ngorsi » dans le proche entourage de « Gorgui ». Nul n’est épargné, pas même Lamine Faye, neveu et garde du corps de Wade, qui, à deux reprises entre décembre et janvier, échappe au limogeage pour délit de proximité avec Seck. Celui-ci garde une capacité certaine de sévir contre l’unité du camp présidentiel. Wade en est conscient, qui a de nouveau agité, fin janvier, l’ouverture du gouvernement à l’opposition « pour élargir la base sociale du pouvoir ». Pour amortir l’impact d’une future rupture d’avec son « fils » ?
Le statu quo demeurera au moins jusqu’à la célébration, le 4 avril prochain, à Thiès, bastion électoral de Seck, du quarante-quatrième anniversaire de l’indépendance.
En attendant, dernier acte de belligérance en date : des proches du chef de l’État enquêtent depuis quelques semaines pour reconstituer… « la scolarité de Seck et vérifier la réalité du diplôme qu’il aurait décroché à l’université américaine de Princeton ».

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