Bienvenue en enfer !

Le spectre de la guerre civile provoquée par l’insurrection du 19 septembre 2002 s’éloigne et la Côte d’Ivoire respire un peu mieux. Hélas ! seize mois après le déclenchement de la tragédie, ce malheureux pays n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’ilét

Publié le 4 février 2004 Lecture : 38 minutes.

De mon balcon au huitième étage de l’Hôtel Ivoire, je peux voir le centre d’Abidjan, de l’autre côté de la lagune, dans le quartier du Plateau. Les grandes tours se détachent sur le front de mer, le néon bleu de l’enseigne Nissan clignote dans la brume et les murs vitrés des banques reflètent la lumière de l’après-midi. À cette distance, il est facile de croire que ces immeubles ne sont pas en train de se vider ; que la Banque africaine de développement n’a pas évacué ses bureaux ; que le trafic du port, dont dépend l’économie de l’Afrique de l’Ouest, n’a pas chuté de moitié. Depuis le balcon, on jurerait qu’Abidjan est encore la resplendissante capitale d’il y a vingt ans, avant le déclin et la guerre civile, du temps où les jeunes gens affluaient de toute l’Afrique francophone pour se forger un avenir dans la cité du bonheur.
J’habitais à l’époque un petit village du Togo, à l’est de la Côte d’Ivoire. Le soir, j’écoutais la mère de famille de ma maison évoquer les années de rêve qu’elle avait vécues à Abidjan. On trouvait facilement du travail, alors, en Côte d’Ivoire. Et les étrangers comme elle étaient ravis de séjourner dans une ville réellement cosmopolite, où tout le monde parlait le même français abidjanais.
Les élèves pleins d’ambition de l’école du village où j’enseignais étaient persuadés qu’il n’y avait pas mieux qu’Abidjan, Paris mis à part. Une couche privilégiée de fonctionnaires et d’hommes d’affaires africains fréquentaient les meilleurs restaurants et prolongeaient la fête en boîte jusqu’au petit matin. Une économie vigoureuse fondée sur l’exportation du café et du cacao employait dans les plantations plusieurs millions d’immigrants africains, et quarante mille expatriés français géraient les entreprises et conseillaient le gouvernement.
Les Français, dont certains étaient là depuis trois ou quatre générations, goûtaient une version légèrement mise à jour de la vie coloniale. Dans les années 1980, un adolescent français d’Abidjan pouvait fêter son anniversaire en sillonnant les rues du centre à Mobylette avant d’aller plonger d’un pont dans la lagune, aux applaudissements de spectateurs ivoiriens. Les Français qui sont aujourd’hui restés à Abidjan disent : « C’était la belle époque. »
J’étais au Togo en tant que volontaire du Peace Corps, la coopération américaine. Il n’y avait pas d’électricité dans le village où j’habitais. Alors, une histoire qu’on m’avait racontée à propos d’Abidjan me paraissait miraculeuse : l’Hôtel Ivoire avait une grande patinoire dont la glace restait dure même quand, à l’extérieur, la température avoisinait les 40 °C.
La capitale (elle le resta jusqu’en 1983) disposait aussi de parcours de golf de classe internationale. Parce que le président Félix Houphouët-Boigny, le dictateur éclairé qui dirigeait la Côte d’Ivoire depuis l’indépendance, en 1960, considérait que le sport était un signe de civilisation. Il avait fait de son village natal de Yamoussoukro, à 250 km au nord-ouest d’Abidjan, une grande capitale politique, avec de larges avenues bordées de lampadaires. Il avait également fait construire une basilique qui se dresse au-dessus des palmeraies comme un fantôme de Saint-Pierre-de-Rome, dont elle est la copie.
Il avait bâti un immense palais présidentiel, entouré de lacs artificiels remplis de crocodiles. (Houphouët-Boigny, qui est mort en décembre 1993, est enterré dans un caveau de famille, à proximité de la basilique.) Alors que le reste de la région s’enfonçait dans les coups d’État et les guerres, et une pauvreté de plus en plus grande, les commentateurs parlaient de « miracle ivoirien ». Le pays était l’un des plus prospères d’Afrique et les Ivoiriens ne s’entretuaient pas. Les habitants d’Abidjan disaient de leur patrie qu’elle était « bénie des dieux ».

Mon chauffeur est d’humeur massacrante

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A peine descendu dans le hall de l’hôtel, mon souvenir de l’Abidjan d’autrefois commence
à s’effacer. La patinoire est fermée et le lac artificiel où l’on faisait naguère du
pédalo a été asséché pour cause de saleté chronique. Sur les murs de l’hôtel, la peinture bleue se craquelle. Au restaurant, une Libérienne chante à pleins poumons « Yesterday » et la rengaine de Fame pour une poignée de mercenaires blancs et de soldats ouest-africains accompagnés de prostituées. Elle a le brio désespéré d’une chanteuse de station balnéaire à la morte saison.
J’appelle un taxi et m’assois à l’arrière, écoutant mon chauffeur qui est d’une humeur massacrante, comme la plupart des Abidjanais se plaindre des encombrements, de la chaleur, de l’état de l’économie, des escadrons de la mort et de la guerre civile qui déchire le pays. Difficile de croire que la Pâtisserie abidjanaise, de l’autre côté du pont Charles-de-Gaulle, fabrique encore des baguettes chaudes et croustillantes. Ce qui est pourtant le cas.
Abidjan s’accroche vaillamment à l’idée qu’elle reste la Ville lumière d’il y a vingt ans. Son université, jadis impressionnante, aujourd’hui décrépie, continue de former des milliers de diplômés pour des emplois officiels et des bourses étrangères qui n’existent plus. Dans les années 1990, la France a donné un coup de frein à l’immigration et aux possibilités d’études à l’étranger. Et puis, après la chute catastrophique des cours des
matières premières, la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao, s’est retrouvée lourdement endettée. Aujourd’hui, Abidjan regorge de jeunes diplômés, garçons
et filles, qui n’ont aucun débouché. « Toutes les générations d’avant 1985 trouvaient du travail, dans le public ou le privé, m’a expliqué le sociogéographe Ousmane Dembelé. Mais
à partir des années 1990-1995, les jeunes n’ont plus rien trouvé. Plus rien. »
À présent, Abidjan ressemble de moins en moins à Paris et de plus en plus à une ville délabrée du Tiers Monde. Les symptômes du déclin sont visibles à tous les coins de rue. De
nombreux immeubles sont en ruine, et on ne compte plus les agressions à main armée. « Ce n’est pas encore Lagos, m’a confié le directeur financier d’un cabinet d’architectes, mais
nous en prenons le chemin. »
La partie nord de la Côte d’Ivoire est largement musulmane et plus pauvre que le Sud, majoritairement chrétien, avec ses plantations de cacao. Le 19 septembre 2002, des
rebelles du Nord se sont soulevés contre le gouvernement. La guerre civile a des implications régionales, des dimensions religieuses et économiques, mais sa cause première est politique. La révolte a été une réaction violente à la politique anti-Nord
et anti-immigrants menée, des années durant, par les successeurs de Félix Houphouët-Boigny.
Lors de l’élection présidentielle de 2000, Alassane Ouattara a été mis hors jeu sous le fallacieux prétexte qu’il n’est pas né de parents ivoiriens. Le vainqueur, le professeur
d’histoire Laurent Gbagbo, est originaire du Centre-Ouest, où se trouvent les plantations de cacao. Son entrée en fonction a été marquée par des émeutes au cours desquelles des centaines de partisans de Ouattara, pour la plupart musulmans, ont trouvé la mort. Depuis le début de la guerre civile, au moins trois mille personnes ont été tuées et plus d’un million ont dû fuir de chez elles. L’une des armes favorites du gouvernement a toujours été la rhétorique xénophobe.
Le taxi me conduit à une réunion des « Jeunes Patriotes » de Côte d’Ivoire, une bande de jeunes payés par le gouvernement pour exacerber les sentiments nationalistes contre les rebelles, qui, après avoir provoqué la guerre civile, ont occupé le nord du pays. Les « Jeunes Patriotes » se sont déchaînés contre les immigrants, les accusant d’être la cause du fort taux de chômage.
Au cours de la réunion, je cherche des yeux Charles Blé Goudé, le chef des « Patriotes ». En venant, je suis passé par la place de la République, où, en janvier 2003, Blé Goudé a
pris la parole devant plusieurs dizaines de milliers de personnes pour accuser le gouvernement français de n’avoir pas aidé la Côte d’Ivoire à écraser les rebelles. (La
France a refusé de prendre parti et a poussé le gouvernement Gbagbo à négocier avec les insurgés.) Les slogans des manifestants valaient le déplacement. « Américains, aidez-nous
contre la vieille Europe », proclamait, par exemple, une pancarte, comme en écho aux déclarations du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, quelques jours auparavant. Blé Goudé avait brandi un drapeau américain et fait la joie de la foule en refusant de parler
français. « Voulez-vous de l’anglais ? » avait-il hurlé. Ses partisans l’avaient bruyamment applaudi tandis qu’il prononçait quelques phrases maladroites dans la langue de la superpuissance, qui, aux yeux des jeunes Ivoiriens, est celle de la résistance. Les manifestations du mois de janvier ont dégénéré en émeutes antifrançaises. Des milliers d’expatriés ont fui le pays, tandis que les jeunes Ivoiriens leur crachaient dessus,
s’attaquaient à leurs magasins et à leurs écoles, tentaient d’empêcher des avions d’Air France de décoller…
Cet après-midi-là, la réunion a lieu dans le quartier misérable de Port-Bouët, sur le front de mer, près de l’aéroport. Mon chauffeur s’est perdu dans un labyrinthe de rues encombrées par les taxis collectifs baptisés woro-woro. Les woro-woro vont là où les transports en commun ne vont pas. Leurs chauffeurs se moquent manifestement du code de
la route. Nous avons traversé des bidonvilles interminables, sans eau potable, sans électricité ni égouts.

Survêtement, bonnet et chaîne en or

A un tournant, nous tombons sur un rassemblement de plusieurs centaines de personnes
entassées sur un terre-plein boueux grand comme un terrain de football… Nous sommes arrivés à destination. La place Laurent-Gbagbo, c’est son nom, est entourée de HLM délabrées. La plupart des habitants sont à leur fenêtre, penchés à côté du linge qui
sèche. Un animateur chauffe l’assistance. Toutes ses phrases se terminent par le mot « bête ». Les rebelles du nord du pays sont « bêtes ». Le Burkina et le Liberia, soupçonnés de leur fournir des armes, sont « bêtes ». Les immigrants d’Abidjan aux noms musulmans, leurs complices présumés, sont « bêtes », eux aussi. Et les Français, qui se sont portés au secours de leurs frères ivoiriens dans ces moments difficiles, sont les plus « bêtes » de tous.
Malgré les slogans hostiles, la foule est joyeuse, comme un public qui attendrait le grand moment d’un spectacle déjà vu et revu. Presque tous les présents sont des jeunes qui, à l’évidence, n’ont rien de mieux à faire ce jour-là. Des adolescents vendent des chapeaux aux couleurs nationales (orange, blanc, vert), porteurs de la formule « Touche pas à mon pays ! » Et des tee-shirts proclamant « Xénophobe, et alors ? »
Au premier rang, sous une tente, s’alignent les chefs des « Jeunes Patriotes ». Tous sont habillés comme des chanteurs de hip-hop américains : chaînes en or, survêtements et bonnets. Ils n’ont pas plus d’une vingtaine d’années. Leurs gardes du corps, pas franchement souriants, sont assis derrière eux, maillots sans manches et lunettes noires. Certains portent un kalachnikov. Les anciens du quartier ont pris place au fond, tranquilles et pathétiques.
Dans la hiérarchie traditionnelle des villages africains, les vieux ont droit aux marques de respect des jeunes. Ici, leur seul rôle est d’applaudir les « Jeunes Patriotes », qui,
tour à tour, se pavanent et se contorsionnent au son des haut-parleurs crachant du reggae ou du zouglou, la musique de prédilection du mouvement. L’un des morceaux favoris de la foule est chanté par un groupe baptisé Les Bâtards. Il a pour titre « Génération sacrifiée » :
« Ils disent que les étudiants se remuent trop,
Ils disent que les étudiants font tropla grève,
Pour commencer, ils nous retirent nos bourses,
Ils nous font payer des chambres et des tickets de repas,
Les étudiants sont pauvres…
Quand nous présentons nos demandes,
Ils nous répondent avec du gaz lacrymogène…
Les grands frères ne sont pas contents,
Les vieux ne veulent pas débarrasser le terrain ! »
Les orateurs qui se succèdent à la tribune rivalisent de plaisanteries scabreuses et de propos extrémistes. Puis s’éclipsent en échangeant une tape de la main avec les autres, comme une star de la NBA regagnant le banc de touche.
Lors d’une autre réunion de « Jeunes Patriotes », j’ai entendu un démagogue baraqué déclarer en rigolant que « Ouais, je suis Jean-Marie Le Pen ! ». À l’entendre, le véritable « axe du Mal », c’est le Liberia, le Burkina et la France.
Pendant ce temps-là, le soir, les étrangers accusés de soutenir les rebelles étaient chassés de chez eux. Des bidonvilles entiers étaient rasés au bulldozer et l’on retrouvait au petit matin des cadavres d’opposants dans tous les coins de la ville. Tout le monde connaissait l’existence des escadrons de la mort, mais personne n’était en mesure de prouver qu’ils étaient dirigés par Simone Gbagbo, l’épouse du chef de l’État, une chrétienne évangéliste qui multiplie les propos incendiaires contre les musulmans, les immigrants et les Blancs.
En mars 2003, le président Gbagbo, sous la pression de la France, a accepté de prendre des rebelles dans son gouvernement. En juillet, les militaires loyalistes et rebelles ont officiellement proclamé l’arrêt des hostilités. Mais, fin septembre, les rebelles ont commencé à boycotter le Conseil des ministres et menacé de reprendre les armes. Pour le plus grand bonheur des chefs des « Jeunes Patriotes », qui avaient fait un malheur pendant la guerre civile en intervenant régulièrement à la télévision. Beaucoup étaient devenus des célébrités. Aucun n’avait la moindre envie de rejoindre les rangs des éternels
étudiants et des tribuns des rues.

Sur le campus, il était surnommé « Machette »

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Blé Goudé arrive enfin, à la tête d’une forte escorte. « Le voilà, le voilà ! Je vois
Charles ! » s’écrie le maître de cérémonie. Silhouette élancée et visage tendu, Blé Goudé
se fraie un chemin vers la tente, suivi par son garde du corps armé, puis gagne la tribune. À cet instant précis, la lune se lève sur Port-Bouët.
Fils d’un paysan originaire de la même région que Gbagbo, Blé Goudé s’est fait connaître au milieu des années 1990 en prenant la tête du mouvement étudiant. À l’époque, ses
militants affrontaient régulièrement la police. Et lui-même s’est souvent retrouvé en prison.
À la fin de la décennie, le mouvement s’est divisé et le campus a été le théâtre d’une véritable petite guerre. Blé Goudé, qui appartenait au camp des vainqueurs, avait été
surnommé « Machette ». Bien qu’il ait longtemps prétendu le contraire, il n’a jamais obtenu le moindre diplôme.
L’un des principaux perdants était le Nordiste Guillaume Soro, un étudiant pourvu d’une voix très douce et de quelques kilos superflus. Il est aujourd’hui le chef politique d’un
important groupe rebelle, le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire. Le destin du pays est décidément entre les mains d’anciens étudiants qui n’ont jamais travaillé.
Blé Goudé s’installe à la tribune. Il porte un pantalon militaire flottant, un débardeur, un pull Adidas noué autour de la taille et une casquette de base-ball noire avec la visière sur la nuque. Mais lui, contrairement à ses camarades, ne se contorsionne pas. Le regard vif et le sourire malin, il dégage l’autorité d’un chef.
La nuit tombe peu à peu et Blé Goudé parle toujours. Il n’est plus qu’une voix désincarnée, dans l’obscurité. Il ne hurle pas, sa voix est calme et profonde.

« Tout le monde le sait : la France est nulle »

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Blé Goudé oppose un démenti formel aux informations parues dans la presse selon lesquelles il aurait profité de ses fonctions à la tête des « Jeunes Patriotes » pour s’enrichir. « Ils ne comprennent pas que des gens puissent se battre pour leurs idées,
lance-t-il. Ils pensent qu’on peut acheter n’importe qui. Ils prétendent que je fais du lard. » Il se tapote le ventre, qu’il a très plat, et la foule éclate de rire. « Tout ce
qu’on raconte sur la xénophobie et l’exclusion n’est que du blabla, poursuit-il. La jeunesse ivoirienne montre au monde son attachement aux principes démocratiques. Et je
ne parle pas seulement de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui. Je parle de la génération qui, demain, sera appelée à gouverner le pays. Même les enfants de 8 ou 10 ans disent que la France est nulle. »
Avant lui, d’autres « Jeunes Patriotes » se sont montrés plus drôles et plus agressifs. Mais lorsque Blé Goudé termine son discours et que la musique reprend, c’est autour
de lui que la foule s’agglutine. Pendant un instant, il a réussi à lui faire croire que l’avenir lui appartient.
Les « Patriotes » représentent une nouvelle forme de réussite à l’africaine. Beaucoup de jeunes Abidjanais les admirent d’avoir réussi à faire sauter un système pourri jusqu’à la moelle. Face aux « vieux » qui refusent de céder la place, au blocage de toutes les pistes
qui permettaient naguère de s’en sortir l’émigration, les études à l’étranger, la fonction publique, les relations familiales , le nouveau héros est le petit malin sans scrupule, habile à se mettre en valeur. Le modèle, ce n’est plus le colon français. C’est le style voyant et décontracté que tout le monde ici qualifie d’« américain ».
Quand Blé Goudé se promène en Mercedes dans Abidjan avec deux voitures d’escorte une Renault devant, un 4×4 derrière , on applaudit le « général de la jeunesse ». Selon un Français bien informé, le gouvernement, au plus fort des manifestations de janvier 2003, lui versait 80 000 dollars par semaine. Pour qu’il les redistribue à ses partisans. Un diplomate occidental m’a raconté que, dans les dortoirs des campus, il pratiquait un racket de style mafieux : il prélevait sa dîme sur l’hébergement illégal des étudiants qui dormaient à deux par lit ou à même le parquet. Blé Goudé est devenu une sorte de
seigneur de la guerre urbain.
Il n’a pourtant pas complètement perdu la tête. J’ai eu l’occasion de déjeuner avec lui, chez sa mère, dans une petite maison en parpaings pauvrement meublée, au bord d’un chemin de terre plein d’ornières, non loin d’un bidonville. Il portait des chaussettes grises à
ses initiales, « CBG » (un ami lui en a offert dix paires). Entouré d’une demi-douzaine d’« invités », il mangeait un plat de riz en sauce.

Un 11 septembre à l’ivoirienne

« Nos prédécesseurs nous ont déçus, m’a-t-il dit. Ils nous ont clairement montré qu’ils se
soucient peu de l’avenir. C’est pourquoi j’ai été contraint d’organiser la jeunesse ivoirienne. Pour lui donner un bras politique. »
Blé Goudé prétend avoir 31 ans, mais certains le jugent plus âgé. Dans la maison de sa mère, il n’arbore pas le même sourire charmeur qu’à Port-Bouët. Son visage est dur, tendu. Il est, explique-t-il, très fatigué, mais il ne ménage pas ses efforts pour
convaincre les Américains d’intervenir militairement en Côte d’Ivoire, comme ils l’ont fait du côté de Bagdad. Il en a fait la demande à un diplomate, devant l’ambassade des
États-Unis à Abidjan, espérant exploiter le désaccord franco-américain à propos de l’Irak. Son combat, plaide-t-il, est le même que celui que mènent les Américains pour la démocratie et contre le terrorisme. La révolte du 19 septembre 2002 a cassé la Côte
d’Ivoire en deux. Pour lui, le lien avec le 11 septembre 2001 aux États-Unis est évident. « Il n’y a que huit jours de différence, souligne-t-il.
Huit jours et un an.
Et un an, c’est tout. C’est la même chose. Simplement, il n’y a pas eu d’avions ici. Il n’y a pas de World Trade Center. »
Je lui demande si, à son avis, les Américains ont la moindre idée de ce qui se passe en Côte d’Ivoire. Il ne répond pas, mais, à l’évidence, il est convaincu d’être parfaitement informé de la situation en Amérique. « Même si les États-Unis n’ont pas colonisé notre pays, dit-il, ils doivent venir à notre secours. La Côte d’Ivoire est un pays à conquérir. La génération actuelle a été élevée dans l’esprit américain. L’esprit américain, c’est la liberté. C’est l’intégrité dans l’action. » Il tend le bras devant lui. « Quand les Américains disent qu’ils font quelque chose, ils le font. Ils ne disent pas une chose un soir et le contraire le lendemain, comme les Français. » Les stars
américaines les plus admirées en Côte d’Ivoire se nomment Mike Tyson ou Jay-Z. « Dans la boxe, on ne triche pas. Quand quelqu’un vous donne un coup, il vous donne un coup. Le basket, c’est réglo. Le rap vient du ghetto, pour exprimer la souffrance des jeunes qui y vivent. Quand ils chantent, vous écoutez, et le message vous va droit au cur. »
Aux yeux de Blé Goudé et des « Jeunes Patriotes », l’ennemi, c’est Amadou Guindo. Fils d’immigrants, celui-ci vit à Koumassi, un quartier pauvre d’Abidjan séparé de Port-Bouët
par une bande de terre qui avance dans la lagune. L’endroit sent l’orange et les égouts. Parce qu’on y trouve une forte concentration de Nordistes et d’étrangers, le gouvernement considère Koumassi comme un nid de rebelles.
Un mois après le début de la guerre, plusieurs gendarmes ont débarqué ici, au petit matin. Ils ont bloqué une ruelle, sont entrés dans une modeste maison en parpaings où une femme faisait la lessive, puis ont enfoncé la porte de Guindo, absent à ce moment-là.
La propriétaire a réussi à convaincre les gendarmes qu’il y avait une erreur sur la personne, mais ils ont eu le temps de fouiller ses affaires.
Guindo, 33 ans, est chômeur. Il se fait appeler Cool B (B pour boy). Un grand drapeau américain trône au-dessus de son lit. Avec quelques affiches de films de série B, américains eux aussi. Sur la table de nuit, un roman de Richard Wright et des CD de Stevie Wonder et de R. Kelly. Nous arpentons les chemins de terre de ce qu’il appelle son « ghetto ». Tous les dix mètres, quelqu’un le hèle. Nous croisons de très jeunes prostituées. Des petits mecs assis devant leur porte, qui le saluent du poing au passage.
Cool B a le crâne rasé et les yeux dissimulés derrière des Ray-Ban. C’est ce qu’il appelle le « style américain ». Un style qui ressemble à s’y méprendre à celui des jeunes de l’autre camp. Et dont, à en croire Cool B, 90 % des jeunes d’Abidjan sont de fervents adeptes. Le style américain, m’explique-t-il, c’est « l’indépendance totale, la liberté de
s’exprimer, l’indépendance économique, aussi. Une façon de parler et de marcher. » Il illustre son propos en roulant outrageusement des mécaniques…
Bien qu’il ait toujours vécu en Côte d’Ivoire, Cool B est officiellement citoyen du Mali, le voisin du Nord d’où son père est originaire. Il raconte sans se faire prier la manière dont il a acquis la nationalité malienne. Un soir de 1996, il se promenait dans son
ghetto en compagnie de Petra, sa petite amie allemande, quand des policiers l’ont interpellé pour lui demander ses papiers. Il a montré sa carte d’identité ivoirienne : son père l’avait fait naturaliser à l’âge de 16 ans. Ce qui a eu le don d’irriter les
policiers : « Amadou Guindo, qu’est-ce que c’est que ce nom ? » s’est écrié l’un d’eux, constatant que son patronyme n’était pas ivoirien.
« C’est mon nom. »
Les policiers ont pris la carte d’identité de Cool B et lui ont demandé de les suivre au commissariat. Comme il demandait pourquoi, ils lui ont passé les menottes. Pour eux, la présence de sa petite amie blanche s’apparentait à une provocation. « Je leur ai dit :
Si c’est à cause de mon nom que vous m’arrêtez, vous m’humiliez. O.K., on n’est pas obligé d’être ivoirien pour être heureux dans la vie. Allez vous faire foutre avec ma carte, je n’en ai rien à cirer ! Je préfère garder la nationalité de mes parents. » Plutôt que de retourner au commissariat chercher sa carte, au risque de subir de
nouvelles avanies, il est allé déposer une demande à l’ambassade du Mali. « Je suis très fier d’être malien, dit-il. Je n’ai jamais mis les pieds dans ce pays, mais si j’essaie de récupérer ma nationalité ivoirienne, je vais être traité comme un moins que rien. »
Cool B est affecté d’un léger défaut de prononciation. Mais en me racontant cette histoire, dans la chaleur étouffante de ses 10 m2, il bégaie de plus en plus. Ses jambes croisées s’agitent, des rides creusent son visage. Avec ses Ray-Ban, il faisait plus que son âge, mais là, il paraît terriblement vulnérable. Comme s’il essayait de cacher une immense déception.
En 1995, l’année où Cool B est devenu un « étranger », un mot nouveau a fait son apparition sur la scène politique : l’ivoirité. Une parfaite absurdité. Au nom de « l’ivoirité », les immigrants ont été soumis à de nouvelles dispositions légales, harcelés,
persécutés. Les Ivoiriens du Nord, qui sont pour la plupart musulmans et dont les patronymes sont les mêmes que ceux des immigrants maliens, guinéens ou burkinabè, ont connu le même sort. À lui seul, ce terrible mot d’ivoirité a suffi à déclencher la grave
crise que traverse la Côte d’Ivoire.

« Oui, je suis un fauteur de troubles ! »

Le père de Cool B a travaillé comme infirmier à Abidjan pendant trente ans avant de prendre sa retraite et de retourner au Mali, en 1991. Cool B n’est pas allé au-delà des études secondaires : il s’est rapidement lancé dans ce qu’il appelle la « voyousie ». Le champ de ses activités délictueuses est resté plutôt limité, mais il s’est fait un principe d’insulter à peu près tous ceux qu’il trouve sur son chemin. « Le fauteur de troubles, explique-t-il, ne sait pas pourquoi il fait des histoires. Il a simplement sa fierté. »
Un jour, en 1990, alors qu’il était au lycée, un Français est venu dans la classe de dessin et a demandé aux élèves d’illustrer la manière d’utiliser un préservatif. Cool B a trouvé l’idée ridicule et, à la fin du cours, il s’est planté devant le Français qui s’apprêtait à partir. « Comme ça, vous faites le tour du monde en montrant comment on se sert d’un préservatif, lui a-t-il lancé. Eh bien, je vais vous l’expliquer, moi. » Il a arraché les prospectus des mains du Français et, tout en lisant le texte, a improvisé un rap antisida, à la manière de LL Cool J.
Amusé, le Français s’est arrangé pour que Cool B enregistre son rap dans un night-club local. La chanson lui a valu une éphémère célébrité. Elle lui a aussi permis de rencontrer des Blancs, notamment Petra, qui est retournée en Allemagne peu après, et Eliane de Latour, une réalisatrice française qui l’a fait travailler quelque temps comme documentaliste sur un projet de film consacré à la jeunesse abidjanaise. Cool a épinglé leurs photos à tous sur son mur. Et il n’arrive pas à comprendre pourquoi, en dépit de ces relations, il reste coincé à Koumassi.
Il passe ses loisirs (il n’en manque pas) et dépense son argent (il en manque terriblement) dans un café Internet. Interminablement, il surfe sur les sites de rencontres internationaux et les forums de discussion. C’est de cette manière que des gens de sa connaissance ont réussi à se marier et à quitter l’Afrique. Parfois, il tente sa chance à la loterie organisée sur le Web pour l’obtention de la Carte verte américaine. S’il ne parvient pas à émigrer, il souhaiterait ouvrir son propre cybercafé.
« Je ne comprends pas ma situation, dit-il. Je voudrais arriver à résoudre mes problèmes, mais je ne suis pas complètement indépendant. » Le permis de séjour de Cool B est périmé depuis un an, ce qui fait de lui un sans-papier dans le seul pays où il a jamais vécu.
Dans la petite pièce, la chaleur est insupportable. Même avec un ventilateur. Nous décidons d’aller rendre visite à la bande de Cool B. Une dizaine de jeunes gens sont assis sur des bancs, face à face. Ils passent là une douzaine d’heures par jour, comme un conseil des anciens du village. Sauf que Cool B est le plus âgé du groupe. Les autres le considérent avec respect et boivent littéralement ses paroles. Ils portent des chaînes en or, des débardeurs et des casquettes Nike. Je leur demande ce qu’ils font dans la vie. Apparemment, la plupart sont chômeurs, mais je devine que certains doivent parfois se laisser aller à fourguer des marchandises volées.
À midi, un grand plat de riz fait son apparition et les jeunes gens y plongent leur main droite.
L’argot des bandes d’Abidjan, qui combine le français, quelques gros mots d’anglais et la langue du nord de la Côte d’Ivoire, est appelé le nouchi. Autrement dit « moustache », en référence aux méchants des films de Hollywood. En dioula, le riz très ordinaire que mangent Cool B et ses amis s’appelle le deni kasha(*). Ces jeunes gens sont issus de familles très, très nombreuses : jusqu’à trente-cinq enfants. Leurs pères sont pauvres et polygames. « C’est ce qui nous a bousillé notre avenir, m’explique un garçon maussade au crâne rasé. Quand nos parents travaillaient, ils ne s’occupaient pas de nous. En Europe, vous avez un système où on aide les enfants quand ils grandissent, non ? »
C’est leur histoire à tous : des pères qui n’ont rien fait pour leurs fils, des familles élargies qui auraient pu avoir un sens dans un village de la brousse, mais qui, ici, en ville, leur rendent la vie impossible. Le meilleur ami de Cool B dans le groupe est un grand gaillard mince de 25 ans. Il porte des lunettes cerclées et se fait appeler McKenzie, le nom d’un personnage d’un film d’action.
McKenzie, dont le véritable nom est Moriféré Bamba, a grandi à Odienné, dans le Nord. Enfant, il regardait des westerns américains sur un poste de télé collectif. C’était un grand admirateur de John Wayne. Ces films lui ont donné l’envie de vivre dans ce « pays de rêve » que sont, à ses yeux, les États-Unis. Cela reste sa grande ambition.

Dernière étape avant New York

Il a quitté l’école à 12 ans : sa mère était morte et son père trop pauvre pour lui payer des études. L’année suivante, en 1990, il est venu tout seul à Abidjan, la « ville de la réussite », celle qui lui permettrait de réaliser son rêve. Car, dans son esprit, Abidjan n’était qu’une étape sur la route de l’Amérique. C’est la différence entre la bande à Cool B et les « Jeunes Patriotes » : tous copient le style américain, mais les seconds ont trouvé le moyen de l’adapter à Abidjan.
Au bout de quelques années dans la « ville de la réussite », McKenzie prend conscience de sa complète solitude. « Réussir, oui, mais comment ? Vous avez des tas de relations et de connaissances. Tous les mecs jouent les durs pour réussir. » McKenzie rejoint une bande, commence à se droguer à la cocaïne, à se battre, à voler. L’un de ses amis est abattu sous ses yeux par la police.
Heureusement, il finit par prendre conscience que tout cela ne mène à rien. Il quitte sa bande et apprend le métier d’électricien. Multipliant les petits boulots, il réussit à mettre un peu d’argent de côté pour aller en Amérique. C’est alors que la guerre civile éclate. Désormais, il n’y a plus aucun travail.
À Abidjan, le couvre-feu est instauré. Les gendarmes surveillent de près son application et multiplient les contrôles. Toute vie nocturne est interdite.

Qui est ivoirien ? Question obsédante

La ville n’est plus aujourd’hui une zone de conflit. Difficile d’imaginer qu’à moins de
200 km de là de tout jeunes miliciens descendent des enfants à la mitraillette et tranchent la gorge à des adultes. Comme tant de guerres africaines, la crise ivoirienne
a dégénéré en pillages et en massacres perpétrés par des groupes incontrôlés, généralement composés d’adolescents. Elle s’inscrit dans le cadre d’un conflit plus vaste qui embrase la région depuis des années (précisément : depuis le déclenchement de la guerre civile au Liberia, en 1989) et a déjà fait des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés.
Vus de loin, les désastres africains paraissent n’avoir aucun sens. Mais ils en ont un, bien sûr, pour leurs acteurs, qui sont, en général, jeunes et pauvres. La guerre de Côte d’Ivoire a commencé par un combat sur l’identité. La question, on l’a vu, a toujours obsédé Cool B : qui peut être considéré comme ivoirien ? Le déclin du pays a fait de l’identité un problème politique, mais il renvoie aussi à la question plus vaste, presque existentielle, de savoir ce que cela signifie d’être un jeune Africain dans le monde d’aujourd’hui.
Après une semaine à Abidjan, je me rends en voiture à Bouaké, la deuxième ville du pays, où les rebelles ont installé leur principal centre de commandement. Derrière la ligne de cessez-le-feu, surveillée par des soldats français et ouest-africains, aucun combat n’a eu lieu depuis des mois. Au QG des rebelles, dans une ancienne école d’infirmières, un jeune homme poli et distant interroge son Yahoo. Il cherche à se documenter sur les pistolets- mitrailleurs Uzi et les grenades.
Dans les rues à moitié vides, tous les véhicules civils ont été réquisitionnés, les plaques d’immatriculation enlevées, les portières arrachées. Sur les flancs des véhicules, les rebelles ont peint des logos de Spiderman. Parfois, des noms d’unités du genre « Delta Force » ou « Chemin de la mort ». N’ayant plus l’occasion de se battre, ils ont la fâcheuse tendance à se transformer en gangsters.
À l’hôpital, l’équipe de Médecins sans frontières m’informe que les blessés les plus graves sont de jeunes rebelles victimes d’accidents de la route. Certains se sont estropiés en manipulant maladroitement leurs propres armes. Un soir, un jeune sous-officier du nom de Wattao, un homme connu pour son tempérament violent, s’est offert une superbe fête d’anniversaire, avec un maître de cérémonie flagorneur et des centaines d’invités qui se regardent danser sur des écrans vidéo. À l’entrée, les cerbères finiront par échanger des coups de feu…
Les chefs militaires rebelles, qui, depuis le début des hostilités, ont réussi à maintenir un semblant de discipline, ont confié à un prêtre, l’abbé Moïse, le soin de rééduquer les jeunes recrues les plus incontrôlables. « Ils n’ont pas commis beaucoup de crimes, m’explique l’abbé. Ils sont récupérables. Les enfants de Bouaké ne sont pas traumatisés comme ceux de l’Ouest. »

L’ombre de Charles Taylor

C’est là-bas qu’a eu lieu la véritable guerre. En novembre 2002, deux nouveaux groupes rebelles ont fait leur apparition près de la frontière libérienne. Ils prétendaient être les alliés des rebelles du Nord, mais, en réalité, ils n’avaient aucun objectif politique clair. Leur rébellion a rapidement pris le caractère violent et anarchique des guerres
civiles du Liberia et de la Sierra Leone. Selon certains observateurs, la rébellion de l’Ouest aurait été inspirée par Charles Taylor, l’ancien président libérien, qui, de près ou de loin, a été mêlé à tous les conflits qui ont ensanglanté la région. C’est lui, par exemple, qui a organisé et armé des rebelles en Sierra Leone et en Guinée, après avoir terrorisé son propre pays pendant près de onze ans, jusqu’à son départ forcé en août 2003. Même si Taylor a été chassé du pouvoir, l’instabilité qu’il a provoquée dans toute l’Afrique de l’Ouest ne disparaîtra pas de sitôt. Aujourd’hui, des groupes de jeunes combattants se déplacent en permanence d’un pays à l’autre, en quête d’une occasion d’en découdre.
Le conflit de l’Ouest a été une catastrophe. Les deux camps ont recruté des mercenaires libériens. Le gouvernement n’a pas hésité à utiliser des hélicoptères de combat MI-24 avec des équipages composés de mercenaires européens ou sud-africains. Les rebelles, quant à eux, ont fait appel à Sam Bockarie, dit « Mosquito », le redoutable seigneur de la guerre sierra-léonais, et à ses adolescents formés au combat. Ledit Bockarie a été tué au Liberia au début de mai 2003, très probablement sur l’ordre de Taylor, contre lequel il aurait pu témoigner devant le Tribunal spécial de l’ONU pour la Sierra Leone.
Des centaines de civils ont été massacrés dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Et des villages entiers dévastés et pillés. Là-bas, le « miracle ivoirien » n’est plus qu’un lointain souvenir. La Côte d’Ivoire tout entière s’est transformée en « cauchemar africain ». Un de plus.
Avant la guerre civile, le voyage de Bouaké à Man, la plus grande ville de l’Ouest, prenait moins d’une demi-journée. Il m’a fallu deux jours pour en venir à bout, car j’ai dû franchi au moins cinquante barrages. À certains endroits, il y en avait un tous les 500 mètres. Généralement très rudimentaires, ils étaient faits de branchages, de morceaux de ferraille et de blocs de béton.
Au premier, j’ai vu des sentinelles surgir de l’ombre d’un arbre. En apercevant un visage blanc, les jeunes miliciens sont retournés prendre leur AK-47. L’air agressif derrière leurs lunettes noires, ils ont inspecté la voiture, le doigt sur la détente. Ils portaient autour du cou des colliers de cuir auxquels étaient accrochées des amulettes de pierre et de bois poli censées les protéger des balles. Des statuettes en bois sculpté montaient la garde autour du barrage. Les jeunes gens m’ont ordonné d’ouvrir le coffre du véhicule, puis demandé mon permis de voyage. Tout était en ordre, mais eux seuls pouvaient me donner le feu vert : c’étaient eux qui avaient les armes.
J’ai toujours beaucoup de mal à accepter les rapports de forces. La plupart de ces jeunes paraissaient avoir l’âge de mes élèves togolais d’il y a vingt ans. C’était comme si j’étais revenu dans mon village et que je me retrouvais face à ces derniers, armés jusqu’aux dents et m’enjoignant sans ménagement de sortir de ma voiture.
J’ai essayé de me frayer un chemin à travers les barrages, en m’efforçant de plaisanter comme au bon vieux temps du Peace Corps. Dans l’ensemble, ça a marché. Peu à peu, leur expression s’adoucissait, ils renonçaient à me donner des ordres sur un ton comminatoire. Certains m’ont demandé des cigarettes, de l’argent ou de l’aspirine. D’autres affectaient de plaisanter, d’un air un peu gêné. Quand la voiture est repartie, nous nous sommes salués le pouce tendu. L’un d’eux m’a même lancé : « Si c’étaient vous les Américains qui étiez ici, on serait déjà à Abidjan. » Comme si les armes n’avaient été que des accessoires inoffensifs. Et que nous étions de vieux copains.
J’ai avancé vers l’ouest, laissant derrière moi des anacardiers dont personne ne venait cueillir les fruits mûrs. Des hangars où s’entassaient des balles de coton que personne ne songerait jamais à vendre. Des carcasses de voitures méthodiquement désossées, puis abandonnées. Mon expérience du Peace Corps se révélait de moins en moins utile. À Man, blotti dans un cirque de montagnes vertes et escarpées où l’on distingue des chutes d’eau, des jeunes en faction près du barrage ont fait mine de me voler ma voiture. Étaient-ils ivres ou drogués ?
Des pick-up chargés de Libériens brandissant des lance-grenades slalomaient n’importe comment sur les parcours d’entraînement de l’armée rebelle. Les murs des bâtiments officiels étaient criblés d’impacts de balles. Les fosses communes récemment creusées exhalaient une puanteur fétide. Qui, des chefs rebelles ou de leurs recrues ivoiriennes et libériennes, tenait réellement la ville ? Difficile à dire : il est presque impossible de distinguer les uns des autres.
Dans le centre-ville, des jeunes rebelles traînent dans un maquis (une brasserie en plein air) baptisé le Tirbo. L’air empeste le ragoût de porc-épic. Le plus jeune, accroché à son AK-47, ne doit pas avoir plus de 9 ans. Je commande un plat de riz et promène mon regard alentour. Coiffé d’un keffieh à carreaux rouges, un autre garçon regarde droit devant lui, avec une sorte de rage contenue. Tous portent, accrochés autour du cou, des matraques en caoutchouc, des couteaux dans leur étui ou des cartouchières. Le plus âgé n’a pas 30 ans.

« Ben Laden, lui, il paie bien ! »

Vers midi, quatre Libériens s’assoient à une table, leurs armes entre les jambes, et attaquent une bouteille de rhum de Mangoustan. Ils s’appellent Sha, Shala, Johnson et Romeo. Shala porte un bandana aux couleurs du drapeau américain, style Rambo. Il est manifestement le plus éméché des quatre. Ouvrant sa chemise, il me montre ses blessures.
Je lui demande combien il est payé pour servir chez les rebelles.
« La cause est beaucoup plus importante que l’argent, me répond-il. L’argent ne m’intéresse pas. »
Quelle cause ? Réponse : « La paix et l’unité de l’Afrique. »
Après la guerre, il souhaite se rendre à New York, s’engager dans les marines, apprendre à piloter un hélicoptère et à manier des armes lourdes. « Après la guerre, il souhaite se rendre à New York, s’engager dans les marines, apprendre à piloter un hélicoptère et à manier des armes lourdes. « J’aime l’Amérique, bafouille-t-il, en se penchant difficilement en avant. C’est ma culture. » Il lève son verre en direction des autres. « Ils aiment tous l’Amérique. »
Le verre de Romeo tombe par terre et se brise. L’homme regarde les morceaux sans faire un geste. Johnson dit à la serveuse qu’ils la rembourseront. Avachi sur sa chaise, Romeo paraît plongé dans de sombres pensées.
Quelques mois auparavant, un sergent recruteur a débarqué dans un camp de réfugiés à la frontière libérienne et a convaincu Romeo de s’engager chez les rebelles. Il n’avait rien de mieux à espérer. « Je n’ai pas envie d’en baver, commente-t-il. Je n’ai nulle part où aller. Si quelqu’un me dit : « Voilà de l’argent, va faire la guerre », pourquoi pas ? » Il pose sur moi son regard mort. « Si on ne paie pas les jeunes, il y aura la guerre partout. Il y aura la guerre en Amérique, c’est moi qui vous le dis. Parce que vous ne leur donnez pas d’argent. Celui qui nous intéresse, c’est Oussama Ben Laden. On veut le voir, on veut travailler avec lui. Parce que, lui, il paie les révolutionnaires. Vous croyez que vous pouvez payer ça ? » Romeo tend son mollet gauche pour me montrer une cicatrice laissée par une balle.
« Non, vous ne pouvez pas. Ben Laden, lui, il peut. »
J’ai vu le portrait de Ben Laden peint sur un véhicule rebelle. De même, certains combattants portent des tee-shirts où figurent côte à côte la tête de Ben Laden et celle de Bush. Dans cette partie du monde, ce n’est pas une contradiction. Les deux hommes représentent le pouvoir.
J’ai vu le portrait de Ben Laden peint sur un véhicule rebelle. De même, certains combattants portent des tee-shirts où figurent côte à côte la tête de Ben Laden et celle de Bush. Dans cette partie du monde, ce n’est pas une contradiction. Les deux hommes représentent le pouvoir.
Dans un hôpital d’une ville proche de Man, un médecin italien nommé Albert Brizio m’explique que cette guerre est « un effet pervers de la mondialisation ». « C’est ce que j’appelle la libérianisation de la guerre », ajoute-t-il. Il a eu l’occasion d’en mesurer les effets dans d’autres pays africains : des jeunes combattants, ou même des enfants-soldats, singeant les manières de faire, et souvent la sauvagerie, de personnages qu’ils ont vus à la télévision ou au cinéma. « Ces gens voient sur l’écran des événements et des situations auxquels ils n’avaient jamais songé, analyse-t-il. Alors, il cherchent à les imiter. »

La passion selon Jeannette

La contagion par les médias peut jouer dans les deux sens, comme j’ai pu le constater, à Man, en parlant avec une jeune femme nomnée Jeannette Badouel. Elle circulait en ville en compagnie de rebelles, mais, contrairement aux autres recrues féminines, fort peu nombreuses, elle faisait preuve d’une autorité parfaitement décontractée. Impossible de ne pas la remarquer dans son jean doré remonté jusqu’au mollet, avec une étiquette en cuir
marquée « Pussy », ses chaussures à semelles compensées de dix centimètres, son corsage froncé rose et ses cheveux décolorés et tressés. Elle s’achète des tee-shirts de style américain, mais fabriqués au Liberia, et ses chaussures sur les marchés du samedi, à la frontière libérienne. L’un des endroits les plus dangereux au monde. Elle est née dans un village situé à une trentaine de kilomètres de Man, mais a longtemps habité à Rennes, en Bretagne, avec son mari français et leurs enfants. Elle dirigeait là-bas une organisation à but non lucratif appelée Association Métissage, dont le site Web indique qu’elle « défend les projets favorisant la diversité culturelle et la solidarité entre les peuples ».
Quand a éclaté la rébellion dans l’Ouest, elle a décliné l’offre d’évacuation du gouvernement français et a décidé de créer une chaîne de télévision rebelle avec le matériel qu’elle avait apporté avec elle. Bien qu’elle affirme avoir les mains libres et n’être soumise à aucune influence politique, il est évident que TV Grand-Ouest fait de la propagande pour les rebelles. Même s’il n’est pas très sûr qu’elle ait beaucoup de téléspectateurs.
J’ai regardé les programmes dans le studio aux côtés de Jeannette. Il y avait une danse traditionnelle, pour montrer le bonheur de vivre des villageois sous l’autorité des rebelles. Il y avait des films d’Eddie Murphy. Et des images d’un récent massacre perpétré par les forces gouvernementales et libériennes : les corps mutilés et criblés de balles de paysans, filmés dans des maisons et sur des routes, au sud de Man. Avec les commentaires détaillés de Jeannette.
J’ai du mal à comprendre Jeannette. Elle adore la mode et lit Paris Match, et, pourtant, elle semble parfaitement à l’aise dans cette ville tenue par les rebelles. La rébellion semble être pour elle un merveilleux exemple de diversité culturelle et de solidarité entre les peuples. C’est presque l’Amérique. « Pour moi, c’est la démocratie, s’écrit-elle. Tout le monde est là. Les Libériens sont partout. On voit des tas de gens à la frontière, des Guinéens, des Maliens. C’est ça, le peuple. »
Il y a vingt ans, V. S. Naipaul a publié dans le New Yorker un reportage intitulé « Les crocodiles de Yamoussoukro », qui décrivait la vie en Côte d’Ivoire au temps d’Houphouët. Vers la fin du texte, Naipaul raconte un rêve : le pont sur lequel il se trouve se met à fondre. Le béton et l’acier d’Abidjan se révèlent des denrées périssables. « Le nouveau monde existe dans l’esprit des autres, écrit-il. Enlevez ces autres hommes, et leurs idées – qui, après tout, n’ont aucune finalité – disparaîtront. »
La vision de Naipaul d’une Côte d’Ivoire retournant à son passé primordial paraît presque optimiste comparée à la réalité d’aujourd’hui. Cool B et sa bande, les « Jeunes Patriotes » et les rebelles du Nord et de l’Ouest sont irrémédiablement coupés des sources traditionnelles de sens – le village, les anciens, les familles élargies – que j’ai connues dans l’Afrique de l’Ouest d’il y a vingt ans. Leurs héros sont des vedettes américaines, des seigneurs de la guerre locaux, des gangsters et des démagogues. Ils vivent dans une société composée uniquement de jeunes. Tentés et obsédés par des images et des mots venus d’ailleurs, prisonniers d’une économie fondée sur l’argent où ils n’ont rien à vendre, ils n’ont aucun moyen immédiat de réaliser leurs désirs. Mais ils ne peuvent pas revenir en arrière.
Aux yeux de certains observateurs occidentaux, ce sont des « molécules perdues », vouées à sombrer dans l’anarchie ou à se réfugier dans un nouveau primitivisme. En fait, c’est le contraire qui est vrai : la crise que connaît la Côte d’Ivoire – et peut-être d’autres pays d’Afrique – se caractérise par les efforts désespérés que font des individus pour trouver une identité et une place dans un monde qui ne veut pas d’eux.
À Abidjan, je me suis entretenu avec Ruth Marshall-Frakani, qui travaille pour la revue française Politique africaine. « Le fossé entre les aspirations et les possibilités s’est incroyablement creusé au cours des quinze dernières années, dit-elle. L’ouverture sur le monde l’a étonnamment approfondi. » Pour décrire la situation des jeunes Africains, elle dit qu’ils font du « lèche-vitrines ». « Mais, explique-t-elle, le lèche-vitrines n’est pas le shopping. Quand vous faites du shopping, vous entrez dans le magasin et vous achetez. Là, on regarde simplement la vitrine, du dehors. Voilà ce qui arrive aux gens de cette génération. » Et elle ajoute : « Tous veulent leur part du gâteau, personne ne veut y renoncer. La politique est un moyen d’y arriver. La religion en est un autre. Et la guerre encore un autre. »

Deux petits durs de Koumassi

Vers la fin de mon séjour en Côte d’Ivoire, je suis retourné à Koumassi. Pour voir Cool B. Il voulait me présenter à deux de ses amis. La Folie et Yul, respectivement 26 ans et 23 ans, ont tous deux fait de la prison. Les cicatrices de coups de rasoir qu’ils portent sur le corps sont là pour le prouver. La Folie, dont le vrai nom est Mohamed Bamba, vit
dans la rue depuis l’âge de 12 ans. De vols et de trafic de drogue. Il a les paupières
lourdes et la voix voilée de l’héroïnomane. Yul, né Issouf Traoré, fourgue des médicaments volés. L’un et l’autre essaient de s’acheter une conduite en jouant les aboyeurs à une station de woro-woro. Ils racolent des passagers pour des courses locales.
Cool B, La Folie, Yul et moi, nous nous sommes assis dans un maquis et avons commandé de la bière Guinness. La Folie était stoïque. Yul, qui doit son surnom à son crâne rasé à la Yul Brynner, s’énervait en parlant. Toujours la même histoire : un père qui a refusé de s’occuper de lui. « Il me disait : « Si tu remets les pieds ici, je te renvoie en prison. » Je lui disais : « Tu es mon père. C’est à cause de toi que je suis ici. » »
Yul est très perturbé par le fait que son père soit retourné au Mali, qu’il y soit mort et qu’il y ait été enterré avant qu’ils aient pu se réconcilier. « Il a disparu alors qu’on était encore en froid. Il me parlait, mais je ne sais pas ce qu’il pensait au fond de lui. »
Yul sort de la poche de son pantalon un document officiel soigneusement plié. Ce n’est pas une carte d’identité prouvant sa nationalité ivoirienne : son père n’a jamais demandé sa naturalisation. Il n’a pas non plus de papiers maliens, mais, quand sa petite amie a eu un enfant, Yul, qui n’est jamais allé à l’école, a tenu à le reconnaître. Il a soudoyé un policier pour qu’il lui établisse un (faux) « certificat de perte de carte d’identité ». Ce n’est pas suffisant pour qu’il puisse donner son nom à son fils, mais ce sont les seuls papiers d’identité dont il dispose.
« On a besoin d’un père sur qui s’appuyer. S’il ne le fait pas… » Yul me regarde, l’air égaré, la bouche ouverte. « Qui va m’aider, moi ? Qui ? Je vous le demande. »
La Folie ajoute, calmement : « Vous pouvez parler à mille jeunes, il n’y en a pas un qui vous dira que ça marche pour lui. »
Je demande à La Folie et à Yul ce qu’ils imaginent que les Américains pensent d’eux.
« Ils nous ont oubliés », répond le second.
« Ils ne savent pas ce que nous vivons ici, en Afrique, reprend La Folie. L’Afrique, c’est la misère. L’Afrique – vraiment -, c’est dur, dur, dur. Les braves gens s’intéressent à nous. Mais il y a les autres, ceux qui ont les moyens et qui, eux, se moquent bien de nous. L’Afrique, c’est l’enfer. »

* Mot à mot, en dioula, « famille avec beaucoup d’enfants ». ‘expression en est venue à désigner une variété de riz bon marché qui gonfle à la cuisson et nourrit mieux son monde. * Mot à mot, en dioula, « famille avec beaucoup d’enfants ». L’expression en est venue à désigner une variété de riz bon marché qui gonfle à la cuisson et nourrit mieux son monde.

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