Mory Kanté revient au village

Avec « Sabou », son onzième album, l’interprète de « Yéké Yéké » rend hommage aux instruments africains traditionnels. Se démarquant ainsi de ses choix acoustiques précédents, plus « électriques ». Interview.

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Comment rencontrer Mory Kanté sans lui parler de « Yéké Yéké » ? Il doit à cette chanson, qui remonte à 1987, la notoriété qu’il a aujourd’hui. Grâce à son succès, il a effectué l’équivalent de quatre années de tournée en continu. De ses débuts en 1971 dans l’orchestre du buffet de la gare de Bamako au Mali, Mory Kanté a gardé cette espèce de « jubilation » qui anime son visage rieur quand il parle de son art. Entre 1981 et 2004, celui qui devint chanteur en remplaçant Salif Keita dans le Rail Band a enregistré dix albums.
Le onzième, Sabou (World Music Network), est sorti en octobre. Des choeurs féminins accompagnent ses mélodies acoustiques, aux figures de style moins convenues. Il se démarque des albums précédents, plus électriques, et s’inscrit dans une tendance qui prolonge une voie empruntée ces trois dernières années par d’autres acteurs majeurs de la musique africaine, comme Salif Keita, plébiscité pour son album acoustique Moffo, et Khaled, revenu à un raï plus roots avec Ya Rayi (Universal, 2004).
Avec Sabou, Mory Kanté rend hommage aux instruments africains traditionnels mais reprend aussi l’initiative après des choix artistiques critiquables, comme ce duo avec l’Anglaise Shola Ama (« Tamala », Sono/Next, 2001). Son planning témoigne d’un regain d’intérêt de la presse et des programmateurs pour l’ex-griot rock.

Jeune Afrique/l’intelligent : En quoi Sabou est-il différent de vos albums précédents ?
Mory Kanté : Mon idée était de défendre la musique africaine, de faire connaître nos instruments traditionnels à l’échelle internationale. J’ai essayé d’inventer, à partir de ces instruments, quelque chose d’inédit, mais qui soit compréhensible par tous les publics.
J.A.I. : Racontez-nous l’histoire de Sabou ?
M.K. : C’était au départ un projet artistique. J’ai essayé de trouver la correspondance
entre les instruments traditionnels et les instruments modernes qui les remplacent dans nos musiques actuelles. Chez nous, le balafoniste accompagnateur joue le rôle de la basse,
et il y a deux balafonistes solistes. C’est le même schéma dans nos groupes électriques : les congas, les doun-douns jouent le rôle des djembés J’ai voulu montrer l’origine africaine de musiques comme le rock, la pop. Uniquement avec des instruments comme le carignan, le cabassa, le bolon, le n’gony, la flûte, le tama, j’ai écrit des partitions,
créé des mélodies qui sonnent comme une formation électrique avec violon et synthétiseur. Alors qu’en fait seule une guitare sèche ici et là fait une concession à la modernité.
J.A.I. : Ce retour à la tradition semble marquer la fin d’un cycle, car vous avez commencé par là il y a plus de vingt ans ?
M.K. : Tout à fait. Au Climbier à Abidjan, par exemple [célèbre club où évolua Mory Kanté entre 1978-1983, NDLR], plusieurs vedettes internationales comme Barry White ou Johnny Pacheco venaient dîner. Ils appréciaient l’adaptation que je faisais de leurs tubes avec
mon orchestre traditionnel. C’est ainsi que mon nom a commencé à circuler, aboutissant en 1981 à mon premier album, Courougnégné. Il avait été produit par Gérard Chess, un directeur du label américain Ebony. En 1991, soit quatre ans après « Yéké Yéké », j’ai dirigé, à l’occasion de l’inauguration de la Grande Arche de la Défense, à Paris, un projet symphonique qui réunissait 130 griots musiciens et vocalistes traditionnels.
J.A.I. : Que signifie sabou ?
M.K. : Sabou, en soussou, c’est la « cause ». J’ai choisi ce titre pour rendre hommage au village de Guinée qui m’a vu naître : c’est là-bas, à Albadariah, que j’ai « ouvert les yeux » sur la fabuleuse histoire des Kanté, dont je porte le nom. Mon grand-père maternel descendait de Soumaworo Kanté, roi du Sossou. J’ai pris conscience de la grandeur de cette famille et, pour poursuivre l’uvre de ces pionniers, joueurs de balafon dans les cours des royaumes, j’ai appris dès 7 ans à en jouer et, à 10 ans, j’étais déjà invité dans les villages environnants. Mon village natal m’encadrait et me choyait. C’est pour le
remercier de cette affection que je lui ai dédié cet album.
J.A.I. : La presse occidentale assimile tout artiste africain à un griot. Vous prétendez
être un griot authentique. Qu’est-ce que cela signifie ?
M.K. : Chez nous, pour être un bon chasseur, un bon pêcheur ou un bon griot, il faut être initié, c’est-à-dire qu’il faut avoir été préparé et ouvert à certaines réalités. Tout dépend de la famille à laquelle vous appartenez. Tous les soirs, après l’école coranique et l’école des Blancs où j’avais été inscrit, je suivais un autre apprentissage à la maison. À 15ans, j’ai été envoyé à Bamako auprès de ma tante, la griotte Ba Kamissoko.
Pendant ce séjour, je suis allé écouter les grands griots, pour comprendre et apprendre.
C’est ainsi que je me suis formé à la kora, cette harpe-luth à 21cordes, instrument fétiche des griots, maîtres de la parole et de la mémoire en Afrique de l’Ouest. La kora que j’utilise aujourd’hui remonte à cette époque ; elle m’a été offerte par mon oncle. C’est lui qui m’a appris à la manier. Les griots sont des hommes mentalement formés à vivre des épreuves fortes. Leur enseignement m’a permis de garder la tête froide et de survivre au vertige du succès de « Yéké Yéké ».
J.A.I. : Quel bilan tirez-vous de votre carrière après une vingtaine d’années au plus haut niveau ?
M.K. : Moi, l’ancien « sans-papiers », j’ai plusieurs fois représenté la France avec
Khaled ou encore Kassav, notamment à Central Park à New York. J’ai vécu tout cela sereinement, tout en gardant à l’esprit qu’il fallait toujours rester créatif. Car la vie d’artiste aujourd’hui est une affaire de business. C’est une réalité avec laquelle il faut composer. Je le dis sans amertume, dans la mesure où j’ai profité de ce système. Heureusement qu’on ne peut pas jeter une culture comme on jette une orange après l’avoir pressée Une culture se réincarne ; à travers elle, chaque peuple défend son identité, son avenir. Pour ma part, j’ai réussi à réaliser mon ambition : intégrer les instruments
africains au concert de la musique universelle. Tout le monde, aujourd’hui, connaît le balafon ou la kora, utilisés par des groupes qui pratiquent une musique de fusion.
Pour autant, la loi du business ne nous a pas toujours avantagés. Appelée world music au faîte de sa gloire, notre musique traverse aujourd’hui une zone de turbulences.
J.A.I. : Un jeune artiste africain qui démarre aujourd’hui a-t-il des armes pour affronter ces turbulences ?
M.K. : Ce qui brise la carrière des artistes aujourd’hui, ce sont les choix rythmiques
qu’imposent certaines maisons de disques. À force de céder, ils finissent par perdre leur créativité. Voyez cette foule de chanteurs dont la célébrité n’excède pas un été !
J.A.I. : Où en êtes-vous avec le Nongo Village, ce centre culturel que vous avez projeté de créer près de Conakry ?
M.K. : Nous avons achevé le gros uvre. Cette structure devrait accueillir une agence de spectacles, un centre de formation aux métiers du spectacle, trois studios d’enregistrement, un studio audiovisuel et une grande école de musique traditionnelle. Plus une agence de tourisme culturel et un hôtel-club doté d’une salle de spectacles. Dès que le projet sera terminé, j’inviterai tous ceux qui voudront bien s’y associer à nous
rejoindre.

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