L’énigme Juppé

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Alain Juppé est un personnage singulier. Il est des hommes qui, pour peu qu’on les fréquente ou qu’on les observe, livrent peu à peu leurs secrets et dévoilent leur personnalité. Lui est à l’opposé.
Plus on le détaille, moins on le saisit. Son comportement ne cesse de surprendre, et sa nature, tout à la fois réservée et exacerbée, mélange d’intelligence et de sensibilité, ressort toujours en dépit de ses efforts pour la garder enfouie. Au fond, cet homme est une énigme. Il l’est resté, malgré l’occasion de « fendre l’armure » – comme disait autrefois Lionel Jospin – qui lui a été donnée tout dernièrement lors de son second procès devant le tribunal de Versailles.
Dans cette affaire d’emplois fictifs conçue au bénéfice du RPR et au détriment d’une mairie de Paris alors fermement tenue par les chiraquiens, Juppé est accusé de « prise illégale d’intérêts ». Il était en effet, à l’époque des faits qui lui sont reprochés, secrétaire général du RPR et adjoint aux finances à l’hôtel de ville de Paris.
Il y a moins d’un an, à l’issue d’un premier procès, l’ancien Premier ministre avait été lourdement condamné : dix-huit mois de prison avec sursis et dix ans d’inéligibilité. Les attendus sur lesquels reposait le verdict avaient été aussi sévères que la peine prononcée puisque les magistrats avaient considéré que Juppé avait, « alors qu’il était investi d’un mandat électif public, trompé la confiance du peuple souverain ».
Autant que sa faute, l’ancien Premier ministre semblait payer sa manière d’être lors des audiences. Il y était apparu sûr de lui, hautain, rigide, donneur de leçons, glacé, presque méprisant, l’air de s’ennuyer, scrutant longuement le plafond. Il rejetait toutes les accusations sans s’expliquer sur rien. Les juges ne pouvaient qu’être défavorablement impressionnés par cette attitude qui, dit-on, pesa dans la balance.
Blessé dans son orgueil, désabusé, refusant de reconnaître des erreurs qu’il mettait sur le compte d’une cabale montée contre lui, Juppé, dans un premier temps, se refusa à faire appel de sa condamnation. Il était manifestement tenté d’abandonner toute forme d’activité politique et de renoncer à la vie publique. Le clan chiraquien, dans un bel élan, se mobilisa alors tout entier pour glorifier son ancien patron et tenter de le faire revenir sur son impulsion.
Même Jacques Chirac, dont il reste – en dépit de tout ce qui s’est passé – le fils spirituel préféré, fut contraint de lui téléphoner à plusieurs reprises afin de l’inciter à changer d’avis. Et, pour finir, réussit à le convaincre. Juppé céda. Il fit appel, et, bien sûr, on l’exhorta aussitôt à modifier son attitude dans la perspective du nouveau procès prévu à l’automne. On le voulait humble, rond, moins abrupt, acceptant ses torts, bref on voulait le voir faire amende honorable.
Écouta-t-il les conseils qui lui avaient été prodigués ? Sans doute. Les entendit-il ? Certes non, si l’on en juge par la conduite qui fut la sienne au cours des dernières audiences. S’il sut se montrer plus souriant et moins cassant, allant jusqu’à émettre quelques plaisanteries, s’il avait consenti à se démettre de son mandat de député et de la présidence de l’UMP en signe de conciliation, s’il a tenu à être présent à la totalité des audiences, si même, au début du procès, décrispé, il a admis avoir su que « le RPR avait recours à des pratiques discutables », Juppé n’a en revanche, une nouvelle fois, rien cédé sur le fond.
Il a réaffirmé qu’il ignorait tout concernant les pratiques de création d’emplois fictifs qu’on lui reprochait. Il a semblé nier l’évidence avec une telle énergie que la présidente du tribunal, visiblement agacée par tant d’obstination, n’a pu s’empêcher de s’exclamer : « Finalement, plus on remonte dans la hiérarchie, moins on savait ! »
C’est que, chez Alain Juppé, le naturel reprend vite le dessus. Ce qu’il a concédé, il l’oublie aussitôt. Et il ne parvient pas à dissimuler longtemps sa personnalité profonde, même s’il réussit, un temps, à la masquer. Ainsi, tout au long du procès, Juppé demeure-t-il dans la dénégation. Sa défense tient en un postulat unique : n’étant pas le responsable hiérarchique des sept personnes qui bénéficiaient d’un emploi fictif à la mairie de Paris, il ne peut avoir commis, en les employant au RPR, le délit de prise illégale d’intérêts pour lequel il est jugé. Alors, qui est le coupable ?
Sommé de s’expliquer à propos d’un exemple d’emploi fictif évoqué à l’audience, Juppé répond, cinglant : « Le directeur de cabinet ». Il s’abstient de prononcer quelque nom que ce soit, mais il va de soi que tout le monde a compris. D’autant que la personne mise en cause n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Michel Roussin, qui occupa cette fonction auprès de Jacques Chirac quand ce dernier était maire de Paris et qui, jadis impliqué dans plusieurs affaires où il avait toujours assumé seul ses responsabilités, n’avait jamais dénoncé personne. D’ordinaire silencieux, ce militaire de formation, un des gardiens des secrets de la chiraquie, est outré que Juppé se couvre en l’accusant. Du coup, il envoie au tribunal une lettre dans laquelle il use à son tour d’une formule vengeresse : « Je constate, écrit-il, que la nouveauté du système de défense [de Juppé] consiste à se défausser sur des tiers qui, exonérés de toute responsabilité pénale dans cette affaire, ne sont plus présents pour lui répondre contradictoirement. »
Il y eut donc du drame, aussi, dans ce procès. Et des répliques qui résument un homme, Alain Juppé toujours. Ne le voit-on pas un jour se dresser, offensé, déterminé, et s’exclamer : « Je suis prêt à porter tous les péchés d’Israël, mais pas la responsabilité pénale. Si je me suis trompé, sanctionnez-moi. »
Cette adresse le contient tout entier, comme elle résume sa conviction : oui, s’il faut un responsable, il en endossera le rôle symbolique puisqu’il s’est montré « négligent ». Mais il ne saurait être question pour lui de se reconnaître coupable puisqu’il s’estime, au fond de son coeur, innocent. Alors, qu’on n’attende pas de lui plus de stratégie, plus de défausse, plus de louvoiements. Qu’on ne veuille pas lui faire dire seulement qu’il ne savait rien, ou qu’il savait tout. Il se rebiffe : l’orgueil a vaincu la tactique.
C’est bien ce sentiment-là qui le tient encore aujourd’hui. Pour lui, ce qui importe, c’est d’abord de savoir s’il restera frappé d’inéligibilité.
Dans son réquisitoire, le procureur a réduit à deux années la durée de la peine qu’il demande, une durée évidemment nettement inférieure aux dix ans récoltés par Juppé dans sa condamnation de première instance.
Mais ce sont les magistrats qui décident des peines. Ils pourront choisir de ne pas retenir l’inéligibilité. Ou infliger celle-ci, soit pour une durée inférieure à cinq ans, soit en refusant de l’inscrire au casier judiciaire de sorte qu’elle ne sera pas appliquée.
D’autres qu’Alain Juppé partagent avec lui l’espoir d’une issue favorable qui pourrait prendre cette tournure. Comme beaucoup de chiraquiens, voire le chef de l’État lui-même. Car, dans ce cas, le jeu politique à droite en serait transformé et l’essor de Nicolas Sarkozy peut-être entravé par le retour de l’ancien premier ministre sur la scène politique. Même une inéligibilité de courte durée pourrait permettre à ce dernier de faire opportunément sa réapparition dans la vie publique. C’est dire si le jugement de la cour, prévu au tout début de l’an prochain, est attendu…

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