L’élection de la dernière chance

Dans trois mois, les électeurs de ce pays sinistré se rendront aux urnes pour choisirprésident et députés. En espérant que la démocratie les délivre enfin de leurs démons.

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

C’est un soir d’octobre, juste après l’orage, sur les rives du fleuve Oubangui. Un couple d’Européens contemple le spectacle des piroguiers qui font la navette entre Bangui et Zongo, la bourgade congolaise d’en face. Pas un bruit, seul le clapotis des pagaies trouant l’eau sombre. « Écoute ce silence, dit la femme, pas un son de moteur, comme il y a un siècle ; c’est merveilleux. » Exotique sans doute, mais désespérant pour ceux qui savent ce que cela signifie en termes de souffrance et de pauvreté… La Centrafrique tout entière est à l’image de cette carte postale : en panne, en apnée, comme figée dans un chromo jauni, tout droit sorti du Coeur des ténèbres de Joseph Conrad.
L’espérance de vie y est de 39 ans, 67 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; 57 % des enfants ne vont pas à l’école ; le pays est classé à la 169e place (sur 177) sur l’échelle mondiale du développement humain ; les 24 000 fonctionnaires (qui engloutissent 60 % des revenus de l’État) en sont à leur quarantième mois d’arriérés de salaires cumulés sur vingt ans ; rien ou presque n’a été construit depuis la chute de l’empereur Bokassa en 1979, et sept années de crises, de mutineries et de guerre civile ont réduit en cendres ce qui tentait de renaître.
En 2003, année de tous les pillages, la production de coton, de café et de bois – les trois richesses du pays – a chuté de moitié. Celle du diamant aussi, la louable volonté d’assainir ce secteur ayant conduit à la suspension de toutes les licences d’exportation détenues par un cartel de mafieux. Il n’y a pas d’investisseurs en Centrafrique, seulement des vampires, des raiders, des aventuriers souvent douteux, spécialistes en montages financiers gagés sur les maigres ressources de ce pays sinistré. Il y a le sida, par contre, l’un des rares secteurs en expansion. Trente pour cent du corps enseignant serait atteint par la maladie, si l’on en croit une note interne du ministère de l’Éducation. Et combien d’élèves ?
L’un des mérites du général de division François Bozizé, 58 ans, au pouvoir depuis le 15 mars 2003 après avoir renversé, en son absence, Ange-Félix Patassé, est de reconnaître, mais aussi d’assumer ce terrible héritage. « Je comprends parfaitement que nul étranger n’ait envie de risquer ses sous ici pour l’instant », confesse cet homme à la voix douce et au regard étonnamment clair, que ses adversaires commirent longtemps l’erreur de sous-estimer. « Les responsables, ce sont tous les Centrafricains. Inutile de chercher ailleurs. » Un langage qui plaît, tant aux voisins de la Centrafrique qu’à la France : tous ont mis la main à la poche pour maintenir sous perfusion un pays en état de coma financier, en attendant des élections générales prévues pour dans trois mois. Tous, plus la Chine, dont les coopérants supervisent la construction du seul édifice actuellement en chantier à Bangui : un stade de vingt mille places. Pour accélérer la sortie du gouffre et le retour à la normalité démocratique, le président Bozizé et les différents acteurs de ce que l’on appelle ici la « transition consensuelle » ont adopté un calendrier en deux étapes. Un référendum constitutionnel – dont le résultat ne fait aucun doute, toutes les parties ayant appelé à voter « oui » – le 28 novembre, suivi les 30 janvier et 27 février 2005 par des élections présidentielle et législatives à deux tours. Une « feuille de route », élaborée à l’issue de laborieuses tractations entre ces trois pôles de la cohabitation à la centrafricaine que sont la Présidence de la République, le gouvernement – au sein duquel la plupart des forces politiques sont représentées – et ce contre-pouvoir qu’est le Conseil national de transition, lequel fait provisoirement office de Parlement.
Chacun, à commencer par le chef de l’État lui-même, semble décidé à jouer le jeu de la transparence. En témoigne la mise en place, en avril 2004, d’une Commission électorale mixte indépendante aux pouvoirs quasi discrétionnaires, dont la direction a été confiée à un magistrat de 58 ans à la réputation établie d’intégrité : Jean Willybiro-Sako. L’environnement sécuritaire des trois mois à venir, à haut risque dans un pays où les armes manquent décidément moins que l’argent pour les racheter et les détruire, est pris très au sérieux par les « parrains » de la Centrafrique. Le contingent de la Cemac (380 militaires gabonais, congolais et tchadiens, dont le budget est pris en charge par la France) devrait ainsi être renforcé. Tout comme celui dépêché par Paris : les 200 paras de l’« opération Boali » sécurisent déjà l’aéroport de Bangui et effectuent dans la capitale des patrouilles discrètes. Un officier supérieur français, le général Perez, a par ailleurs été officiellement détaché auprès de la présidence pour coordonner l’action d’appui à la restructuration des Forces armées centrafricaines (Faca). Enfin, et en attendant la formation d’une véritable garde républicaine, la sécurité présidentielle est assurée par des commandos tchadiens et par les « libérateurs » centrafricains du commandant Dietrich, alias Demba, un ancien légionnaire alsacien, établi depuis longtemps à Bangui où il a acquis la nationalité centrafricaine.
Même s’il ne l’a pas encore annoncé officiellement, nul n’ignore que François Bozizé sera candidat à sa succession. Sur le thème « On ne s’arrête pas au milieu du gué », le président compte certes sur sa nombreuse communauté – les Gbayas de l’Ouham – mais aussi sur sa position au-dessus de la mêlée pour ratisser large. À défaut de parti présidentiel, cent cinquante comités de soutien à sa candidature, chapeautés par une coordination nationale, confiée à l’une de ses soeurs, militent déjà pour que le prochain mandat de cinq ans soit confié à leur héros. Face à lui s’aligneront sans doute une bonne dizaine de postulants dont quelques figures connues : l’ancien président André Kolingba, 67 ans, pour l’instant toujours en soins à Paris ; l’ex-Premier ministre Jean-Paul Ngoupande, 56 ans, qui vise avant tout les électorats jeune et féminin ; l’actuel vice-président Abel Goumba, 78 ans, professeur agrégé de médecine, vieux lutteur, familier des arcanes (mais aussi des prisons) centrafricaines depuis… 1957. Goumba, qui se qualifie volontiers de « caution morale et démocratique de la transition », n’a certes pas encore fait connaître ses intentions, mais son entourage le presse de faire une fois de plus don de sa personne, lui qui fut déjà candidat à trois reprises. Enfin, il ne fait guère de doute que le Mouvement de libération du peuple centrafricain, ex-parti au pouvoir, mais qui demeure toujours très présent, présentera un candidat – lequel devra recevoir l’onction préalable, depuis son exil togolais, d’Ange-Félix Patassé. Ceux qui connaissent le président déchu et ses qualités d’inusable animal politique – au premier rang desquels François Bozizé lui-même – savent, en effet, qu’il n’a pas renoncé à revenir au pouvoir, fût-ce de manière indirecte…
Indifférents à ce combat de coqs autour d’un poulailler famélique, les pagayeurs de l’Oubangui continuent, eux, leur ballet ancestral et épuisant. En attendant le toussotement des moteurs et un peu de ces nuisances dont le monde repu ne veut plus…

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