Le syndrome du zaïm

Le président Ben Ali a été réélu sans surprise avec plus de 94 % des suffrages exprimés. Même si la campagne a été plus animée qu’à l’accoutumée.

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 4 minutes.

Peut mieux faire : tel a été en substance, le 25 octobre, la réaction d’Adam Ereli, le porte-parole adjoint du département d’État américain, à l’annonce des résultats de l’élection présidentielle en Tunisie. Ce pays, selon lui, « n’a pas utilisé tout son potentiel en matière d’ouverture politique ». Doux euphémisme… En réalité, le taux de participation a dépassé 91 % – les Tunisiens sont, paraît-il, doués d’un sens civique hors du commun – et le président Zine el-Abidine Ben Ali a été réélu avec 94,49 % des suffrages exprimés.
Drôle de pays que la Tunisie. Cet îlot de stabilité et de relative prospérité dans un Maghreb qui se cherche mais parvient difficilement à se trouver n’a connu que deux présidents depuis son indépendance. Après le marasme économique des années 1980 et l’accession au pouvoir de Ben Ali (en 1987), elle a bénéficié d’une longue période de croissance qui lui permet aujourd’hui de faire figure de « dragon », ou de modèle de développement, africain. Elle se tourne chaque jour davantage vers l’Europe, et, grâce à une politique sécuritaire sans faille, se trouve presque complètement épargnée par le problème islamiste – au contraire, comme l’on sait, du Maroc et de l’Algérie. Les femmes y jouissent d’un statut envié dans tout le monde arabe…
En avance sur de nombreux plans, la Tunisie attend encore une véritable ouverture démocratique, même si cette attente, peu ou mal exprimée par la population, est loin de tourner à l’obsession. Contrairement à une idée très répandue dans les médias occidentaux, le président Ben Ali n’est pas impopulaire. La Tunisie « d’en bas », qui a souvent bénéficié des programmes sociaux mis en place par les autorités, n’a cure de ces « débats d’intellectuels » sur le pluralisme politique, la démocratie ou les droits de l’homme. Elle n’aime ni les passe-droits ni la petite corruption, mais mesure le chemin parcouru depuis dix-sept ans. « Pourquoi voulez-vous qu’on change de président, explique Malek (37 ans), ouvrier du bâtiment de son état. Regardez autour de vous : nos conditions de vie se sont beaucoup améliorées, on vit mieux aujourd’hui. » Le refrain sur « la-Tunisie-qui-fonctionne » correspond à une réalité. Les classes moyennes, qui constituent la majorité de la population, font à peu près le même constat. Mais, phénomène nouveau, elles commencent à s’inquiéter pour leur avenir : endettement, retraites, marché de l’emploi difficile, menaces sur certains secteurs d’activité comme le textile… Presque des problèmes de riches !
En fait, c’est surtout parmi les élites que le besoin d’ouverture se fait le plus pressant. Encore y espère-t-on un changement bien tempéré davantage qu’un véritable bouleversement. « Les Tunisiens pensent avant tout à leur confort : le pain, la voiture, le crédit, le satellite… Quitte à payer le prix de la dignité », commente Mohamed Talbi, l’un des rares intellectuels, à Tunis, à « se lâcher » ouvertement. Depuis des décennies, cet historien de 83 ans, mais qui en paraît bien vingt de moins, pose un regard incisif sur la société tunisienne « habituée au zaïm [« chef tout-puissant », en arabe] et au pouvoir monolithique ». Pour lui, le changement interviendra naturellement… dans une vingtaine d’années. Le temps qu’une « nouvelle génération nourrie aux télés occidentales et à Internet prenne le relais ». S’il ne mâche pas ses mots vis-à-vis du régime, Talbi reste néanmoins lucide : « C’est vrai que la Tunisie va plutôt bien, surtout si on la compare à l’Algérie, au Maroc ou à la Libye. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas aller plus loin. » Avec un revenu par habitant de 3 500 dinars (2 300 euros) en 2004, que les autorités veulent porter à 5 000 DT en 2009, le pays est désormais qualifié d’« émergent » par les institutions internationales. Mais pour passer ce cap, il faudra bien « ouvrir les vannes ».
Les observateurs les plus attentifs auront cependant relevé quelques signes de changement, en ce mois d’octobre. Une sorte de déclic dans l’esprit des Tunisiens, une barrière psychologique qui tombe… Un candidat d’opposition, Mohamed Ali Halouani, de l’Initiative démocratique (qui regroupe le parti Ettajdid et quelques indépendants), a réussi à mener sa campagne. Avec de vrais meetings électoraux, des discours musclés où il ne ménageait pas le « parti unique de fait », dénonçait la corruption et appelait ouvertement à voter pour lui et contre Ben Ali. Une grande première en Tunisie, un vent de fraîcheur que ne traduit certes pas le score de 0,95 % officiellement attribué à ce professeur de philosophie. Alors que les deux autres « candidats » de l’opposition avaient bien du mal à remplir des salles de 150 personnes, Halouani a tenu un meeting à la Bourse du travail de Tunis devant 700 personnes, sans compter celles qui n’avaient pu trouver place dans la salle. Intellectuels, anciens de la gauche estudiantine, syndicalistes, artistes… Jamais Ettajdid n’aurait pu, à lui seul, rassembler et fédérer autant de supporteurs, de droite comme de gauche.
L’opposition va désormais devoir retenir les leçons du scrutin et se pencher sur la prochaine échéance, en 2009. Comment empêcher la répétition des divergences criantes qui ont marqué la dernière campagne électorale ? Comment éviter de se présenter aux suffrages des électeurs en ordre dispersé, chacun tentant de tirer à lui la (mince) couverture ? La seule chance de l’opposition est de s’entendre, mais elle n’en est, à l’évidence, pas encore là !
En attendant, la Tunisie poursuit son chemin. Un chemin qui pourrait être semé d’embûches : les accords d’association avec l’Union européenne et le démantèlement, le 1er janvier prochain, de l’« accord multifibre » vont exposer le pays à une concurrence à laquelle il n’est pas forcément préparé. Le secteur textile, qui représente à lui seul 50 % des exportations industrielles et 250 000 emplois, paraît spécialement menacé. D’autres le seront peut-être demain. Et si l’économie tunisienne a souvent fait montre d’une remarquable faculté d’adaptation, réussissant à amortir mieux que d’autres les chocs de l’après-11-septembre et de la guerre en Irak, de sérieux défis se présentent à elle (voir l’article d’Abdelaziz Barrouhi en pp. 66-67). Le risque est évidemment de voir la croissance, ce véritable pilier du régime, se déliter. Et là, les Tunisiens pourraient hausser le ton.

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