Le monde selon Salah Stétié

Amoureux de la langue française et fier de son arabité, tel apparaît l’écrivain libanais dans ce livre d’entretiens où il retrace son parcours.

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Ce n’est pas la première fois que le poète libanais Salah Stétié se prête au jeu des questions-réponses (voir J.A.I n° 2283). Mais son dernier livre, Fils de la parole, est le plus complet, dans le sens où il retrace son parcours personnel, puise tout autant dans son expérience diplomatique que littéraire et pose un regard lucide, presque serein, sur le monde. Ce parcours – que son ami Louis Massignon aurait appelé une « courbe de vie » -, Stétié va l’évoquer par touches et inflexions, à travers anecdotes et souvenirs, au gré des questions de Gwendoline Jarczyk, professeur de philosophie, dont le ton complice, parfois complaisant, ne se départit jamais d’une exigence de sincérité.
Entre le départ du jeune Salah du Liban dans les années 1950 et sa retraite actuelle dans une bourgade française se profile l’itinéraire du futur poète, né à Beyrouth en 1929 dans une famille musulmane, amoureux de la langue française qu’il enseigne bientôt à l’université, avant d’embrasser le journalisme et de diriger la prestigieuse revue L’Orient littéraire.
Le grand rêveur qu’est Stétié sait toutefois qu’il ne se contentera pas d’un seul pays ni d’une carrière banale. Attablé dans les petits cafés beyrouthins au milieu des fumeurs de narguilé et des joueurs de trictrac, il regarde la Méditerranée et sent naître son rêve de l’ailleurs, son envie de partir vers cette Europe dont le nom n’est autre que celui d’une princesse phénicienne, fille du roi Agénor de Tyr.
Le rêve se réalise lorsqu’il est nommé conseiller culturel en France, puis délégué permanent du Liban à l’Unesco, avant de représenter son pays au Maroc puis aux Pays-Bas. Il entend mener sa carrière diplomatique en même temps que l’écriture. Hélas ! La guerre du Liban qui commence en 1974 ruine ses projets littéraires. Il la vivra « comme une défaite personnelle » et devra attendre le rétablissement de la paix dans son pays pour sortir ses écrits du tiroir. Dix ans de silence donc, avant que fuse une oeuvre riche qui compte pas moins de soixante ouvrages aujourd’hui.
En résumé : deux pays, plusieurs vocations, une double culture qui vont faire de ce « passeur », qui ne cesse de traverser les langues, les frontières, les métiers et les genres, un témoin privilégié de son temps. C’est ainsi qu’outre les repères biographiques, Fils de la parole aborde les conflits politiques de notre époque, pose la question du passé en héritage et revient, tel un ressac, aux relations tumultueuses entre les deux rives de la Méditerranée. De la Rome antique à l’Andalousie, des Croisades au conflit israélo-arabe qui détermine « l’hostilité grandissante vis-à-vis des États-Unis, voire des valeurs de l’Occident », tout est évoqué.
Ne se dérobant pas à l’autocritique, Stétié s’attaque aux « maladies » du monde arabo-musulman : « Dès le moment où l’Occident est devenu une puissance, l’islam a commencé à se refermer et à se réfugier en lui-même. Il l’a fait dans un mouvement d’autoprotection, mais aussi par une réaction qui va devenir de plus en plus radicale, donc de plus en plus dangereuse puisqu’elle conduira au fondamentalisme et à l’intégrisme dont l’équation de base est simple, sinon simpliste : ils sont la puissance matérielle, mais nous avons l’autre puissance, celle qui émane de Dieu. » Parce qu’on a méprisé les Arabes, leur mémoire est devenue « la citadelle de l’identité ».
D’où le mythe de l’âge d’or de l’Islam que Stétié récuse, y voyant une dangereuse illusion : « Toutes les civilisations ont derrière elles des moments forts et prestigieux, mais si le présent et l’avenir se voient remplacés, comme ce fut le cas pour l’Islam, par la nostalgie, par l’idée que tout appartient désormais au passé en sorte qu’il n’y a plus qu’à attendre le retour aléatoire de ce passé, alors inexorablement disparaissent toute initiative matérielle… mais aussi toute dynamique spirituelle. »
Il serait toutefois erroné de croire que Stétié se complaît dans l’autodénigrement. Le mélange d’orgueil naïf et d’humiliation contemporaine que vivent les Arabes l’amène à une affirmation insistante de son arabité. Car « la simple idée qu’être arabe aujourd’hui soit une difficulté fait que je me revendique comme tel ». C’est à ce titre d’ailleurs qu’il appelle l’Islam à sortir de cette « mentalité d’assiégé pour s’intégrer à l’évolution contemporaine », pour « libéraliser le message » et pour « ne pas oeuvrer au nom de Dieu à bloquer l’évolution historique ni à interdire à l’ensemble des sociétés d’islam de se diriger vers la laïcité ».
Quant à l’Occident, Stétié l’accuse de « privilégier ses intérêts propres tout en prétendant chercher une solution pour les deux parties ». Il fustige son arrogance et cette espèce de « gloutonnerie » devenue la marque d’Occidentaux « avides de tout et surtout de pétrole ».
Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître que, « pour le moment, le projet de l’homme vers l’avenir, ce sont les Occidentaux qui en sont porteurs » et d’appeler de ses voeux que « l’Occident fasse participer le reste des peuples de la planète, qu’il joue un rôle de « guidance » et de pédagogie, de manière à attirer vers lui le génie des autres peuples qui doivent être, eux aussi, des bâtisseurs d’un futur partagé ».
Inutile donc de demander à Stétié d’opter pour un monde contre un autre. Autrement dit de désigner une appartenance unique. L’auteur assume les références, toutes les références : « Je me vois certes, au point de départ, enraciné dans la tradition arabe et éprouvant une réelle nostalgie envers cette culture », mais « je me sens un homme profondément imprégné de francophonie et de « francité », d’occidentalité. » « Je suis, conclut Stétié, un être écartelé entre deux civilisations, mais paradoxalement, un écartelé heureux. »
Un « écartelé heureux », parce que grand lecteur devant l’Éternel, voyageur impénitent, ami, enfin, de grands noms de la littérature comme Yves Bonnefoy, Pierre Jouve, Jacques Dupin, Édouard Glissant ou André du Bouchet auprès desquels il apprend l’exercice quotidien de l’altérité : « Je sentais passer d’un monde à l’autre des énergies qui se stimulaient réciproquement et qui me permettaient de rester sur une ligne de crête, où j’avais le privilège de demeurer intensément éveillé. »
Mais ce qui « ancre » plus profondément encore Stétié dans les deux cultures française et arabe, c’est la poésie. Car le jeune auteur des Porteurs de feu, paru chez Gallimard en 1972, est déjà persuadé de la parenté qui unit les poètes arabes aux poètes français. La poésie a l’intuition du lien profond et la vocation de sceller l’alliance première entre les mondes. Il faut être poète pour le savoir. Et Salah Stétié l’est. Investi de l’ambiguïté d’être poète et donc courroie de transmission des interférences culturelles qui soudent des peuples en apparence si différents, voire ennemis.
Et puis, il y a la Méditerranée, encore et toujours, dont il est le chantre arabe attitré, et où il puise « cet arc de l’altérité » qui lui est essentiel ; cette Méditerranée qui fut le creuset des grandes religions et des premières grandes philosophies, inexorablement « gourmande de l’Autre » « colonisatrice dans l’âme ».
La poésie et Mare Nostrum. Comme toujours, les plus belles paroles de ce fils de la Méditerranée leur sont consacrées. Ce n’est pas pour dénigrer la carrière diplomatique de Stétié, mais ses propos sur la politique nous font parfois croire qu’il renoue avec son métier de « représentation », alors qu’il nous ravit lorsqu’il s’égare entre les mythes d’Orient et d’Occident, cite dans le texte Al-Hallaj et René Char, mêle les récits de Shéhérazade et d’Antigone, les paraboles de la Bible et les sourates du Coran.
Il n’en demeure pas moins que chacun trouvera pitance dans cette libre méditation allant du politique au religieux et de la réflexion sur soi aux conflits dans lesquels l’Islam et l’Occident sont engagés. En attendant, Stétié nous aura livré son point de vue, pour ne pas dire son message. Avant d’entrer en poésie, comme on entre dans les ordres, disait-il, loin des capitales agitées, dans une vieille maison de la province française, un lieu qu’aurait habité au XVIIe siècle Honoré d’Urfé – auteur de L’Astrée – et où s’est retiré ce « natif du Liban et de la langue française » ; une maison au fronton de laquelle l’on devrait inscrire cette phrase du Fils de la parole : « Nous mourons tous à l’Occident des choses, le visage tourné vers l’Orient. »

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