Et c’est ainsi que tout a commencé
Où et quand les premières opérations marquant le début effectif de la guerre d’indépendance de l’Algérie ontelles eu lieu? Le plus extraordinaire est que, cinquante ans après les faits, il reste impossible, en dépit de tous les témoignages et tous les travaux d’historiens disponibles en Algérie comme en France, de répondre avec une totale
certitude à la question. Mais on peut bien sûr, sans risque de s’éloigner beaucoup de la vérité, reconstituer grâce à ces sources l’événement avec une relative précision. Ce qui amène déjà à remettre en question, à quelques minutes près il est vrai, la date probable du début de l’insurrection, que tout le monde s’accorde à situer le 1er novembre 1954.
Les premiers groupes qui, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, s’apprêtent à passer à l’action un peu partout dans le pays sont ceux de l’Algérois. À leur propre initiative. Il a en effet été décidé par ses organisateurs que l’insurrection débuterait, au niveau national, à partir de minuit, mais que les différents commandos disposeraient d’une grande marge de manoeuvre quant aux modalités pratiques : objectifs, heure de déclenchement et durée des opérations, etc.
C’est dans la Mitidja, au sud de la capitale, que, sans doute, tout commence. Et, on va le voir, pas tout à fait comme prévu. Alors que s’achève la soirée du 31 octobre, deux groupes de quelques dizaines d’hommes se trouvent déjà sur le terrain, tapis dans l’ombre, depuis plusieurs heures. Ils sont censés pénétrer, à minuit pile, dans deux casernes, à Boufarik et à Blida.
Dans cette dernière ville, le responsable de l’attaque n’est autre que Rabah Bitat, le futur président de l’Assemblée nationale, connu dans la clandestinité, où il a plongé depuis presque quatre ans après avoir quitté un travail de magasinier dans une manufacture de tabac, sous le pseudonyme de Si Mohamed.
Celui-ci est, en réalité, le chef de tous les combattants de l’Algérois, autrement dit – car on ne parle pas encore de wilaya – de la « zone IV », l’une des six régions opérationnelles délimitées par les responsables de l’insurrection. Il est à la tête d’une petite vingtaine d’hommes, des Kabyles surtout, venus en renfort après la défection tardive de la plupart des militants indépendantistes locaux sur lesquels on comptait. À en croire Belhadj Bouchaïb, le second de Bitat, ils ne disposent ce jour-là en tout et pour tout que de deux armes à feu. De fait, la plupart des hommes du commando ne sont pourvus en général que de poignards, souvent achetés dans des magasins spécialisés dans la fourniture d’équipements aux scouts. Pour pénétrer à l’intérieur de la caserne et y récupérer des armes, ils comptent sur l’effet de surprise et, surtout, sur la collaboration du soldat de faction ce soir-là. Ce complice enrôlé quelques jours auparavant doit guider le commando jusqu’au « magasin », puis l’aider à se replier rapidement, après avoir, autant que possible, semé la panique.
À Boufarik, le second groupe est à peine plus nombreux et guère mieux équipé. Lui aussi – et pour les mêmes raisons -, est en majorité composé de Kabyles. Son chef est d’ailleurs l’un d’entre eux, l’ex-sergent de l’armée française Amar Ouamrane, le bras droit de Belkacem Krim dans sa région d’origine, secondé par Boudjemaa Souidani, un combattant de la région d’Alger qui eut déjà son heure de gloire en dirigeant, en 1949, une attaque contre la grande poste d’Oran pour financer le mouvement indépendantiste. Là encore, le commando a pour mission principale de récupérer des armes, avec la complicité d’un soldat algérien de faction. Celui-ci n’est autre que le caporal-chef Abdelkader Ben Tobbal, le propre frère de Lakhdar, qui, au même moment, s’apprête à entrer en scène dans le Constantinois – et deviendra par la suite, on le sait, l’un des principaux dirigeants du FLN. C’est très probablement le groupe de Boufarik qui, devançant d’un souffle celui de Blida, lancera la première action militaire digne de ce nom dans la guerre qui commence.
À 23 h 45, les hommes d’Ouamrane attendent impatiemment l’heure H fixée par Bitat. Conscients de l’extrême difficulté de leur mission, ils sont plutôt nerveux. Soudain, des bruits d’explosion retentissent non loin de là. Pour une action préparée dans le plus grand secret, c’est raté question discrétion ! Que s’est-il passé ? On supposera par la suite que l’un au moins des groupes chargés de faire exploser des bombes artisanales sur la route Blida-Boufarik et sur la voie ferrée Alger-Oran – des opérations essentiellement « spectaculaires » – est, par accident ou sous l’effet de la peur, passé prématurément à l’action. Les assaillants réagissent au quart de tour et, dans le sillage d’Ouamrane, armé de son vieux pistolet autrichien, et de Souidani, qui ne dispose que d’un poignard, se ruent à l’assaut de la caserne avant que la garnison, réveillée par le bruit, ne réagisse. Dans le poste de garde, dont Ben Tobbal leur ouvre les portes, ils trouvent une dizaine de fusils. Mais déjà, l’alerte est donnée. Plus le temps d’attaquer l’armurerie. Les combattants décrochent précipitamment et se replient dans une forêt voisine, sur le mont Chréa. Ben Tobbal, bien sûr, est avec eux…
À Blida, où la confusion ne semble pas avoir été moindre, les hommes de Bitat ont réussi à atteindre le magasin, ont scié le cadenas de la porte, mais n’ont pas trouvé le moindre fusil. Bredouilles, ils ont eux aussi fait retraite vers le mont Chréa, où certains seront tués, dès le lendemain matin, par des soldats en patrouille. Isolé, Bitat se cachera pendant quelques jours dans la campagne, avant de rejoindre, non sans difficulté, une planque à Alger.
Voilà pourquoi on peut supposer, d’après des témoignages précis, que la guerre d’indépendance a commencé non le 1er novembre, mais le 31 octobre, un quart d’heure avant minuit. En soi, cet infime décalage n’a évidemment guère d’importance. Sauf qu’il démontre, ou confirme, que la lutte armée contre le colonisateur a été déclenchée par une poignée de combattants démunis de tout, dont le sort était à la merci du moindre incident et la capacité de réussir de « gros coups » très limitée.
Dans l’Algérois, pourtant, plusieurs opérations déclenchées dans l’intérieur de la région ont été, au moins partiellement, couronnées de succès. C’est le cas, par exemple, de l’incendie d’une coopérative d’agrumes et d’une usine de transformation de l’alfa dans les environs de Blida. Mais à Alger même et, plus encore, dans les zones II et V du Nord-Constantinois et de l’Oranais, trois endroits stratégiques, la nuit du 31 octobre au 1er novembre n’a pas été le théâtre de hauts faits militaires. C’est le moins que l’on puisse dire.
Dans la capitale, chef-lieu de la zone IV, Bitat espère alors, grâce aux commandos dirigés par Zoubir Bouadjadj, l’un de ses adjoints, que ses hommes mèneront à bien sinon des opérations d’envergure – attaques de casernes, par exemple -, du moins quelques attentats spectaculaires. Le bilan sera pour le moins mitigé.
Cinq objectifs ont été retenus, que doivent attaquer, vers 1 heure du matin, autant de commandos composés de cinq à dix hommes. Le premier est un dépôt de liège appartenant à l’influent sénateur Borgeaud, le plus célèbre représentant de la grande colonisation. Las, le chef du groupe, peut-être démoralisé parce qu’il ne dispose d’aucune arme, déclare forfait quelques heures avant de passer à l’action. Le deuxième est l’immeuble du central téléphonique, où des bombes doivent être posées. Arrivé sur les lieux, les militants comprennent vite qu’il sera plus difficile que prévu de pénétrer dans le bâtiment. Ils tergiversent et finissent par se replier sans avoir amorcé leurs engins explosifs. Les trois autres cibles – l’usine à gaz de l’EGA (Électricité et gaz d’Algérie), un dépôt d’hydrocarbures sur le port, l’immeuble de la radio – sont bien attaquées, mais elles ne subissent que des dommages légers. La plupart des bombes artisanales font long feu, et ni le gaz ni le pétrole ne s’enflamment. Les assaillants ne parviennent même pas à s’introduire au siège de la radio et se contentent de déposer trois bombes sur des rebords de fenêtre. Une seule explosera, sans grand effet : les émissions ne seront pas interrompues. Peu après minuit, quand il apparaît que cette dernière opération ne pourra pas être réalisée comme prévu, le chef du groupe renvoie chez eux avant même de passer à l’action les hommes chargés d’assurer à l’extérieur la protection des assaillants. Parmi eux, un militant pour qui le 1er novembre a donc vite tourné court et qui se nomme Abassi Madani : c’est le futur dirigeant du FIS.
Le chef de l’Oranais est Larbi Ben M’Hidi, le futur martyr de la Bataille d’Alger, assisté d’Abdelhafid Boussouf et de Ramdane Abdelmalek. Paradoxalement, les trois hommes sont originaires du Constantinois. Ils ne disposent, pour toute la région, que d’une soixantaine de combattants et d’une dizaine d’armes dignes de ce nom. Difficile, dans ces conditions, d’attaquer, comme on l’avait envisagé, des villes de quelque importance. Ils doivent limiter leurs ambitions, pour l’essentiel, à un petit nombre d’objectifs très symboliques dans les campagnes : quelques fermes, un transformateur, une gendarmerie, une mairie… Les dégâts sont mineurs, mais les diverses opérations font quand même un mort et quelques blessés européens, notamment lors de l’attaque de la gendarmerie de Cassaigne. C’est pour cette raison que le début de l’insurrection ne passe pas complètement inaperçu dans l’Ouest. De même, dans le Nord-Constantinois, l’ancien cheminot Mourad Didouche doit, compte tenu de ses très faibles moyens, se contenter d’organiser quelques escarmouches et épargner Constantine même.
C’est, en fin de compte, seulement en Kabylie et dans les Aurès – les zones III et I – que des opérations de quelque envergure pourront être organisées. Notamment parce que ces régions, qui bénéficient aussi de l’atout géographique des massifs montagneux, sont les seules à disposer de suffisamment de combattants préparés à passer à l’action, même s’ils ne sont pas si nombreux, mais aussi d’armes et de vêtements militaires pour les équiper.
En dépit du départ d’Ouamrane à la tête d’une troupe relativement fournie pour la région de l’Algérois, qu’on ne pouvait imaginer rester inactive, Belkacem Krim peut encore compter en Kabylie sur deux cents à trois cents hommes. Condamné à mort par contumace, à plusieurs reprises, par les Français et recherché par la police depuis 1947, le « Lion des djebels » est l’un des plus anciens, sinon le plus ancien, des militants nationalistes clandestins. Ses maquisards, qui possèdent déjà une expérience appréciable, déclenchent peu après minuit, sous la direction de six « chefs de secteur », un grand nombre d’opérations, plus ou moins réussies et spectaculaires, contre des casernes, des gendarmeries, des mairies, des dépôts de liège ou de tabac, etc. On évaluera le montant des dégâts en Kabylie, pour cette seule nuit, à plus de 200 millions de francs – chiffre qui sera jugé très inquiétant par les autorités.
Ce sont pourtant les Aurès qui s’imposent comme la région phare du lancement de l’insurrection. Ancien meunier, ancien adjudant et ancien exploitant d’une ligne de cars, Mostefa Ben Boulaïd, responsable de la zone I, est, à 37 ans, l’aîné des chefs nationalistes présents sur le terrain. Il peut aligner près de quatre cents hommes prêts au combat, sans compter ceux qui suivent les « bandits d’honneur », très actifs dans la région, comme le célèbre Grine Belkacem, que sa volonté de défier les autorités a rallié de facto à la cause indépendantiste. Il est aussi, de tous les dirigeants de l’insurrection, celui qui dispose, et de loin, du meilleur armement, au moins en quantité : il peut distribuer à ses combattants au moins une bonne centaine de fusils italiens Statti datant de la Seconde Guerre mondiale. Logiquement, c’est donc dans son fief que les autorités coloniales et leur armée vont connaître leurs plus grandes frayeurs. Et leurs plus sérieux revers. Elles auront même le plus grand mal, à la différence de ce qui se passera dans les autres régions, à restaurer dès la matinée du 1er novembre ne serait-ce que l’apparence d’une vie normale.
En fait, les combattants des Aurès engagent d’abord le même type d’opérations que partout ailleurs, mais à une plus grande échelle et avec des résultats plus spectaculaires, aussi bien dans les campagnes que dans les villes : Batna, Kenchela, Biskra… À partir de 3 heures du matin, l’heure H dans cette zone, toute une série d’installations administratives et militaires sont prises pour cibles. Les attaques ne sont souvent que très partiellement réussies, mais elles font beaucoup parler d’elles. Notamment parce que, pour la première fois, des militaires français sont tués. Un officier, en particulier, est touché à mort devant la caserne de Kenchela, dont il venait organiser la défense.
Mais les insurgés des Aurès vont surtout réussir à prendre provisoirement le contrôle d’un vaste territoire, le premier pour ainsi dire « libéré ». Les hommes de Ben Boulaïd et de son second Bachir Chihani, chargé du secteur, réussissent en effet, pendant presque deux jours, à couper Arris, la capitale administrative, et ses environs du reste du monde – du monde européen en tout cas. Il faudra d’importants renforts venus de Batna pour réussir à dégager les localités encerclées ou « occupées ». Une prouesse, à coup sûr, même si son retentissement sera un peu terni par une « bavure » : la mort tragique d’un paisible instituteur. L’autocar dans lequel il se trouvait, dans les environs d’Arris, ayant été arrêté à un barrage, l’infortuné sera abattu d’une rafale de mitraillette en même temps qu’un caïd qui avait refusé de se déclarer en faveur des insurgés et qui, expliqueront ces derniers, avait fait le geste de se saisir d’une arme. Un acte qui contrevenait aux directives des organisateurs de l’insurrection, qui interdisaient explicitement de maltraiter physiquement, sauf cas de force majeure, les civils européens.
En dépit des quelques opérations réussies par les combattants du tout nouveau FLN et de sa branche armée l’ALN – deux organisations alors peu distinctes dont la création a été annoncée le jour même -, le bilan du 1er novembre apparaît, au total, assez maigre. Une petite centaine d’attentats – un historien pointilleux en a même recensé à peine soixante-dix – en une trentaine de lieux. Moins de dix morts et très peu d’armes récupérées alors qu’il s’agit, à ce moment-là, d’une priorité absolue. Ce n’est pas énorme pour le lancement d’une insurrection générale sur un territoire aussi vaste que l’Algérie. D’autant que, dans la majorité des cas et surtout à Alger, les attaques n’ont fait que des dégâts minimes, on l’a vu, et finalement peu de bruit. Et ne parlons même pas de ce fait que la zone VI – le Sahara – n’a tout simplement pas participé aux opérations, faute d’un chef fiable et de combattants mobilisables. Bref, il ne s’est pas passé grand-chose, sur un plan strictement militaire, le 1er novembre 1954.
Pourtant, ce serait à l’évidence une erreur de tenter une évaluation « objective » des succès et des échecs enregistrés cette nuit-là, comme on le ferait pour une vraie armée dans une guerre classique. Car les résultats ne peuvent être mesurés qu’à l’aune de l’objectif essentiellement symbolique poursuivi par les promoteurs de l’opération 1er novembre – la proclamation en acte du début de la lutte armée – et des moyens dont ils disposaient. De ce point de vue, le succès est, au contraire, incontestable.
Avec moins d’un millier de combattants et quelques centaines d’armes à feu, les fondateurs du FLN ont réussi un extraordinaire coup d’éclat : parvenir à lancer des offensives simultanées contre des cibles représentatives de la colonisation sur un front de 1 500 km, sans que les autorités et les « forces de l’ordre » à leur service, visiblement surprises même si plusieurs indices avaient alerté la Sûreté, n’aient rien pu faire pour les en empêcher. Pour les nationalistes, comme d’ailleurs pour les Européens, il deviendra vite clair qu’un point de non-retour a été franchi. C’est bel et bien ce jour-là que, selon l’expression de Mourad Didouche, les militants indépendantistes ont « allumé la mèche » de la guerre de libération.
Ce succès est d’autant plus éclatant que la préparation de l’insurrection a été des plus brèves. L’opération a été conçue et mise en oeuvre en à peine plus de quatre mois par une poignée d’hommes déterminés. C’est seulement au mois de juin, en effet, que le principe de la lutte armée a été adopté par le groupe dit des « vingt-deux ». En juillet, ces derniers obtiennent le total soutien des trois responsables indépendantistes réfugiés au Caire – Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Khider -, qui seront chargés de représenter les combattants – et de les aider – à l’extérieur. Fin août, les quatre premiers chefs de zone – Ben Boulaïd, Ben M’Hidi, Bitat et Didouche -, ainsi que leur coordinateur, Mohamed Boudiaf, forment, grâce au ralliement décisif de Krim et de ses hommes, le groupe des « six » chargé de définir les modalités de l’insurrection. Et ce n’est qu’au mois d’octobre, peu avant le jour J, que les décisions essentielles concernant l’organisation pratique de l’insurrection sur le terrain, mais aussi la création du FLN et de l’ALN, sont prises petit à petit. Boudiaf ne rejoindra Le Caire pour informer les responsables de « l’extérieur » des dernières décisions de « l’intérieur » que quelques jours avant la fin octobre. Les « six » et les « trois » constitueront ainsi le groupe dit des « neuf chefs historiques » de la Révolution.
C’est précisément le 10 octobre que les dirigeants de l’intérieur réunis à Alger choisissent la structure définitive du mouvement en gestation et son nom. Ils hésitent entre plusieurs appellations (« Front de l’indépendance », « Mouvement de libération ») avant d’opter pour Front de libération nationale. Les « six » délibèrent également de la date du déclenchement des hostilités. Le 15 octobre est d’abord évoqué : le délai est si court – cinq jours – qu’aucune fuite n’est à redouter. Mais il apparaît vite que cette précipitation est irréaliste. La liste des objectifs, dans chaque zone, n’a pas encore été définitivement arrêtée, le texte de la proclamation du FLN n’est pas au point, et les modalités de son impression et de sa distribution pas davantage. On cherche donc une date ni trop tardive ni trop proche, si possible marquante : le 1er novembre, férié en raison de la fête de la Toussaint, semble tout indiqué. Ce sera le jour J, qui devra rester secret jusqu’à la veille de l’échéance pour tout autre que les « six », y compris les adjoints des chefs de zone. Quant aux membres des commandos, ils seront maintenus en alerte dans les jours précédents, mais ne seront informés que quelques heures avant de passer à l’action.
Bien entendu, il est parfaitement possible de faire remonter la généalogie du FLN beaucoup plus loin dans le temps. Pourquoi pas jusqu’en 1830, date du début de la domination française, puisque la résistance à la colonisation n’a, sous diverses formes, jamais cessé par la suite ? Ou bien, plus près de nous, jusqu’aux événements de Sétif, en mai 1945 ? On sait que la féroce répression de manifestations indépendantistes dans cette ville et ses environs contribua beaucoup à forger la conscience « révolutionnaire » de nombre de futurs combattants du 1er novembre. Tout comme d’ailleurs les élections truquées de 1948, qui découragèrent bien des nationalistes encore « légalistes ». Mais nous restons là dans la préhistoire… La naissance du FLN en tant que mouvement armé s’assignant pour but la fin de la colonisation de l’Algérie est avant tout la conséquence, fût-ce « par ricochet », de l’éclatement du vieux parti indépendantiste de Messali Hadj, l’ancienne Étoile nord-africaine devenue, en raison d’interdictions, le Parti du peuple algérien (PPA), puis le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) à la fin des années 1940.
Ce n’est qu’à partir de la fin de 1953, en effet, moins d’un an avant le 1er novembre, que les conditions de l’apparition du FLN ont été véritablement réunies. Il a fallu pour cela que l’opposition entre les « centralistes » (soutenant le comité central du MTLD) et les messalistes (partisans du chef charismatique de ce parti) prenne une tournure aiguë. Face à cette situation, Mohamed Boudiaf choisit, avec quelques autres, de créer une « troisième force », le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). Ce groupe souhaitait avant tout empêcher que les querelles d’appareil et les rivalités de pouvoir ne provoquent une scission que ne justifiaient pas, à ses yeux, les divergences doctrinales – aussi réelles fussent-elles – au sein du MTLD. Cet objectif s’est rapidement révélé inaccessible, mais Boudiaf et certains des membres du CRUA, désireux de relancer le combat pour l’indépendance, en poursuivaient parallèlement un autre : le retour au premier plan des partisans de la lutte armée. Ceux-ci avaient été écartés de toute responsabilité majeure en 1951, lors de la dissolution de l’Organisation spéciale (OS), la branche paramilitaire du parti messaliste, peu après sa découverte en 1950 par les autorités coloniales. Un revers pour les indépendantistes, qui avait provoqué l’exil de deux des chefs successifs de l’OS (Aït Ahmed et Ben Bella) et surtout condamné à l’inaction la plupart des militants les plus radicaux.
C’est ainsi que, sur fond de crise et de paralysie du principal parti nationaliste, certains des anciens de l’OS parmi les plus motivés, souvent clandestins déjà, se sont concertés à plusieurs reprises, à l’initiative de plusieurs des animateurs du CRUA et, en premier lieu, de Boudiaf. Ils se sont résolus à la fin du printemps 1954 à renvoyer dos à dos ceux qui se disputaient le contrôle d’un parti devenu, de toute façon, trop « légaliste » à leur goût. Et en juin, ils ont convoqué une réunion au Clos-Salembier, sur les hauteurs d’Alger, pour tenter de résoudre la crise à leur manière. Ce sera la fameuse réunion des « vingt-deux » – qui n’étaient en fait que vingt et un, puisqu’on a inclus dans la liste des présents l’hôte de cette petite assemblée, qui n’a pas participé aux débats. Les présents ont décidé de façon irrévocable de déclencher la lutte armée, et donc de commencer à mobiliser chacun de son côté des hommes sûrs et décidés. Ils ont élu le même jour à bulletins secrets un coordinateur – Boudiaf – et coopté une direction collégiale, les « cinq », qui deviendront, on l’a vu, les « six », puis les « neuf ». Et voilà comment tout a vraiment commencé…
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