Dans la tête de Saddam Hussein

Pour dissuader son ennemi iranien, le raïs a laissé croire aux Américains qu’il disposait encore d’armes de destruction massive chimiques et nucléaires.

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Charles Duelfer, le principal inspecteur des Nations unies en Irak dans les années 1990, enquêteur numéro un de l’administration Bush jusqu’en janvier 2004, a tiré un rapport exhaustif des interrogatoires systématiques auxquels ont été soumis, des mois durant, les dirigeants irakiens détenus par les États-Unis, Saddam Hussein en tête. Sa conclusion est qu’en 2003 l’Irak n’avait plus depuis longtemps d’armes de destruction massive, ni biologiques, ni chimiques, ni nucléaires. Dans son numéro daté du 18 octobre, l’hebdomadaire américain Time a brossé du dictateur, à partir de ce rapport, un portrait fouillé dont voici l’essentiel.

Saddam Hussein croyait dur comme fer à la science et il était impressionné par la puissance militaire que conférait la technologie. Pour lui, les armes de destruction
massive (ADM) représentaient un symbole de force et de modernité, et il était convaincu que les pays capables d’en fabriquer étaient parfaitement en droit de le faire. Dans les deux guerres qu’il avait menées au cours de ses vingt-cinq années de pouvoir, les ADM lui avaient sauvé la vie.
Lors de la guerre contre l’Iran, dans les années 1980, il avait conclu que c’étaient les armes chimiques qui avaient repoussé les vagues d’assaut de ses ennemis, et les missiles balistiques qui avaient découragé leurs dirigeants. Il était persuadé que c’était la menace de leur utilisation, en 1991, qui avait dissuadé les « libérateurs du Koweït »
emmenés par les États-Unis de pousser jusqu’à Bagdad pour renverser son régime. Dans un entretien à huis clos avec l’un de ses proches conseillers, juste avant la guerre du Golfe, il avait ordonné que « les ogives chimiques et bactériologiques soient mises à la disposition des chefs militaires », et pointées sur Riyad et sur Djeddah, « les deux principales villes d’Arabie saoudite, celles résident les décideurs et les dirigeants saoudiens », ainsi que sur « toutes les villes israéliennes ». Il avait auparavant écrasé la rébellion kurde en arrosant de gaz asphyxiants le village d’Halabja, et brisé le soulèvement chiite survenu à la veille de la guerre du Golfe avec du gaz neurotoxique.
Mais, en 1991, Saddam a eu à prendre une décision capitale. Bien que vaincu sur le champ de bataille, il avait conservé des ADM dans des caches soigneusement dissimulées et
maintenu en activité ses programmes de recherche. Il était toutefois conscient que les sanctions de l’ONU qui pesaient sur lui à ce sujet causeraient un tort important à l’Irak s’il ne se débarrassait pas de ses stocks. Selon le rapport Duelfer, ayant estimé qu’il
était impératif d’atténuer les effets de la punition encourue, Saddam a donc opté pour une « retraite tactique » et ordonné l’élimination de tout ce qu’il lui restait : les programmes biologiques, chimiques et nucléaires ont été stoppés, les stocks détruits.
Le vaste éventail des preuves dont on dispose désormais montre que lorsque la coalition formée par les États-Unis a envahi l’Irak en mars 2003, Saddam Hussein n’avait plus
d’armes de destruction massive depuis dix ans et que ses capacités d’en fabriquer de nouvelles se réduisaient de jour en jour.
Cependant, selon ce même rapport, d’anciens responsables l’auraient « entendu dire ou suggérer » qu’il « avait l’intention » de relancer ses recherches chimiques et nucléaires il avait, en toute hypothèse, renoncé à la guerre bactériologique lorsque les sanctions seraient levées. Le régime irakien était dépourvu « de stratégie ou de plans
écrits », mais les lieutenants du raïs « ont compris » que tel était son objectif « grâce à leurs relations suivies avec lui et aux commentaires, rares mais précis, qu’il leur faisait verbalement ».
Pour gagner du temps et détourner la menace des sanctions, Saddam a mobilisé toutes ses ressources intellectuelles. Il a accepté le programme « pétrole contre nourriture » de 1996 afin de se procurer les devises fortes qui manquaient à son économie sinistrée et d’acquérir des équipements au marché noir. Il a organisé personnellement la distribution des pièces comptables qui donnaient à leurs bénéficiaires la possibilité d’acheter du pétrole irakien à prix réduit et d’encaisser ensuite d’importantes plus-values. Les destinataires de ces largesses étaient des personnalités et des sociétés étrangères, françaises, russes et chinoises : Saddam escomptait que ces correspondants feraient
pression en sa faveur auprès de leurs gouvernements. Avec ces manuvres, il espérait, dès 2001, que les sanctions étaient quasiment passées par pertes et profits. []
Après la guerre du Golfe, Saddam Hussein a été hanté par la peur de mourir. Il a raconté à la personne qui l’interrogeait qu’il n’avait donné que deux coups de téléphone depuis 1990, pour éviter de se faire repérer. Un laboratoire spécialisé procédait à des tests antipoisons sur la nourriture qui lui était servie. Lui-même justifie la frénésie de construction qui était la sienne à la fin des années 1990 en expliquant que les nombreux palais qu’il faisait édifier devaient rendre impossible sa localisation par l’ennemi. Sa paranoïa a redoublé après la tentative d’assassinat dont son fils Oudaï a été victime
en 1996. Saddam, d’ordinaire soucieux de vérifier personnellement et dans les moindres détails les rapports que lui présentaient ses subordonnés, s’est de plus en plus coupé du monde. Selon l’un de ses conseillers, « il fallait parfois trois jours pour le contacter, même en période de crise ». En 2002, pendant la tension due aux inspections des Nations
unies, il était injoignable, au point que c’est un haut responsable du régime qui fut contraint de prendre sur lui pour autoriser les vols de surveillance.
Saddam n’en restait alors pas moins un autocrate exerçant un contrôle strict sur tous ses subordonnés. L’influence et la liberté d’expression qu’auraient pu manifester ces derniers
étaient laminées par la peur constante qu’ils éprouvaient de perdre leur job ou la vie ! Cette angoisse a engendré une culture du mensonge qui a perverti les processus de décision. Les hauts responsables irakiens avaient généralement coutume de dissimuler à
Saddam les vérités qui risquaient de lui déplaire, comme en 2002, quand les chefs militaires lui ont menti sur leur degré de préparation, ce qui, selon Tarek Aziz, l’a trompé sur la capacité de l’Irak à faire face à une invasion.
Saddam ne se faisait pas une idée très claire des États-Unis. Selon le rapport Duelfer, il a essayé de s’initier à la culture occidentale en regardant des films hollywoodiens et en écoutant la Voix de l’Amérique. Il aimait beaucoup le roman d’Ernest Hemingway, Le Vieil Homme et la mer, parce qu’il identifiait le combat de ce brave mais malheureux pêcheur à ses propres batailles. « Même une victoire mineure était à ses yeux une
véritable victoire », écrit le rapport. Essentiellement préoccupé par l’Iran, Saddam ne considérait pas les États-Unis comme un « adversaire naturel ». Pendant toute la décennie
1990, il a demandé à ses collaborateurs de lui ouvrir un dialogue avec les États-Unis, très déçu que Washington ne lui ait jamais donné sa chance.
Finalement, c’est son impuissance à comprendre la politique américaine qui l’a conduit à sa perte. Il ne s’est jamais rendu compte de la profondeur de l’impact provoqué par le 11 septembre sur la mentalité américaine et il a stupidement écarté les suggestions de ses collaborateurs qui lui conseillaient d’envoyer ses condoléances à Bush après le massacre. Jusqu’en 2002, il n’a pas un instant imaginé que les États-Unis étaient prêts à assumer les risques humains d’une invasion destinée à le renverser. Par la suite, « il a pensé que la guerre ne durerait que quelques jours et qu’on n’en parlerait plus », dit Tarek
Aziz, qui le juge « rusé, mais pas très psychologue ».
Le plus grand mystère, cependant, reste ce double jeu interminable auquel Saddam s’est livré: s’il a détruit les ADM pour échapper aux sanctions, pourquoi s’est-il obstiné, de 1991 jusqu’à sa chute en 2003, à tenter de faire croire qu’il en avait toujours conservé ?
La raison, pense Duelfer, tient à la manière dont il concevait « sa survie, celle de son régime et son héritage ».
Alors que les États-Unis faisaient une fixation sur la menace qu’il représentait, Saddam, quant à lui, concentrait sa stratégie sur l’Iran et estimait qu’il avait absolument besoin
des ADM pour tenir son voisin en respect. Il était donc obligé de « faire de l’équilibrisme » : d’un côté, se débarrasser des ADM pour atténuer les conséquences des sanctions et, de l’autre, prétendre qu’il en était encore doté pour jouer sur l’effet de
dissuasion. Saddam confia en privé à l’un de ses conseillers que « l’essentiel dans la guerre, c’est de tromper les gens », alors que, paradoxalement, il disait la vérité à l’Occident. Finalement, son grand bluff a causé sa perte et a attiré la coalition dans
un piège qui ferait peut-être d’autres victimes, dont Tony Blair et, peutêtre, George W. Bush.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires