Arafat jusqu’au bout

Hospitalisé à Paris le 29 octobre, Abou Ammar aura donné une nouvelle fois toute la mesure de son courage et de son opiniâtreté.

Publié le 3 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

« Je vais, mais je ne reviens pas. Je viens, mais je n’arrive pas »: ainsi le grand poète palestinien Mahmoud Darwich résuma-t-il un jour la personnalité, aussi insaisissable que le mercure, de Yasser Arafat. Depuis la mi-octobre, de son bunker insalubre de Ramallah à l’aile VIP de l’hôpital militaire Percy de Clamart, en France, Abou Ammar n’a plus le loisir d’endosser un masque ni de jouer aux illusionnistes. C’est contre la mort qu’il se bat, et, face à elle, Janus n’a qu’un seul visage: celui du courage et de l’obstination.
Pour lui, qui a toujours donné le meilleur de lui-même en position de faiblesse, alors que l’euphorie l’a souvent amené à accumuler les fautes, l’occasion s’offre une nouvelle
fois de donner toute la mesure de son opiniâtreté.
C’est le 15 octobre, premier jour du ramadan, que survient la première alerte: grippe intestinale, dit-on. Le neurologue jordanien Ashraf al-Kurdi, qui fait depuis plus de
vingt ans office de médecin personnel d’Arafat, accourt aussitôt à son chevet. Le 18 au soir, une équipe de médecins égyptiens, envoyés par Hosni Moubarak, le rejoignent au QG de la Mouqataa à Ramallah. Le 22 octobre, l’état du raïs s’aggravant, c’est au tour du président tunisien Ben Ali qui s’est entretenu au téléphone avec Arafat de dépêcher à ses côtés cinq spécialistes (dont deux réanimateurs) dirigés par le professeur Taoufik Najjar, gastro-entérologue à l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis. À chaque fois, l’exécutif israélien, qui maintient Yasser Arafat sous blocus depuis près de trois ans,
donne son feu vert: Tel-Aviv ne veut en aucun cas être tenu pour responsable d’une mort qu’Ariel Sharon et ses proches ont pourtant ouvertement souhaitée à plusieurs reprises.
Dans la nuit du 27 au 28 octobre, Arafat perd brièvement connaissance. Des contacts sont alors pris avec Paris, dans lesquels Souha, l’épouse du raïs, qui vit dans la capitale française et s’apprête à rejoindre son mari, joue un rôle clé. Jacques Chirac, qu’Arafat appelle affectueusement « docteur » et qui a fait parvenir à Ramallah, dans la journée du 28, un message très chaleureux au président de l’Autorité palestinienne, donne aussitôt son accord au Premier ministre Ahmed Qoreï pour une hospitalisation. Israël ne s’y oppose
pas et assure qu’Arafat pourra user de son « droit au retour » à Ramallah. Vendredi 29 octobre, peu avant 13 h 00, un Falcon 900 médicalisé, affrété sur ordre de l’Élysée, se pose sur l’aéroport militaire de Villacoublay. Yasser Arafat est désormais entre les mains de Dieu et de ses médecins.
Plier, mais ne jamais rompre. Face à la maladie, comme en politique, Arafat a toujours su jouer au plus fin. Opéré d’un caillot de sang au cerveau en 1992, puis victime d’alertes cardiaques ou de mystérieuses grippes intestinales à répétition en 1994, 2002 et 2003, le vieux raïs de 75 ans est sous médication constante, depuis plus de dix ans, pour troubles neurologiques. Maladie de Parkinson? Cancer de l’estomac? Leucémie? Les rumeurs récurrentes d’affections graves et dégénératives l’accompagnent sans cesse et sans
preuves irréfutables, même s’il va de soi que son état actuel est sans doute le plus grave qu’il ait eu à affronter. D’autant qu’aux causes physiologiques s’ajoutent vraisemblablement des facteurs d’ordre psychologique. VRP d’un État virtuel et d’un peuple éclaté, Yasser Arafat a toujours été un adepte du mouvement perpétuel. En un demi-siècle de vie militante et d’odyssée arabe, transportant sans cesse la Palestine sous les
ailes de son avion, il a acquis des habitudes de vie nomade qui lui tiennent lieu d’adrénaline. Il bouge, donc il existe. Or, depuis décembre 2001, celui qui a introduit la bougeotte sans fin en politique survit reclus, confiné entre les quatre murs de la Mouqataa, dans l’incapacité d’emprunter le moindre tapis volant. Il vit chaque jour cet immobilisme comme une petite mort. Ainsi l’ont voulu Sharon et Bush.
Monter à bord du Falcon français a donc dû être pour lui, paradoxalement, une sorte de délivrance. Soulagement éphémère pourtant, car le raïs, clé de voûte d’un système qu’il a créé et dont il connaît seul les ramifications complexes, sait fort bien qu’il laisse derrière lui une Autorité palestinienne affaiblie et contestée. Les islamistes du Hamas et
la jeune garde du Fatah ne cessent, depuis des années, de critiquer l’autoritarisme et la corruption du « système Arafat ». Son mode de gestion, qui doit beaucoup au style
archaïque des potentats arabes l’argent et la vénalité des hommes n’ont plus de secret pour lui ont fait de ce chef décharné un personnage du passé aux yeux de bon nombre
d’observateurs extérieurs. Lui seul s’y retrouve dans son chaos. Or on ne dirige plus ainsi un État, fût-il croupion, en ces temps de mondialisation de la bonne gouvernance.
Reste qu’Arafat est incontournable, pour une raison majeure : sa popularité, auprès des Palestiniens, demeure largement intacte. Les critiques acerbes n’épargnent pas son
entourage, mais il en sort toujours indemne, tel un bon vizir flanqué de vils flatteurs. L’image de l’ascète marié à la révolution et du combattant miraculé a cédé la place à celle du père vénéré, craint, capricieux, mais aussi symbolique, aussi consubstantiel qu’une motte de la Terre sacrée. Depuis l’assassinat par les Israéliens de Cheikh Yassine, en mars 2004, Yasser Arafat n’a plus face à lui de rival potentiel, seulement
des dauphins ambitieux qui ne lui arrivent pas à la cheville. Ahmed Qoreï, 66 ans, Premier ministre, et son prédécesseur Mahmoud Abbas, 69 ans? Respectables, mais sans base électorale. Mohamed Dahlan, 42 ans, ancien ministre de l’Intérieur ? Fort à Gaza, mais faible en Cisjordanie, où on lui reproche d’être le successeur adoubé par Israël et les États-Unis. Rawhi Fattouh, 55 ans, président du Parlement et donc chef de l’Autorité par intérim (deux mois) en cas de décès du Vieux? Politiquement, c’est un personnage de second plan. Le seul en fait dont l’étoile brille au firmament des héros du peuple palestinien est le leader de la seconde Intifada, Marwane Barghouti, 45 ans. Mais il est en prison, condamné cinq fois à la détention perpétuelle par un tribunal israélien. Ce qui se passera après Arafat est donc une énigme, tout comme l’est le scénario qui se déroulera en cas d’incapacité ou d’hospitalisation prolongée de cet admirateur éperdu du général de Gaulle.
Incarcéré et impuissant à l’image de ses compatriotes, considérablement diminué désormais par une maladie dont on ignore l’issue, Yasser Arafat est donc redevenu, vendredi 29 octobre, un personnage de tragédie. Avec une indécence qui n’étonnera que ceux qui ne le connaissent pas, le ministre israélien des Affaires étrangères Sylvan Shalom ne s’est pas privé de souhaiter sa mort, ajoutant qu’elle permettra enfin à Israël de dialoguer avec des dirigeants palestiniens « responsables ».
S’est-il réjoui trop tôt? Outre qu’Abou Ammar est un survivant et que sa dernière heure n’est peut-être pas venue, sa disparition ôterait à Ariel Sharon l’un des prétextes fondateurs de sa politique d’étouffement du peuple de Palestine. Pour Israël aussi, au pied du mur, le « jour d’après » est un mystère.

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