Voyage dans les médias américains

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le protectionnisme est la règle aux États-Unis. Une mesure qui s’applique également à la presse écrite et audiovisuelle, où la liberté d’expression est sérieusement mise à mal.

Publié le 1 septembre 2003 Lecture : 6 minutes.

« Mon avis est que ces manoeuvres militaires en Irak ne sont en rien une guerre libératrice, mais une invasion. Si je prenais le risque de dire cela à l’antenne, je perdrais immédiatement mon emploi. » L’homme qui s’exprime ainsi, et qui préfère garder l’anonymat, est un journaliste exerçant depuis vingt ans dans une station de radio, propriété de CBS, émettant dans la région de San Francisco. Rares sont ceux qui osent parler aussi librement, surtout devant un parterre de confrères d’outre-Atlantique, comme c’est le cas aujourd’hui. Parmi eux, des journalistes africains ébahis, auxquels il explique que « la notion de liberté de la presse aux États-Unis est en ce moment toute relative ». Si certains confrères africains peuvent encore risquer la prison – voire la mort – pour un article « critique » à l’égard de leur gouvernement, lui, journaliste américain, court le risque de perdre son emploi. Une décision que les dirigeants d’entreprise américains n’ont aucunement besoin de justifier, quelle que soit l’ancienneté de l’employé. Vous déplaisez ? Vous êtes viré. Sans raison, préavis ni indemnités. Un argument difficile à concevoir dans ce pays de la liberté. Alors le journaliste qui aime son métier se tait et obtempère, ou bien il ne pourra plus exercer.
Cette pression est apparue après les attentats du 11 septembre 2001. Désormais, comme beaucoup le disent à demi-mot, les médias sont devenus les « porte-parole » de la Maison-Blanche. L’indépendance est également mise à mal par l’assouplissement, le 2 juin 2003, de la réglementation concernant la propriété de médias. Une même société peut désormais contrôler jusqu’à 45 % de l’audience. Autant dire que la diversité d’opinion est fortement restreinte. À l’origine de cette décision, la Commission fédérale des communications (FCC), composée de trois républicains et de deux démocrates. Cette répartition des voix permet au président des États-Unis de mettre en place les réglementations qui lui conviennent. Pour de nombreux journalistes, cette situation est « terrifiante et dangereuse ». Les quatre grands groupes audiovisuels nationaux (ABC, CBS, NBC et Fox), ainsi que les deux grands groupes radiophoniques Clear Channel et Infinity Broadcasting, ont donc toute latitude pour poursuivre leur politique d’achat de médias locaux, jusque-là détenus par des sociétés indépendantes qui s’épuisent face à une concurrence contre laquelle leurs ressources sont infimes. L’exemple de Clear Channel est éloquent. Sur les 4 000 stations de radio que compte le pays, 1 250 appartiennent à ce groupe. Dans certaines régions, c’est donc la totalité de la production radiophonique qui se trouve entre les mains d’une même société. Qui ne fait, en outre, que peu de cas de la qualité. Souvent, un seul employé enregistre trois ou quatre minutes de voix, diffusées toutes les heures. Dans les studios, aucune personne physique : musique et interventions orales sont programmées sur ordinateur…
Si ce système permet d’indéniables économies, il a ses inconvénients. Ainsi, au début de l’année, dans l’état de l’Idaho, un train transportant des substances toxiques a déraillé à l’entrée d’une petite ville. Par prudence, les pompiers ont souhaité évacuer la ville. Quel meilleur moyen, a priori, que d’utiliser les ondes radio pour contacter une large frange de la population ? Cette idée, le chef des pompiers l’a eue. Il a tenté de contacter les trois radios locales, toutes détenues par Clear Channel, et fonctionnant toutes sur ce modèle informatisé. Personne ne se trouvait dans les bureaux.
La situation n’est pas meilleure du côté de la presse écrite. Du point de vue de la diversité, tout d’abord, on observe le même phénomène que dans les autres médias. Les grands conglomérats existent de la même façon. Ainsi, dans la région de San Francisco, le Oakland Tribune affiche un tirage de 77 000 copies, mais en annonce 200 000, chiffre correspondant en fait au tirage total des différents quotidiens du groupe dont la structure centrale de la rédaction est la même. Et la récente réforme de la réglementation de la propriété des médias a également autorisé l’existence de duopoles (radios et journaux appartenant à une unique société dans une région donnée). Quant à la crédibilité, l’histoire Jayson Blair, du nom du jeune journaliste qui écrivait de faux reportages, survenue au quotidien de référence, le New York Times, a fait beaucoup de mal. Il reste peu d’Américains qui font confiance à leur presse. Le visiteur étranger découvre que la situation n’est pas aussi enviable qu’il y paraît de loin.
« Les journalistes consciencieux et amoureux de leur métier sont toujours majoritaires au sein des organismes de communication », estime l’un d’entre eux. Mais les lignes éditoriales qu’ils suivent n’autorisent pas une grande liberté d’expression. Ainsi, les rédacteurs témoignent qu’ils ont dû apprendre à taire leurs opinions, et à ne pas tenter de les mettre en scène. Le placard, ou même le licenciement, arrive très vite. La campagne militaire contre l’Irak en a été le meilleur exemple. Alors qu’une partie non négligeable de l’opinion était contre cette guerre, elle n’a pas eu voix au chapitre. Lors d’une manifestation pacifique à Los Angeles en novembre 2002, une centaine de manifestants proguerre avaient infiltré le cortège et y scandaient la nécessité d’une intervention militaire. Aux très rares journalistes présents sur place, il a été demandé de ne se consacrer qu’à cette minorité. L’opinion pacifiste n’a trouvé une place dans les médias que très tard, peu de temps avant le déclenchement des hostilités, alors que les preuves de l’existence d’armes de destruction massive tardaient à apparaître. Un prétexte à la guerre inepte, selon un journaliste. « Comment faire la guerre à un pays pour la possession de matériels que nous lui avons nous-mêmes fournis ? » Mais ce point de vue, beaucoup trop polémique, ne parviendra pas non plus aux lecteurs. À moins que l’auteur des lignes cherche à se faire licencier.
Autre exemple de « rétention de l’information », la réunion de la FCC, en juin 2003. Celle-là même qui devait conduire à l’assouplissement de la réglementation de propriété des médias. Un journaliste de CBS souhaitait couvrir l’événement, mais avait un autre reportage sur le feu. Qu’importe, se dit-il, « j’essaie d’envoyer un de mes collègues, libre de tout engagement ». La réponse de la direction de la chaîne fut éloquente : l’autre reporter devait aller assister à une foire villageoise. Il serait grand temps de couvrir l’événement une fois la décision entérinée. Pas question de prendre le risque que la pression populaire fasse capoter le projet – peu apprécié – de la FCC. Et de fait, le grand public n’a eu connaissance de l’événement qu’une fois le vote réalisé.
L’exercice du métier de journaliste n’est pas de tout repos dans le contexte actuel. Beaucoup, entrés en profession comme on entre en religion, pour relayer la vérité, ont perdu leurs illusions. Encore plus parmi les minorités exerçant ce métier. Car, en plus de la conception toute relative de liberté d’expression à laquelle ils doivent faire face, les Africains-Américains doivent également endurer un ségrégationnisme toujours très présent. Leur représentation dans les médias est même en baisse. À la radio, par exemple, ils représentaient en 2001 9 % des journalistes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 6 %. Réunis au sein de la National Association of Blacks Journalists, les Africains-Américains tentent de renforcer leur présence dans les médias. Mais les directions continuent d’affirmer qu’elles ont du mal à trouver des professionnels noirs compétents. Il y a pourtant fort à parier que s’ils cherchaient à recruter à tout prix un journaliste africain-américain, les responsables des rédactions n’auraient pas trop de mal à en dénicher un…

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