Un triomphe, pour quoi faire ?

L’élection de Kagamé à la tête de l’État met fin au régime d’exception en vigueur depuis le génocide de 1994. Même si son score, 95 %, risque de susciter une certaine défiance vis-à-vis du processus électoral en cours.

Publié le 1 septembre 2003 Lecture : 7 minutes.

En ce lundi 25 août, devant l’école primaire du secteur de Cyahafi, près du centre de Kigali, les files d’attente s’étirent sur plusieurs dizaines de mètres. Depuis 6 heures du matin, les habitants sont venus en masse, leur carte d’électeur à la main. Ils se rangent les uns derrière les autres, regroupés par quartiers, et attendent patiemment, dans le plus grand silence. Ils se connaissent tous – ce sont des voisins, des parents – mais l’heure est au recueillement. Le moment est historique : il s’agit du premier scrutin présidentiel pluraliste depuis l’indépendance du Rwanda, et l’occasion pour le pays de tourner la page d’un régime d’exception mis en place après le génocide de 1994. Au bout de la chaîne, des hommes vêtus d’une chemise jaune pâle arborant l’inscription « Élections 2003 » distribuent les bulletins de vote : une simple feuille avec les quatre photos des candidats (même celle de Alivera Mukabaramba, bien qu’elle se soit retirée la veille en faveur du candidat Kagamé). Une empreinte apposée dans le secret de l’isoloir définit le choix. Alphonse, la trentaine, montre fièrement son pouce : « C’est magique d’enfin voter », s’écrie-t-il. Il se rappelle son premier scrutin présidentiel en 1988, quand Juvénal Habyarimana avait été élu avec 99,98 % des voix : « Il y avait deux choix : le bulletin vert, c’était pour qu’il reste, le gris, pour qu’il parte. Je n’ai jamais eu le gris. »
Quinze ans après, il donne aujourd’hui un sens à son choix : « J’ai voté pour notre président, car il veut reconstruire le pays pour que nous puissions vivre en paix tous ensemble. » Le soir même, dans l’enceinte du plus grand stade de Kigali (« Amahoro », la paix), Paul Kagamé lui répond en écho : « Cette victoire est la victoire de tous les Rwandais. » Devant près de 15 000 personnes, le président-candidat savoure son succès. En face de lui, son score clignote sur le panneau lumineux : « 94,3 %. Oyé ! Kagamé » (on n’apprendra que le lendemain qu’il l’a remporté en réalité avec 95 % des voix ). Tard dans la nuit, ses partisans ont dansé sur les rythmes entraînants de ce chant du FPR (Front patriotique rwandais) qui fut un tube en juillet 1994, quand les troupes emmenées par le « rebelle » Kagamé mirent fin au génocide : « La victoire [« Insinzi »] pour les enfants du Rwanda », dit la chanson.
Pour beaucoup, ce chef de guerre devenu président sur décision du Parlement en 2000, incarne l’homme providentiel. Dirigeant le pays d’une main de fer, et soutenu par un parti qui a gardé la discipline et l’organisation de la lutte armée, Kagamé a relevé le défi, quasiment impossible dans une région aussi troublée, de maintenir le calme dans le pays. Et s’il a été fortement critiqué pour son intervention en République démocratique du Congo, il a su garder le soutien des Américains et des Britanniques. Sur le plan économique, ce grand lecteur de Mao et du Che s’est essayé au libéralisme social : tout en se soumettant aux programmes de privatisations imposés par le FMI et en faisant de l’oeil aux investisseurs étrangers, il s’est fixé un ambitieux programme de lutte contre la pauvreté : gratuité de l’école primaire, constructions de logements, aides à l’agriculture…
Le succès de Kagamé dépendra de l’adhésion de chacun à son projet de société. Comme on le ferait pour une leçon, on répète, jour après jour, que les clivages ethniques doivent s’effacer devant la notion de citoyenneté. Progressivement, les termes mêmes « hutu », « tutsi » et « twa » sont devenus tabous. Cette exigence, tout à la fois civile et politique, de la non-distinction est imposée par le FPR, de gré ou de force. C’est en souvenir des manipulations politiques qui ont conduit au génocide que Kagamé s’est toujours méfié du multipartisme, allant jusqu’à proclamer l’état d’exception en 1999, sous prétexte que « les Rwandais n’étaient pas encore prêts » à vivre une aventure démocratique. Aujourd’hui, plus que jamais, cette élection couronne la démocratie consensuelle à la rwandaise : si les partis ont théoriquement le droit d’exister, ils doivent se soumettre au strict cadre politique fondé sur les deux valeurs impérieuses de l’Unité et de la Réconciliation. Et c’est ainsi que s’est créé le front pro-Kagamé : les responsables des sept autres formations autorisées par la nouvelle loi sur les partis se sont alignés derrière lui. Face au président, deux hommes se présentaient sans le soutien d’aucune structure politique : Jean-Népomucène Nayizira, ancien ministre écarté de la vie politique à l’automne 2002 pour « mauvaise moralité », qui n’a obtenu que 1,3 % des voix, et l’ex-Premier ministre Faustin Twagiramungu, revenu au pays après huit ans d’exil, crédité de 3,6 %.
Alors que les klaxons et les chants des partisans du « Mzee » ( « le Vieux », surnom donné à Kagamé pendant la campagne) résonnaient encore pour fêter la victoire, Twagiramungu, seul véritable challenger, mettait en cause la régularité du scrutin ainsi que les attaques et les intimidations dont ses partisans et lui-même ont été victimes. En assurant qu’il comptait rester au pays pour poursuivre le combat politique, il a demandé un nouveau scrutin. Face à un Kagamé omniprésent sur les affiches électorales, les casquettes, les tee-shirts ou autres parapluies, Twagiramungu, manquant cruellement de moyens financiers et de véritables soutiens dans le pays, a fait l’effet d’un candidat fantôme. Et il a dû faire face à un véritable matraquage. Il a été ainsi accusé tout à la fois par les médias proches du pouvoir, par la Commission électorale nationale et la Commission Unité et Réconciliation d’être un « Le Pen rwandais », un « agent téléguidé de l’étranger », un « divisionniste ».
Ce dernier mot, Amacakubiri en kinyarwanda, a connu un beau succès pendant la période préélectorale. Tous les soirs, au Journal télévisé, des sympathisants de Twagiramungu expliquaient qu’ils désertaient le navire, car leur leader était « divisionniste ». Dans un pays où l’instrumentalisation de l’ethnicité a conduit à la mort de près d’un million de personnes, cette accusation est très grave. Défini par la loi adoptée en février 2002 comme « l’utilisation de tout discours, déclaration ou acte qui divise la population et crée des conflits », le divisionnisme peut être sanctionné par des peines allant de trois mois à cinq ans de prison. « Dans ce pays, on ne dit plus rien, on ne peut pas critiquer le FPR ni Kagamé, sans être aussitôt accusé de divisionnisme », répétait Twagiramungu, résigné avant même la clôture de la campagne.
Si l’ex-Premier ministre est toujours en liberté, d’autres sont déjà tombés. Certains ont été incarcérés, comme l’ancien président Pasteur Bizimungu et Charles Ntakiruntinka, son ex-ministre des Transports et de la Communication, suite à l’interdiction de leur parti, le PDR-Ubuyanja (Parti démocratique pour le renouveau), en mai 2001. D’autres ont fui, tandis que deux figures de l’opposition ont « disparu » en avril dernier. Cette déstabilisation systématique de l’opposition est dévoilée dans deux récents rapports (Human Rights Watch et Amnesty International), qui dénoncent l’usage abusif de cette condamnation de « divisionnisme ».
Dans la rue et dans les cabarets, le débat se poursuit, les uns affirmant mordicus la dangerosité de l’ancien Premier ministre, les autres relevant les mensonges et les machinations des autorités. Mais la liberté d’expression peut se jauger à la différence de ton : la bravade et l’assurance des premiers contrastent avec le ton feutrée des seconds. « C’est bien que Twagiramungu soit revenu, il ose enfin dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas », déclarait Epimaque avant le scrutin. Né à Cyangugu, la ville natale de l’ancien Premier ministre, c’est un de ces intellectuels hutus comme il en existe surtout dans les villes, très critique vis-à-vis du FPR : « Si la sécurité est revenue pour la masse populaire, tous les autres travaillent dans la terreur. » Pourtant, le 25 août, il a voté pour Kagamé, de peur disait-il que « la victoire de Twagiramungu ne crée des troubles terribles ». Une référence directe aux massacres qu’a connus en 1993 le Burundi après l’assassinat par des officiers extrémistes tutsis du Hutu Melchior Ndadaye, le premier président démocratiquement élu. Dans ce pays extrêmement bien organisé et très sécurisé jusqu’au plus bas niveau administratif, les réminiscences du passé alimentent toujours la paranoïa.
Plus de neuf ans après le génocide, les Rwandais se débattent toujours avec leur mémoire, leurs douleurs, leurs crimes ou leurs pleurs. Avec le lancement à la fin de 2002 des juridictions gacaca, ces tribunaux populaires chargés de juger les crimes de génocide, le grand débat a officiellement débuté. Il doit, sur la base de la manifestation de la vérité, réconcilier les Rwandais entre eux. « Malheureusement, il n’existe pas de vrai espace de discussion, soutient un observateur étranger, même s’il est très important de faire la différence entre les crimes de génocide et les violations de droits humains par les militaires du FPR. Beaucoup sur les collines déplorent que cette justice ne s’attaque qu’aux Hutus. Ils pleurent sans avoir l’impression d’être écoutés. » Une exigence humaine qui prend des allures d’urgence politique si le pouvoir veut éviter de trop lourdes frustrations. Il revient au président, élu pour un mandat de sept ans renouvelable une fois, d’impulser le mouvement.
La prochaine échéance politique est fixée au 30 septembre. Les Rwandais éliront alors leurs députés au suffrage universel. Quels que soient les résultats, il est d’ores et déjà certain, car inscrit dans la Constitution, que le Premier ministre et le président de l’Assemblée appartiendront à un autre parti que le FPR. À l’aube de ce nouveau scrutin, il est intéressant de relire ce qu’écrit Servilien Sebastoni, conseiller en communication du FPR, dans un texte intitulé « La Vision ethniciste de la société rwandaise » : « La défense de la notion d’ »opposition », au sens occidental d’ »affrontement », et le refus du « forum des partis » sont parmi les symptômes de cet oubli [du génocide]. Les oppositions exclusives ne feraient qu’aviver et fixer les déchirures entre les Rwandais, ce qui est le contraire de la réconciliation. » Le débat politique ne se réduirait-il alors qu’à de petits arrangements ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires