Le retour du voile

Dans les cités populaires comme dans les quartiers chic, les femmes sont de plus en plus nombreuses à arborer le foulard islamique. Un surprenant regain de religiosité, sans rapport avec un quelconque activisme politique.

Publié le 28 juillet 2003 Lecture : 6 minutes.

On pensait les Tunisiennes vaccinées. Eh bien, il n’en est rien ! Émancipées ou non, elles sont de plus en plus nombreuses à porter le foulard islamique. Dames d’un certain âge ou adolescentes, étudiantes ou mères de famille, celles que les Tunisiens surnomment, par manière de dérision, « les 404 bâchées », sont de retour dans les cités populaires comme dans les quartiers chic de la capitale et de sa banlieue.
Considéré comme une manifestation d’islamisme passif, le voile a été, dans les années 1990, énergiquement combattu par les autorités. Et interdit dans les administrations. Aujourd’hui, il est toléré. Certes, les minijupes tiennent encore le haut du pavé, si l’on ose dire, mais la réapparition du voile, même si elle est moins spectaculaire qu’au Maroc, est le révélateur d’un mouvement de fond : le retour à la religion.
Le vendredi après-midi, à l’heure de la prière, il est de plus en plus difficile de circuler aux abords des mosquées. Avec une ostentation presque revancharde, les fidèles vivent leur foi au grand jour. « Avant, les gens évitaient de se singulariser, note un chef d’entreprise. Ils avaient une sorte de complexe à afficher publiquement leur pratique religieuse. Ils y voyaient une sorte de provocation. Les mentalités et les attitudes ont beaucoup évolué. Mes employés, surtout les plus jeunes, ne prennent plus de gants pour me demander l’autorisation de s’absenter pour aller prier. »
Un psychologue interprète cette montée du sentiment religieux comme « un mécanisme de défense », voire « une forme de résistance ». « La deuxième Intifada, les suites du 11 septembre et la guerre d’Irak, explique-t-il, ont suscité rancoeurs et frustrations. Les Tunisiens se sentent concernés, mais ne peuvent rien faire. En priant ou en se voilant, ils témoignent à leur façon de leur engagement aux côtés de leurs coreligionnaires qui souffrent. »
La Tunisie est presque un cas d’école. C’est le pays du Maghreb le plus occidentalisé, le plus proche culturellement de l’Europe. Mais c’est aussi celui qui entretient la passion la plus vive pour l’Orient. La fascination pour Oum Kalsoum ou Fayrouz, par exemple, y est totale. En tout cas, sans comparaison avec l’accueil réservé par les autres Maghrébins aux vedettes « orientales ». Politiquement, c’est un peu la même chose. Les Tunisiens se sentent davantage concernés par le drame arabe, qu’ils vivent par procuration, rivés à leur poste de télévision. Luxe de riches ? Éprouvés par près de dix ans de guerre civile, par les difficultés de la vie quotidienne et, aujourd’hui, par les conséquences du tremblement de terre, les Algériens ont d’autres chats à fouetter. Les Marocains aussi, mais pour d’autres raisons qui ont nom : Sahara, transition, misère et, depuis les attentats de Casablanca, le 16 mai, terrorisme…
Mais ce qui est en jeu avec ce regain de religiosité, c’est aussi une forme de repli identitaire. « Le phénomène s’est amplifié ces dernières années, mais son origine est antérieure au 11 septembre 2001 », analyse Slaheddine Jourchi, journaliste et militant des droits de l’homme, l’un des rares intellectuels à s’être penché sur la question. Selon lui, le réveil de la conscience religieuse touche toutes les classes de la société, et notamment les jeunes, traditionnellement les plus désislamisés. « Les années 1970 et 1980, précise Jourchi, ont été celles de l’amalgame entre islam et politique. À l’inverse, le réveil actuel n’est pas synonyme d’opposition ou de subversion, il n’est pas dirigé contre l’État ou le gouvernement. Les gens sont en quête d’identité, se posent des questions. Ils trouvent dans la religion réconfort et épanouissement. Mais ce retour au sacré n’est pas encadré, il est spontané, instinctif. Les mosquées n’y jouent pratiquement aucun rôle. Elles sont d’ailleurs sévèrement contrôlées. Les horaires d’ouverture et de fermeture étant réglementés, il n’est pas possible de s’y réunir autour d’un maître pour discuter de religion. Les imams doivent faire allégeance à l’État et glorifier ses réalisations. La dimension spirituelle des prêches est très faible. Les gens retrouvent le chemin de Dieu par d’autres voies : la lecture, les émissions télévisées diffusées sur le satellite, les discussions avec les amis et les voisins… Leur vision du religieux est largement façonnée par l’extérieur. Elle vient d’Égypte ou des pays du Golfe. »
Les chaînes arabes par satellite sont reçues dans la moitié des foyers. Entre deux feuilletons, elles diffusent des émissions religieuses très prisées. Certaines, comme Al-Manar, la chaîne du Hezbollah libanais, ou la saoudienne IQRA, sont même exclusivement dédiées à la religion. Les intellectuels laïcs (et francophiles) les accusent de faire le lit de l’obscurantisme. Qu’en est-il réellement ? Selon un professionnel des médias, il ne faut pas surestimer l’influence de ces chaînes : « Al-Manar est un fantasme. On en parle comme si les Tunisiens étaient branchés en permanence sur ce canal, alors que son taux de pénétration est inférieur à 1 %. Les trois quarts des programmes sont politiques et s’adressent en priorité aux Libanais. Les Tunisiens la regardent cinq minutes, par curiosité, puis zappent : ils n’y trouvent ni divertissements, ni feuilletons égyptiens, ni danseuses lascives… » Les vraies stars de l’audimat ne sont pas en effet celles qu’on imagine : en temps de paix, la durée moyenne d’audience d’Al-Jazira ne dépasse pas 5 %, soit neuf points de moins qu’ESC 1, la grande chaîne généraliste égyptienne, et deux de moins que Dream TV, un canal spécialisé dans la chanson et le divertissement(*).
« Le vrai changement, résume notre interlocuteur, c’est l’arabisation, et son corollaire, l’orientalisation. Les télévisions du Golfe se sont hissées au niveau de leurs concurrentes occidentales. Elles ont gagné en crédibilité et en diversité. Les chaînes thématiques à gros budget proposent à la fois les derniers Disney doublés en arabe et leurs propres productions de dessins animés. Du coup, les nouvelles générations sont imprégnées par la langue arabe comme les générations précédentes l’ont été par le français, avec Antenne 2, et l’italien, avec Rai Uno. Avant, il y avait antinomie entre une modernité assimilée à l’Occident et une arabité qui se confondait avec un ensemble figé de traditions. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, on peut être moderne en arabe. Il est parfaitement possible de concilier modernité, culture et, partant, pratique religieuse. »
La religion constitue aussi une réponse toute trouvée à un processus d’acculturation. Le décollage économique a profondément modifié le visage du pays, bouleversé les habitudes et les moeurs. Les Tunisiens ne sont pas peu fiers des progrès accomplis par leur pays, mais ils ne voient pas toujours d’un très bon oeil les changements induits dans les comportements par la modernité. Car les évolutions sont à la fois brutales et irréversibles : perte du sens des valeurs, du respect des aînés et des repères traditionnels, permissivité sexuelle, explosion de la criminalité dans les cités populaires et les banlieues pauvres… Pour se protéger et préserver tant bien que mal leur identité, beaucoup, jeunes et moins jeunes, se réfugient dans la piété. Mais de quelle identité s’agit-il ? C’est le coeur du problème. En l’absence de réelle possibilité d’expression, d’espace de débat, cette question cruciale est laissée de côté. Le retour de la religiosité révèle les contradictions qui travaillent la société tunisienne. Il illustre son ambivalence profonde à l’égard d’un Occident à la fois envié et détesté, mais il ne résout rien. C’est tout sauf une réponse claire à une angoisse réelle et fondée.
Les « réislamisés » – osons ce néologisme – ne revendiquent rien et sont parfaitement apolitiques, ce qui, au passage, explique la tolérance dont ils bénéficient. Mais l’exemple récent des attentats au Maroc est malheureusement là pour le rappeler : le risque de dérapage existe, même s’il ne concerne qu’une minuscule frange des néopratiquants. Rien ne permet d’avancer l’hypothèse d’une montée de l’intolérance en Tunisie. Rien ne permet non plus de l’infirmer. Personne ne sait à quoi s’en tenir, puisque le mouvement échappe à toute organisation et à tout encadrement. À terme, il peut accoucher du meilleur, la réconciliation de l’islam et de la modernité, comme du pire, une dérive sectaire attisée par les braises de la misère et de la frustration…

* Étude Sigma Conseil, juin 2003. Avec une durée moyenne d’audience de 34 %, la chaîne nationale Canal 7 reste, de loin, la numéro un, mais cette prépondérance est surtout due au fait qu’elle est captée dans tous les foyers, ce qui n’est le cas d’aucune de ses rivales.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires