La bataille des médias

Tracasseries administratives et judiciaires contre plusieurs quotidiens coupables d’irrégularités de gestion… Accusations sans preuve et manipulations en tout genre… La campagne présidentielle démarre fort !

Publié le 1 septembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Le président Abdelaziz Bouteflika l’avait promis au début de son mandat : « La presse algérienne est totalement libre de dire ce qu’elle veut. Aucun journal ne sera suspendu, aucun journaliste ne sera emprisonné. » Six quotidiens indépendants parmi les plus critiques à l’égard du gouvernement viennent pourtant d’être suspendus et deux directeurs de publication convoqués devant les tribunaux.
Le 14 août, les directions du Matin, de Liberté, du Soir d’Algérie, d’El Khabar, de L’Expression et d’Er Raï ont en effet été informées qu’elles avaient trois jours pour régler les sommes astronomiques – 720 millions de dinars (8,5 millions d’euros), au total – qu’elles doivent aux trois imprimeries d’État. Sous peine de ne plus avoir accès aux rotatives. À de rares exceptions près, tous les quotidiens algériens dépendent de l’État pour leur impression. « Cette survivance de la période socialiste est pour le moins curieuse dans un pays qui joue la carte libérale, ambitionne d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et conclut des accords commerciaux avec l’Union européenne », estime Fayçal Metaoui, le directeur du quotidien El Watan (qui, pour sa part, possède deux imprimeries dans l’Algérois). Bien sûr, les six rédactions concernées dénoncent ce qu’elles considèrent comme un « subterfuge commercial » destiné à « faire taire pour longtemps les journaux coupables d’avoir révélé des scandales ».
Quoi qu’il en soit, El Khabar est bel et bien parvenu à apurer sa dette dans le délai imparti et a été autorisé à reparaître, le 20 juin. Liberté et Er Raï ont fait de même, mais se sont vu présenter une nouvelle exigence : qu’ils effacent également celles de deux titres aujourd’hui disparus (Essahafa et Le Journal de l’Ouest), qui appartenaient à leurs groupes de presse respectifs. Liberté a réglé les 110 millions de dinars réclamés et a reparu le 21 août. « Nous avons payé pour continuer à exister, pour rester indépendants et ne pas brader notre ligne éditoriale », explique Farid Alilat, le nouveau directeur du journal, convaincu d’avoir été « rançonné ». D’autres quotidiens ont, en revanche, catégoriquement refusé de payer « sans garantie de parution ».
Bien entendu, les considérations électorales ne sont pas absentes de l’affaire. Comment pourrait-il en être autrement à moins de huit mois de la présidentielle ? Ali Benflis, le secrétaire général du FLN, qu’un conflit ouvert oppose au président Bouteflika depuis le dernier Congrès du FLN (il a été limogé au mois de mai de son poste de Premier ministre), s’est d’ailleurs empressé de faire la tournée des journaux suspendus pour dénoncer « une nouvelle atteinte aux libertés. » Lors d’un récent Conseil de gouvernement, les ministres qui lui sont favorables ont même pris un malin plaisir à exhiber un exemplaire du Matin, qui venait de reparaître le jour même. Mieux encore, d’une manifestation de soutien aux journalistes, le 19 août, devant la maison de la Presse, une délégation de l’ex-parti unique arborait une banderole porteuse d’un slogan sans équivoque : « Le FLN soutient la presse contre la hogra [mépris]. » Pour ceux qui en doutaient encore, la campagne électorale est bel et bien ouverte
De là à agiter l’épouvantail d’une attaque en règle contre la presse à des fins purement électorales, il y a un pas qu’il serait imprudent de franchir. D’abord, parce que la situation des journalistes algériens s’est considérablement améliorée depuis 1992. Ensuite, parce que ce n’est pas la première fois que des journaux sont suspendus pour défaut de paiement : El Watan et Le Matin en ont fait l’amère expérience, en 1998. Si les titres suspendus finissent généralement par reparaître, ce n’est pas toujours le cas : faute d’avoir pu payer ses dettes, La Nation, par exemple, a disparu en 1996.
Tout en se déclarant « inquiet » des « pressions » exercées contre certaines publications, Robert Ménard, le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), reconnaît volontiers que « les journaux algériens se mettent en position de faiblesse en ne payant pas régulièrement leurs factures aux imprimeurs ». « Nous avons retenu la leçon de 1998, confirme pour sa part Fayçal Metaoui. Le meilleur moyen de se protéger contre les abus du pouvoir est de payer chaque facture à temps, jusqu’au dernier centime. » Il est quand même étrange que la grande majorité des journaux s’abstiennent de rendre publics leurs bilans comptables. Seuls El Watan et Le Quotidien d’Oran s’y astreignent, ce dernier publiant même ses chiffres de diffusion. Les directeurs des six journaux suspendus jurent que « les factures ont été gonflées », mais, en l’état actuel de leur comptabilité, sont bien incapables d’en apporter la preuve. « Ce manque de transparence est instrumentalisé par les autorités, estime encore Ménard. La situation est propice à toutes sortes de manipulations, de chantages et de pressions. »
Il est vrai que le gouvernement n’a pas forcément l’exclusivité des manipulations. « Pour révéler des scandales, s’indigne un directeur de journal, il faudrait que les journalistes aient de vraies informations. Ce n’est pas toujours le cas, ils se contentent souvent d’exhumer de vieilles histoires, sans les vérifier. Et puis, si l’on veut parler de l’enrichissement de Bouteflika, il faut aussi parler de celui des autres. » « Le FLN a raison de se faire le chantre de la liberté de la presse, à condition que cela ne se limite pas à une opposition systématique au chef de l’État », renchérit Metaoui.
Reste que le coup de balai gouvernemental en laisse plus d’un perplexe. « Pourquoi certains confrères qui ont un tirage moins important que le nôtre et sont davantage endettés n’ont-ils pas été inquiétés ? » s’étonne Youcef Rezzoug, rédacteur en chef du Matin. « Les quarante-six journaux de la place sont lourdement endettés auprès des imprimeurs, analyse l’un de ses confrères. Si tous étaient mis en demeure d’apurer leurs comptes, combien parviendraient à survivre ? Pas plus de cinq, à mon avis. » Le total des créances impayées est de l’ordre de 3,25 milliards de dinars (38,6 millions d’auros). Dont le quart environ pour les six quotidiens. Pour l’instant, le ministère de la Communication et de la Culture, dont dépendent les imprimeries, via l’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep), s’abstient de tout commentaire.
Par ailleurs, Liberté, Le Matin, Soir d’Algérie et L’Expression ont reçu la visite inopinée, à trois jours d’intervalle, de représentants de l’Inspection du travail puis de la Sécurité sociale (Cnas). De là à imaginer une forme d’acharnement à leur encontre… Il est vrai que les inspections de ce genre sont rares dans les entreprises de presse. Le directeur de La Nouvelle République estime que la dernière remonte « à deux ou trois ans » et celui de La Tribune « à neuf mois ». Quant au directeur du journal public El Moudjahid, il n’en a gardé aucun souvenir.
Rezzoug est convaincu qu’il s’agit là d’une opération concertée, d’une « vengeance personnelle » du ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni contre les médias qui l’ont récemment accusé d’avoir pratiqué la torture dans les années 1970. À l’opposé, l’un de ses confrères croit déceler la main des « pro-Benflis de la direction du FLN » qui s’efforceraient d’« instrumentaliser les médias » contre le clan Bouteflika dans la perspective de l’élection présidentielle. Quant à Me Khaled Bourayou, l’avocat de Mohamed Benchicou, le directeur du Matin, il met en cause la « stratégie du désarroi » pratiquée, selon lui, par un « président en fin de règne » ! Comment démêler le vrai du faux ?
Seule certitude, les opérations semblent aujourd’hui se déplacer sur le terrain judiciaire. Ce même Benchicou, qui soutient que deux agents du ministère des Finances auraient tenté, en vain, de bloquer les comptes de son journal, a été convoqué au commissariat central d’Alger et placé sous contrôle judiciaire, le 27 août, par le procureur du tribunal d’El-Harrach. Pour « détention illégale de bons de caisse. » Poursuivi pour « diffamation », Farid Alilat, le directeur de Liberté, a été entendu le même jour par la police judiciaire. Bref, le bras de fer continue.

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