Israël : le dossier noir

Alors que la libération des détenus politiques cristallise les passions, la Fédération internationale des droits de l’homme publie un rapport dénonçant des conditions d’incarcération inhumaines.

Publié le 30 juillet 2003 Lecture : 9 minutes.

Dans l’après-midi du 7 janvier 2003, quatre soldats israéliens pénètrent dans la maison des Al-Shaludi, à Hébron. Ils se dirigent d’emblée vers la chambre de la jeune Shadia. « Ouaouh ! » s’exclame l’un d’entre eux, qui se fait appeler Rocky par ses collègues. « C’est que t’es mignonne, toi ! » Shadia recule, sa petite soeur Nivin, 8 ans, à ses côtés. Accompagné d’un autre soldat, Rocky s’approche de la table à maquillage et commence à lire à haute voix les noms des parfums. À ce moment, le beau-frère de Shadia, Ziyad, âgé de 15 ans, entre dans la pièce. Rocky s’approche de Shadia et tente de lui toucher le visage. Elle se dérobe et court vers la salle de bains. Ziyad, bravache, s’interpose entre elle et les soldats. Rocky lui ordonne de déguerpir. Ziyad tient tête. Rocky le bouscule. Ziyad tombe, se relève. Les quatre soldats commencent à le battre. Traîné hors de la pièce, il est poussé sur le balcon. Un soldat lui envoie un coup de poing, un autre lui tord le bras, un troisième lui tire les cheveux. Il essaie de se défendre, se débat, se redresse, mais un coup sur la tête le propulse contre le mur. Bâillonné, Ziyad est emmené par les soldats jusqu’à un poste de garde d’une colonie voisine. Il y reste trois heures. On le bat une nouvelle fois. Ses mains sont si fermement entravées qu’elles bleuissent. Maintenu en détention pendant neuf jours, Ziyad sera accusé d’avoir agressé un soldat…
Scène de la vie ordinaire dans les Territoires occupés. Cette histoire, trop commune, rapportée par B’tselem (un centre israélien d’information sur les droits de l’homme dans les Territoires occupés), est l’un des nombreux témoignages qui figurent dans le rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) sur la situation des prisonniers palestiniens en Israël. Paru en juillet 2003, ce rapport porte sur les conditions d’arrestation, de détention et de jugement appliquées par l’État hébreu. Sujet qui, sans doute, embarrasse les autorités israéliennes puisque la mission française composée de Michel Tubiana et Philippe Kalfayan, respectivement vice-président et secrétaire général adjoint de la FIDH, n’a jamais pu, au cours de son enquête, rencontrer les prisonniers et a dû se contenter des témoignages de différentes ONG. En dépit de multiples demandes préalables et de questionnaires postérieurs à la visite qui s’est déroulée du 17 au 22 février 2003.

Il n’empêche. Le silence dont l’État hébreu entoure la question des prisonniers ne peut étouffer toutes les voix qui s’élèvent pour dénoncer les conditions souvent inhumaines dans lesquelles vivent plus de 5 000 détenus palestiniens.
Depuis le début de la seconde Intifada, à la fin de 2000, et jusqu’en avril 2003, 28 000 Palestiniens ont été incarcérés dans des prisons ou des camps de prisonniers israéliens. En avril 2003, ils étaient 5 514, parmi lesquels 66 femmes et 325 mineurs (âgés de moins de 18 ans). Avec cette précision d’importance : l’autorité militaire d’occupation considère, elle, comme majeure toute personne de plus de 16 ans, en contradiction avec sa propre loi nationale et la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant, qu’elle a pourtant ratifiée.
Selon le rapport de la FIDH, qui se fonde sur les chiffres fournis par le Centre palestinien pour les droits de l’homme de Gaza, les arrestations ont connu une forte recrudescence depuis janvier 2002 (20 % à 30 % d’augmentation) et, surtout, depuis la mise en oeuvre du plan « rempart de défense », en mars et avril 2002. Une croissance exponentielle qui a coïncidé avec l’ouverture des centres de détention d’Ofer (sud de Ramallah), d’Etzion (près de Naplouse), d’Huwara et de Ketziot (dans le désert du Néguev).
Les vagues d’arrestations de 2002, souvent considérées comme des rafles, n’étaient pas soumises aux seules lois du hasard. Elle ont eu pour objectif principal « d’étêter la société palestinienne ». « Les responsables politiques, sociaux – enseignants, médecins – et sécuritaires des quartiers urbains ou des camps de réfugiés ont été systématiquement arrêtés. Après les « leaders communautaires », l’armée israélienne a élargi le champ des arrestations pour s’en prendre aux activistes les plus marqués, incluant les jeunes jeteurs de pierres. Il en a résulté 15 000 arrestations entre mars 2001 et avril 2002. Certains villages ont été vidés de tout homme âgé de plus de 15 ans. L’évolution récente montre que l’armée israélienne vise également la population féminine, afin d’exercer des pressions », souligne le rapport.
Les forces armées israéliennes maintiennent au secret les personnes arrêtées et ne communiquent guère sur leurs lieux de détention. Seule l’ONG israélienne HaMoked essaie d’entretenir le lien entre les familles et les autorités, obtenant de manière mi-officielle mi-officieuse des listes de personnes arrêtées.

la suite après cette publicité

Le statut juridique des prisonniers reste extrêmement flou. Selon Michel Tubiana, « l’utilisation de textes anciens permet un arbitraire quasi total ». En dépit de l’état de guerre proclamé, l’armée israélienne n’accorde pas aux détenus palestiniens le statut de prisonniers de guerre et s’autorise à les juger et à les condamner. Au bout du compte, une personne arrêtée peut rester sans contact avec un avocat pendant trente-deux jours, être soumise à une période de détention « à fin d’enquête » de six mois et douze jours – avant qu’une cour de justice militaire entame la procédure de jugement. De surcroît, l’autorité militaire peut placer les personnes arrêtées sous le régime de la « détention administrative » : en vertu de l’ordre militaire 1226, celle-ci peut durer six mois, durée indéfiniment renouvelable par un juge militaire… et il n’existe aucune obligation de juger les personnes soumises à ce régime ! Mille deux cents détenus sont actuellement dans cette situation. Et quand la procédure de jugement peut enfin commencer, les avocats palestiniens non israéliens ne peuvent pas plaider devant les juridictions militaires. Les avocats sont tous soumis aux limitations de déplacements, et il n’est pas rare qu’ils ne puissent arriver à temps aux audiences. Les entretiens avec leurs clients ne sont pas confidentiels. Il n’existe pas de système public d’avocat rémunéré par la collectivité, et les procès sont souvent biaisés par le large crédit accordé aux forces armées et le refus de constater les mauvais traitements…

Kidnappés, arrêtés à un check-point, lors de l’invasion d’un village ou d’un quartier, à l’occasion d’un contrôle frontalier, les prisonniers dépendent ensuite de trois systèmes pénitentiaires différents selon qu’ils sont placés sous la responsabilité des autorités militaires, de l’administration pénitentiaire générale ou des services de sécurité. La dernière révision du décret sur les prisons israéliennes date de 1971 et ne comprend aucune clause garantissant des standards minimaux d’accueil et de séjour des prisonniers. Si 40 % des Palestiniens sont enfermés dans des prisons civiles, les 60 % restants sont détenus dans des zones militaires, en territoire israélien, en contravention avec la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Les camps d’Ofer et Ketziot ont été rouverts en 2002, en sus du camp de Megiddo.
Selon nombre d’ONG, les conditions de détention se sont nettement aggravées depuis le début de la seconde Intifada : nourriture immangeable, sanitaires insuffisants, service médical minimal, absence de change vestimentaire, interdiction des visites, etc. Le camp de Ketziot, au sud d’Israël, accueille ainsi 1 220 prisonniers, dont plus de 900 en « détention administrative ». Ils vivent à vingt sous de vieilles tentes de 40 m2 qui ne protègent ni du soleil ni du froid. Les lits ne sont qu’à 15 cm du sol d’asphalte où pullulent les insectes – notamment les scorpions – et les serpents. Soixante personnes doivent se contenter de trois installations sanitaires et de douze robinets extérieurs. Les douches et les WC sont communs, et les conditions d’hygiène exécrables : certains prisonniers, touchés par la gale, ont été mis à l’écart. Le commandement du camp, selon les ONG qui ont pu le visiter, fournit un morceau de savon pour dix détenus tous les sept jours, une éponge pour vingt, un rouleau de papier hygiénique et un tube de dentifrice pour dix tous les vingt jours. Aucun shampooing ou autre produit de toilette. Saisie, la Cour suprême israélienne a demandé que les conditions de couchage, ainsi que les conditions sanitaires et la logistique des repas soient améliorées.

Les soixante-six prisonnières, majeures comme mineures, sont pour la plupart incarcérées à la prison d’Al-Ramleh, en contact direct avec les détenues israéliennes de droit commun, coupables de meurtres, de vols, de trafic drogue ou de prostitution. Les mauvais traitements et les humiliations sont quotidiennes : isolement, fouilles corporelles humiliantes, privation de visites… Amneh Muna, représentante des prisonnières palestiniennes d’Al-Ramleh, témoigne : « L’administration essaie de créer des tensions entre nous, la nourriture est de mauvaise qualité et insuffisante, à base de composants déshydratés mal préparés. Les fouilles à nu sont fréquentes. Il n’y a pas d’eau chaude. Le jour de la fête musulmane de l’Aïd el-Kébir, les détenues ont demandé avec insistance l’obtention d’eau chaude auprès de la direction de la prison. Le jour suivant, six d’entre elles ont été mises en quartier d’isolement, sans possibilité de changer de vêtements. Certaines ont été durement frappées… »
Quant aux mineurs, ils sont incarcérés pour bon nombre d’entre eux avec les autres, à Ketziot ou Megiddo. Seule la prison de Telmond offre une section pour mineurs, baptisée « Sharon ». Les avocats de l’ONG palestinienne LAW ont confié leur témoignage à la FIDH : « Les cellules comprennent deux lits, un troisième détenu couche à même le sol. Il n’y a ni fenêtre ni lumière. Certaines cellules ont des fuites d’eau qui occasionnent une humidité importante et attirent les cafards. Les enfants s’échangent leurs vêtements, car les autorités ne leur fournissent pas suffisamment de change. Depuis décembre 2002, les gardes de la prison ont institué des amendes pour tout enfant qui désobéit ou est en retard à l’appel. L’amende s’élève à 200 ou 250 NIS (New Israeli Shekel), soit l’équivalent de la somme qui leur est versée par l’Autorité palestinienne en qualité de victime de la répression. Les enfants peuvent acheter des boissons ou des produits d’épicerie, mais le coût est cinq fois supérieur à celui du marché. »
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), présent en Israël et dans les Territoires occupés, reconnaît ne pas avoir accès à tous les lieux de détention et confirme les mauvaises conditions d’emprisonnement décrites par les ONG tant palestiniennes qu’israéliennes. Toutes les tentatives menées pour permettre aux familles de visiter leurs proches ont échoué. En outre, il existerait des centres non officiels, fermés aussitôt leur existence connue.
Mais il y a plus grave. Si l’État d’Israël a ratifié, en 1991, la Convention internationale contre la torture, la Cour suprême autorise le recours à ces méthodes, « sur le fondement de la légitime défense, en cas de danger imminent et d’une particulière gravité ». Les auteurs d’actes de torture peuvent avoir à se justifier, ce qui représente un « progrès » par rapport à la situation antérieure, mais n’empêche pas les abus. Dans certaines conditions, il est légal de torturer en Israël. Et la pratique, sous contrôle médical et selon un protocole bien défini, est fréquente. Ainsi, certains suspects sont attachés dans des positions douloureuses, mis au secret, enfermés dans de minuscules alcôves, battus, privés de sommeil et d’alimentation, exposés au chaud et au froid, injuriés, agressés sexuellement… D’éventuelles poursuites contre les autorités sont vouées à l’échec : sous peine d’irrecevabilité, un recours doit être engagé dans les soixante jours qui suivent les faits auprès du ministre de la Défense, qui n’a pas de délai pour répondre à la requête.

À défaut de réponse, ou en cas de rejet, un recours judiciaire doit être engagé dans les deux ans, et le plaignant doit apporter la preuve de la faute. Il va de soi que si l’acte a été commis lors d’une opération militaire aucun dédommagement n’est possible… Bref, en pratique, il est quasiment impossible de poursuivre les responsables d’actes de torture.
Pour Michel Tubiana, « cette manière de traiter les détenus palestiniens rejaillira immanquablement sur les prisonniers de droits commun israéliens, mais aussi sur toute la société israélienne ». Car l’idée que l’on se fait de la justice ne concerne pas seulement 5 000 prisonniers palestiniens, mais toute l’espèce humaine.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires