Corruption : l’État, ça se vole et ça se mange
Bien qu’elle soit décriée, la corruption prospère en Afrique tant la notion d’intérêt général est passée sous silence. Si certains s’opposent à titre personnel à cette dérive, ils n’osent pas s’impliquer dans un combat collectif.
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Francis Akindès
Sociologue, professeur à l’Université Alassane-Ouattara, à Bouaké (Côte d’Ivoire)
Publié le 10 avril 2022 Lecture : 4 minutes.
La question me taraude depuis longtemps : dans le contexte africain, la corruption est-elle si moralement méprisable ? Les gens la fustigent lorsqu’ils n’en profitent pas, mais jouir de toute portion, aussi infime soit-elle, d’un pouvoir d’État, est un principe qui met presque tout le monde d’accord. En réalité, personne n’a intérêt à ce que la transparence prévale, ni ne souhaite que la puissance publique soit rigoureusement encadrée. On préfère conserver des marges de manœuvre exploitables pour « capter » des ressources.
La corruption est telle que les rapports sociaux sont « pipés », « monétarisés ». On peut acheter tout le monde. Le riche peut dominer le corps de la femme, comme cela a été révélé de manière spectaculaire en Côte d’Ivoire, où l’on a vu deux des maîtresses d’un même ministre sur un plateau de télévision. Un homme politique nanti peut acheter des voix. Même le vote relève de transactions fondées sur l’argent, en dehors de toute offre politique sérieuse. Finalement, le citoyen vote, mais ne choisit pas.
Mât de cocagne
La racine du mal est profonde car elle réside dans l’imaginaire politique africain : un État, ça se vole et ça se mange. Ce postulat est accepté. L’État est considéré comme une caisse, un mât de cocagne, une source de richesses à privatiser. D’où l’absence de toute notion d’intérêt général.
Objectif : faire grossir son patrimoine par des voies détournées
Les textes ont beau prévoir que les dirigeants doivent faire une déclaration de revenus, cela n’est jamais le cas. Le non-dit vise à ne pas contrarier l’objectif, qui est de faire grossir son patrimoine par des voies détournées.
C’est d’ailleurs pourquoi les batailles pour la conquête et la conservation du pouvoir sont si féroces. Perdre le pouvoir, c’est perdre le monopole de la violence légitime, le monopole du contrôle de l’appareil d’État et des finances publiques, de la redistribution des voies d’accès aux marchés publics, des administrations, dans lesquelles on peut placer qui l’on veut pour faire « remonter la rente » et pour s’appuyer sur des personnes qui nous seront éternellement redevables. Aucun contre-pouvoir n’y résiste. Une fois parvenus à la tête de l’État, les opposants reproduisent le même schéma.
Si les opposants ne trouvent pas de discours alternatif, c’est parce que la quête du pouvoir se résume à la quête de la manne
Cycle infernal
S’ils n’arrivent pas à trouver de discours alternatif, c’est parce que la quête du pouvoir se résume à la quête de la manne. D’où le cycle infernal dans lequel se trouve ce continent en matière de gouvernance. Avec de l’argent, des hommes d’affaires peuvent aussi conquérir l’État, en reprochant à la classe politique, comme c’est le cas au Bénin, la corruption d’une démocratie faite de transhumances et de « parlottes », sans réelle capacité de création de richesses.
Comment s’en sortir ? Nous allons, me semble-t-il, encore passer par des cycles de violence, parce que les dirigeants ne lâcheront pas. N’est-ce pas la voie que suivent aujourd’hui le Mali et la Guinée, où les juntes au pouvoir ne veulent pas donner de calendrier de sortie de crise ?
Jerry Rawlings a semé la terreur en abattant des corrupteurs sur une plage
Au Ghana, on parle moins de la corruption que des aspects positifs de l’alternance démocratique – même si la corruption a repris de plus belle après le départ de Jerry Rawlings. L’héritage de ce président a été salué à sa mort, mais sa méthode pour y parvenir, la violence, ne fait guère l’objet de débats. Et pour cause : il a semé la terreur en abattant des corrupteurs sur une plage.
Aujourd’hui, la corruption prospère en Afrique, bien qu’elle soit décriée et qu’elle passe pour l’anti-valeur absolue. Elle empêche en effet le mérite de prévaloir et fait de « l’argent à tout prix » le principe structurant des relations humaines.
Entretenir des personnes dépendantes
La politique est la voie la plus courte pour accumuler rapidement du capital et pour créer des situations de dépendance. Car la seule manière, pour les pouvoirs qui se sont constitués autour de l’argent, de se prouver leur puissance consiste à entretenir des personnes dépendantes dans tous les cercles concentriques : famille, clan, communautés religieuses, milieux politiques, etc.
Le phénomène sévit à tous les échelons de la société. Il ne concerne pas que le policier qui réclame un petit billet de 500 francs CFA et le fait comme si c’était parfaitement normal, sachant que son supérieur se livre aux mêmes pratiques. Les milieux universitaires n’y échappent guère : pour obtenir de bonnes notes, les jeunes filles paient de leur corps, et les jeunes hommes qui en ont les moyens, en espèces sonnantes et trébuchantes.
Refuser la corruption, c’est passer pour un imbécile qui marche sur la tête
Le combat est-il vain ? Refuser la corruption, c’est être perçu comme « hors-sol » et prendre le risque de se voir mettre à l’écart, au placard. C’est être un imbécile qui marche sur la tête, aussi, parce que notre prochain le plus immédiat, lui, va l’accepter, en profiter, puis en faire profiter sa famille et son clan.
Extrémisme violent
Ne nous y trompons pas, beaucoup d’Africains refusent la corruption à titre individuel. Certains prennent leurs responsabilités et font leur choix, mais cette attitude reste personnelle et ne s’inscrit pas dans un combat collectif.
En attendant, la corruption a un effet politique direct. Elle participe au succès de l’extrémisme violent, dont les partisans proposent d’en revenir à des principes moraux et religieux, ce qui ne manque pas de séduire les exclus du système de redistribution.
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