Tunisie : pour la Fête de l’indépendance, Kaïs Saïed fait le procès de l’ère Bourguiba

À l’occasion de la fête du 20 mars, le président tunisien a réservé un discours quelque peu surprenant à ses concitoyens, alors que son projet de consultation nationale s’est soldé par un échec.

Le président Kaïs Saïed, lors de son discours du 20 mars 2022. © DR

Publié le 21 mars 2022 Lecture : 4 minutes.

Avant de devenir président, Kaïs Saïed était enseignant. Il ne l’a pas oublié. Pour commémorer les soixante-six ans de l’indépendance, il a troqué à minuit, entre le 20 et le 21 mars, ses notes de juriste pour se faire historien.

Toute la journée, les Tunisiens ont attendu que le président de la République évoque les pères fondateurs de leur pays en un hommage fédérateur. Tout s’est déroulé comme si le gouvernement, accaparé par la préparation de décrets examinés lors d’un conseil ministériel convoqué au pied levé en cette fin de journée du 20 mars, avait occulté la Fête de l’indépendance. Certaines rumeurs faisaient état d’un président très affecté après la dégradation à CCC de la note souveraine de la Tunisie par Fitch Ratings, le 18 mars.

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Avant le conseil des ministres, le président a choisi de valoriser les trois décrets en question, dont ceux de la réconciliation nationale et de la création d’entreprises citoyennes. Des projets qu’il a déjà abondamment présentés et dont « on attend de voir l’application », selon un membre du courant des Citoyens contre le coup d’État.

Mais les interrogations de l’opinion sur la célébration de l’anniversaire de l’indépendance semblent être remontées jusqu’à Carthage et ont provoqué une intervention in extremis avant que la journée du 20 mars ne s’achève. « Kaïs Saïed attendait aussi la fin de la consultation nationale en ligne qui se terminait à minuit », signale plus prosaïquement un observateur de la vie du Palais.

Les travers du parti unique

Cette consultation en ligne constitue la première étape cruciale du projet présidentiel, dont le chef d’État compte intégrer les résultats à la Constitution qu’il va soumettre au référendum le 25 juillet 2022. Il s’est ainsi félicité du succès de la démarche, 534 915 Tunisiens s’étant exprimés, soit « plus de suffrages que certains partis aux législatives », a-t-il rappelé. En rapportant ce chiffre à un corps électoral de plus de 8 millions d’électeurs, force est de constater que l’enthousiasme présidentiel a quelque chose de forcé.

Le président tunisien s’est livré à une rétrospective de l’histoire moderne du pays, réinterprétée à sa manière

Mais Kaïs Saïed, loin de s’interroger sur la pertinence de son initiative, dénonce plutôt les malveillances et les offensives technologiques destinées à bloquer le site de la consultation. Il évoque une coupure d’internet, fomentée par des hackers, mais aussi des manipulations qui auraient permis de changer de manière ciblée l’indicatif téléphonique de la Tunisie de 216 en 212, ce qui aurait empêché des citoyens de recevoir un code d’identification et d’accéder au formulaire.

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Surtout, le président tunisien s’est livré à une rétrospective de l’histoire moderne du pays, réinterprétée à sa manière. Sans faire référence au Premier ministre Tahar Ben Ammar (à la tête du gouvernement du 20 mars au 9 avril 1956), signataire de l’indépendance, Kaïs Saïed est abondamment revenu sur les années de la construction nationale, tout en dénonçant les travers du régime de Bourguiba et du parti unique.

Il cite ainsi la réduction des libertés, le complot de 1962, les tribunaux exceptionnels et l’interdiction du Parti communiste. Il fustige aussi le Parti socialiste destourien (PSD) qui n’a pas su, à l’issue du congrès de Monastir en 1974, accepter le principe de la pluralité politique.

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Poids des symboles

L’hostilité de Kaïs Saïed à Bourguiba n’est pas un secret mais sa sortie est interprétée comme une tentative de réduire l’aura de celui qui est encore considéré comme le père de la Nation. « Kaïs Saïed ne fait pas la part des choses alors qu’il a bénéficié du système Bourguiba », dénonce une militante du Collectif contre le coup d’État.

« Le président agit et s’exprime comme s’il voulait s’accaparer le passé du pays et substituer aux faits historiques ses propres actions. Le 25 juillet, Fête de la République, il a mis la main sur tous les pouvoirs, et le 20 mars 2022, Fête de l’indépendance, il a signé des décrets dont il estime qu’ils sont un temps fort de l’histoire nationale », précise un historien qui souhaite conserver l’anonymat.

« Les décrets ne valent que par leur pertinence », s’agace de son côté Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui souhaite la tenue d’un dialogue national.

Pour ce discours à la tonalité historique, les services de communication de la présidence ont imaginé faire signer les décrets à Saïed sur la table qui a servi à signer le traité du Bardo (1881), par lequel la Tunisie est devenue protectorat français.

« Il n’en est rien. Le guéridon du traité figure parmi les pièces bien connues présentes au palais Ksar Saïd et ne ressemble en rien à celui filmé par Carthage », affirme une conservatrice qui a travaillé en 2016 sur « L’éveil d’une nation », exposition portant sur le réformisme tunisien et les origines du protectorat, dont cette pièce était un élément majeur.

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