La guerre est-elle plus épouvantable en Europe qu’en Afrique ?
La manière dont les conflits armés sont représentés depuis des décennies dans l’imaginaire occidental, notamment à travers le cinéma, pourrait en partie expliquer le racisme latent qui s’est manifesté dans certains commentaires au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
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Aïda N’Diaye
Enseignante, auteure et philosophe. Chroniqueuse sur France Inter et collaboratrice à « Philosophie Magazine ».
Publié le 27 mars 2022 Lecture : 3 minutes.
Deux poids, deux mesures. Voilà ce qui frappe lorsqu’on compare le traitement politique et médiatique de la guerre en Ukraine – et plus spécifiquement, mais pas seulement, celui de l’exode massif que ce conflit engendre – au traitement (ou au non-traitement) des multiples crises qui ont touché de manière similaire les pays africains ces dernières décennies.
Pensons, par exemple, aux déclarations de Charlie D’Agata, l’envoyé spécial de la chaîne CBS News, le 25 février : « Ce n’est pas un endroit […] comme l’Irak ou l’Afghanistan […]. Kiev est une ville relativement civilisée », disait-il pour souligner ce que les images tournées en Ukraine avaient de particulièrement choquant. La guerre serait donc « anormale » en Occident, « normale » ailleurs.
Déclarations ahurissantes
Prenons un peu de recul : comment la représentation de la guerre a-t-elle pu jouer sur les imaginaires au point de conduire à des déclarations aussi ahurissantes ?
Dans la vraie vie, aucune musique n’accompagne les bombardements ou l’exode des civils
Revenons, par exemple, au discours du président Volodymyr Zelensky devant le Congrès des États-Unis, le 16 mars. J’ai été frappée d’entendre de la musique accompagner les images de destruction de la ville de Kharkiv pour illustrer ce que les civils ukrainiens vivent au quotidien.
Comme si nous avions besoin, pour voir la réalité (l’horreur de la guerre), d’utiliser les codes de la fiction (l’habillage sonore et musical). Comme si nous étions incapables de saisir ce qu’est réellement la guerre quand ce que nous en percevons dans la réalité ne ressemble pas suffisamment à l’image que nous nous en forgeons à travers la fiction.
Dans la vraie vie, aucune musique n’accompagne les bombardements ou l’exode des civils. Pourtant, les images de la guerre nous semblent plus réalistes et plus touchantes quand elles se rapprochent de celles que nous voyons au cinéma ou à la télévision, musique incluse.
Étrange retournement, qui souligne la complexité de l’articulation entre la fiction et la réalité, et son importance dans notre perception des événements.
L’ennemi russe met en œuvre le Mal avec intelligence, l’homme africain, avec sauvagerie
Or non seulement les Occidentaux ne voient pas, ou ne veulent pas voir, les images de la guerre sur le continent africain, mais, en plus, ce qu’ils voient est bien souvent passé au crible de la fiction – souvent, des grosses productions américaines. Dans ces représentations, la guerre « là-bas » est par essence sauvage, barbare, non civilisée, au point qu’elle rendra sauvage, voire fou, le soldat occidental qui y participera.
Celui-ci en reviendra souvent brisé, inapte à la vie en société, c’est-à-dire, justement, à la vie « civilisée ». Autant l’ennemi russe se caractérise par l’intelligence avec laquelle il met en œuvre le Mal (c’était encore le cas récemment dans Black Widow ou dans le dernier James Bond), autant, chez l’homme africain, le Mal se manifeste par sa sauvagerie – par exemple dans Beast of No Nation ou dans La Chute du faucon noir.
Stéréotypes dominants
Et lorsque la guerre est donnée à voir sur le continent européen, c’est un autre ailleurs qui se dessine : celui de l’ « avant », celui du siècle ou des siècles précédents. Les Occidentaux n’ont donc pas construit d’imaginaire de la guerre compatible avec leurs sociétés dites « civilisées » (ça, c’est un autre débat !) actuelles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Emmanuel Macron a utilisé le terme de guerre pour parler de la pandémie de Covid-19 : la guerre, la vraie, semblait inimaginable à l’époque…
Il y a donc un cercle vicieux entre la réalité et la fiction. La fiction reprend des stéréotypes dominants dans la réalité, en l’occurrence racistes. Ce faisant, elle agit en retour sur notre perception de la réalité et donc sur ce qui, réellement, advient (ici, la mobilisation des Occidentaux face à cette tragédie qu’est la guerre). Ce jeu, comme bien d’autres, ce sont les Africains qui en font les frais.
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