Dans la tête des kamikazes

Désir d’une vengeance spectaculaire, fanatisme religieux, désespoir, besoin de reconnaissance… Qu’est-ce qui peut pousser un homme ou une femme à se transformer en « bombe humaine » ?

Publié le 1 septembre 2003 Lecture : 13 minutes.

Selon les chiffres officiels de Tel-Aviv, qui incluent toutes les agressions – du jet de pierre à l’attentat à la bombe -, les actions des kamikazes ne représentent que 0,5 % des « attaques terroristes » depuis le début de la seconde Intifada, en septembre 2000. Mais elles sont à l’origine de plus de 50 % du nombre d’Israéliens tués depuis cette même date. De la signature des accords d’Oslo, en 1993, au mois d’août 2003, on a recensé plus de 200 missions suicide, dont plus des trois quarts ont été menées à terme et perpétrées en 2002.
Il y a aussi les opérations dites « sans retour » -, qui consistent à attaquer une position de Tsahal ou une colonie. L’assaillant n’a quasiment aucune chance d’en réchapper. Entre ce dernier et un kamikaze, il n’y a guère de différence : tous deux ont décidé de sacrifier leur vie. Mais alors que les missions « sans retour » visent généralement des cibles israéliennes dans les Territoires occupés, les attentats suicide ont lieu le plus souvent à l’intérieur de l’État hébreu. Et leur impact sur les Israéliens est radicalement différent. Les premières provoquent la peur, les secondes un mélange d’horreur et de révulsion.
La loi islamique interdit explicitement le suicide et le meurtre d’innocents. Pour parler des bombes humaines, les musulmans sont donc extrêmement réticents à employer le terme de kamikaze et préfèrent se référer à la notion de chahid, c’est-à-dire de « martyr ». De même, les Palestiniens rechignent à utiliser l’expression « civils israéliens », qui impliquerait qu’il s’agit là de victimes innocentes.
Un rapport d’Amnesty International, daté de juillet 2002, a répertorié les raisons invoquées par les Palestiniens pour justifier le fait que des civils soient pris pour cible. Ainsi estiment-ils :
– qu’Israël est une puissance d’occupation. Et que la loi religieuse et internationale autorise l’usage de tous les moyens pour résister à l’occupant ;
– qu’ils vengent ainsi les meurtres commis par l’armée israélienne ;
– que s’en prendre aux civils est le seul moyen d’atteindre un adversaire tout-puissant ;
– que les Israéliens en général, et les colons en particulier, ne sont pas des civils.
Des arguments qu’Amnesty International juge irrecevables : « Le meurtre délibéré de civils israéliens par les groupes armés palestiniens est un crime contre l’humanité. »
Au Moyen-Orient, les premières bombes humaines ont été lancées par le Hezbollah libanais. Entre l’attentat suicide contre un bâtiment militaire, à Tyr, en novembre 1982, qui fit 76 victimes israéliennes, et le retrait de Tsahal du Liban, en mai 2000, le Hezbollah a mené 51 opérations suicide. En octobre 1983, deux explosions ont suffi pour tuer 241 Américains, principalement des marines, et 58 parachutistes français. Et obliger les troupes étrangères à quitter le Liban.
Dans d’autres régions du monde, il est arrivé que les soldats d’une armée régulière – kamikazes japonais ou basiji iraniens – se suicident en bombardant l’ennemi. Certains Tigres noirs tamouls du Sri Lanka ont également fait le sacrifice de leur vie dans des attaques visant des politiciens ou des infrastructures militaires, au mépris total, il est vrai, de la vie des civils présents sur les lieux. Mais les attentats suicide palestiniens sont l’unique cas de figure où les civils d’une société – dont beaucoup n’appartiennent même pas aux organisations qui les « mandatent » – se portent volontaires pour attaquer les civils d’une autre société.
Les Palestiniens n’ont pas adopté la technique des bombes humaines pour imiter le Hezbollah, mais en réaction à un événement précis. En effet, selon Daniel Rubinstein, chroniqueur au quotidien israélien Ha’aretz, les premiers attentats suicide se sont produits après ce que l’on a appelé la « guerre des couteaux ». Le 8 octobre 1990, à la sortie de la prière du vendredi à la mosquée el-Aqsa, des centaines de musulmans attaquent à coups de pierres la police israélienne et des juifs en prière devant le mur des Lamentations. Les forces de l’ordre ripostent en ouvrant le feu, tuant 18 Palestiniens (les émeutes qui marquèrent le début de la seconde Intifada avaient fait 4 morts). Le Hamas appelle au djihad, sans parvenir à déclencher de réponse organisée. Mais quelques individus décident de se venger par leurs propres moyens. Le premier, Omar Abou Sirhan, assassine avec un couteau de boucher trois Israéliens dans un quartier de Jérusalem. Après son arrestation, il affirme que le Prophète lui était apparu en rêve et lui avait ordonné de venger ceux qui étaient tombés devant la mosquée el-Aqsa. Il explique aussi qu’il pensait n’avoir aucune chance de survivre à cette mission. Le Hamas, mesurant l’impact potentiel de ce type d’action, fit immédiatement d’Abou Sirhan un héros.
Seul point commun entre les kamikazes palestiniens : leur religion. Tous sont musulmans. En érigeant le sacrifice au rang de devoir religieux, le Hamas et le Djihad islamique ont longtemps eu le monopole des attentats suicide. Jusqu’à ce que les nationalistes des Brigades des martyrs d’el-Aqsa, un groupuscule affilié au Fatah de Yasser Arafat, décident d’en faire autant.
Deux notions clés sont récurrentes dans la rhétorique des islamistes quand ils évoquent la lutte contre Israël. La première est celle de « guerre sainte », le djihad, qu’ils considèrent à la fois comme une guerre contre l’occupant et comme un combat pour la défense de l’islam. La seconde est celle de « martyre ». Des témoignages laissés par les kamikazes, on peut déduire que c’est cette dernière, plus que le djihad, qui a été déterminante dans leur décision de mourir.
Il est impossible de brosser le profil type du chahid. Tant qu’ils étaient envoyés par le Hamas et son aile militaire, les Brigades Ezzeddine el-Qassem, ou par le Djihad islamique, les kamikazes étaient de jeunes hommes célibataires. Mais, depuis que les islamistes ont été imités, à partir de décembre 2001, par les Brigades des martyrs d’el-Aqsa, les candidats au suicide comptent dorénavant hommes et femmes, villageois et citadins, célibataires et mariés. Ils sont jeunes ou moins jeunes, avec ou sans instruction, issus de milieux modestes ou relativement aisés.
La plupart des bombes humaines sont cependant des hommes célibataires âgés de 17 à 28 ans, issus des camps de réfugiés, où la haine d’Israël est la plus forte. D’après plusieurs études, ils n’ont pas une personnalité que les psychologues qualifieraient de « suicidaire » : ils ne sont ni dépressifs, ni impulsifs, ni seuls ou sans soutien… Ils ne semblent pas non plus poussés par des difficultés économiques. Ce motif n’est d’ailleurs jamais évoqué dans les vidéocassettes ou les lettres qu’ils laissent derrière eux.
Reste le désespoir, souvent avancé comme motivation première du kamikaze. Cela reste à prouver. Que la communauté palestinienne soit en proie au désespoir ne signifie pas que tous les individus, dans leur vie privée, soient désespérés. Le désespoir de la communauté peut expliquer qu’elle soutienne les attentats suicide, mais il n’explique pas qu’un individu choisisse de se faire exploser.
Le plus souvent, les familles sont fières de compter parmi les leurs un chahid. Leur statut au sein de la communauté s’en trouve rehaussé, du moins parmi les Palestiniens religieux et traditionalistes, car honorer la famille d’un martyr est un devoir religieux. Ces familles reçoivent aussi (ou ont reçu) des aides financières en provenance des pays du Golfe et surtout d’Arabie saoudite, ainsi que d’un fonds spécial créé par Saddam Hussein. Pour autant, tous ceux qui se sont intéressés de près à la question des attentats suicide ne pensent pas que l’argent soit la motivation principale du soutien exprimé par les familles.
Parmi les motivations du kamikaze, il y a donc le désir d’une revanche spectaculaire, ainsi que la certitude que son acte sera reconnu et célébré par sa communauté. Le plus souvent, c’est la mort d’un membre de la famille ou d’un ami qu’il veut venger. En mai 2002, Jihad Titi, un réfugié d’une vingtaine d’années du camp de Balata, à côté de Naplouse, ramasse les éclats d’obus israéliens qui ont tué son cousin et les loge dans la charge de TNT avec laquelle il se fera exploser, tuant une femme âgée et sa petite fille. Mais ce désir de vengeance ne suffit pas à expliquer pourquoi un individu décide de se transformer en bombe humaine. Il existe bien d’autres manières de se venger sans perdre la vie. L’explication réside plutôt dans la charge symbolique de l’attentat suicide – l’idée, perverse, que le tueur, en accomplissant un drame dont il est l’ultime victime, confère à sa cause le plus haut degré de moralité.
Au cours de la préparation qui précède les missions suicide, la promesse du paradis a longtemps occupé une place importante. Nasra Hassan, écrivain musulmane pakistanaise, s’en est entretenue avec des membres du Hamas, qui lui ont décrit comment ils préparaient un futur martyr : « Nous attirons son attention sur le paradis, sur le fait d’être en présence d’Allah, de rencontrer le Prophète Mohammed, d’avoir la possibilité d’intercéder en faveur de ceux qu’il aime pour les sauver de l’enfer, et sur les houris » – c’est-à-dire les vierges célestes.
Depuis la seconde Intifada, la durée de cette mise en condition a été réduite. Les volontaires ne manquent pas, et Tabet Mardawi, un responsable du Hamas, explique qu’il n’est plus « nécessaire de leur parler des vierges qui les attendent au Paradis ». Un jeune Palestinien de la bande de Gaza fera ce commentaire à la journaliste israélienne Amira Hass : « Si [cette histoire de paradis] est vraie, pourquoi les experts et les leaders des mouvements islamiques ne courent-ils pas tous se faire tuer et pourquoi n’envoient-ils pas leurs propres enfants en mission ? »
Ces hommes ne sont pas pour autant de cyniques manipulateurs cherchant à tromper des adolescents perturbés avec des balivernes auxquelles eux-mêmes ne croient pas. Ils disposent de toute façon de bien d’autres arguments pour pousser leurs recrues à agir contre les Israéliens. Si l’on peut mettre en doute l’ascension directe du « martyr » au paradis, il est en revanche certain que le kamikaze connaît la gloire, notamment via les chaînes de télévision arabes – comme Al-Jazira ou Al-Manar (la chaîne du Hezbollah). Une fois sa mission accomplie, le kamikaze devient un fantôme célèbre. Ceux qui ont visité les Territoires ont pu constater à quel point le nom des « martyrs » est connu de tous, y compris des enfants. Sans parler du foisonnement des posters et des calendriers à l’effigie du « martyr du mois ».
Alors que l’extrême misère dans laquelle vivent les Palestiniens, notamment dans la bande de Gaza, explique en partie leur soutien aux attentats suicide, les kamikazes ont surtout contribué à ruiner davantage l’économie des Territoires. En 1993, quelque 120 000 travailleurs palestiniens, soit 40 % de la main-d’oeuvre, étaient employés en Israël. Les attentats suicide de 1995 et de 1996 ont conduit Tel-Aviv à boucler les Territoires et à réduire de façon drastique les contingents de travailleurs palestiniens en Israël, remplacés par des immigrés thaïlandais, roumains ou africains. La seconde Intifada, et plus particulièrement les vagues d’attentats suicide, ont réduit encore leur nombre. Autre conséquence : l’interruption du flux des biens et des services entre les Territoires et Israël, seul véritable marché pour les exportations palestiniennes. Dans une tentative désespérée pour se protéger des attentats suicide, Israël construit actuellement un mur pour le séparer physiquement des Territoires. Cela risque d’être fatal à l’économie palestinienne.
Le Hamas et le Djihad islamique affirment que Dieu a confié les terres de Palestine – Israël inclus – à l’islam et que cette donation sacrée ne se discute pas. En envoyant des bombes humaines en Israël plutôt que dans les Territoires, les deux organisations ont d’ailleurs émis un signal clair : elles n’admettent aucune distinction entre les territoires israéliens d’avant et d’après la guerre de 1967. Tous appartiennent aux Palestiniens.
Le Fatah de Yasser Arafat, en revanche, a accepté, en 1988, de faire cette distinction, qui fut alors inscrite dans les accords d’Oslo de 1993. Mais lorsque, à leur tour, les Brigades des martyrs d’el-Aqsa ont commencé à envoyer des kamikazes en Israël, les Israéliens se sont demandé si ses dirigeants ne remettaient pas, eux aussi, en cause les frontières de 1967. Le slogan palestinien « Cessez l’occupation ! » ne leur en est apparu que plus inquiétant.
Pour le Hamas et ses partisans, l’État d’Israël dans sa totalité constitue une terre occupée et doit, par conséquent, être éliminé. Même si la majorité des Palestiniens sont favorables à un État palestinien séparé indépendant, la croyance religieuse dans le djihad n’aurait-elle pas poussé certains nationalistes, notamment les militants sans éducation politique, à considérer que toute la Palestine est occupée et, partant, que la fin de l’occupation signifie la fin d’Israël ?
Pour l’État hébreu, la question fondamentale concernant les kamikazes est de savoir de qui ils reçoivent leurs ordres, surtout quand ils appartiennent à une organisation liée au Fatah, et si leurs dirigeants – et en particulier Arafat – seraient suivis s’ils décidaient de mettre fin aux attentats suicide.
En décembre 2001, Arafat a publiquement appelé à cesser les actes terroristes. Il l’avait déjà fait avant, mais, cette fois-ci, il semblait sincère. Après les attentats du 11 septembre, il ne voulait pas renouveler l’erreur commise lors de la guerre du Golfe, lorsqu’il avait choisi de soutenir Saddam Hussein. Les proches d’Arafat n’ont pas mis en doute la volonté du chef de l’Autorité de mettre fin aux attentats suicide. Ils ont également pensé que les Américains et les Israéliens le prenaient au sérieux. Trois semaines de calme ont suivi l’appel du leader palestinien. Puis Sharon ordonna « l’assassinat ciblé » d’un lieutenant populaire d’Arafat, Raëd Karmi, déclenchant une vague de protestations palestiniennes en Cisjordanie et à Gaza. Les hommes d’Arafat furent alors convaincus qu’il était impossible de parvenir à un accord, aussi limité soit-il, avec Sharon. Et que la seule façon de combattre était d’adopter la tactique du Hamas et de lancer des attaques suicide.
C’est à ce moment, selon des sources palestiniennes, que les gens d’Arafat se sont joints au jeu macabre consistant à envoyer des bombes humaines en Israël. Arafat laissa faire pour conserver son autorité, mais perdit probablement dans le même temps toute influence sur les Brigades des martyrs d’el-Aqsa. Les attentats suicide ont ensuite complètement échappé au contrôle des dirigeants palestiniens, au point que le Hamas lui-même s’en est inquiété.
L’envoi des premières femmes kamikazes par les Brigades d’el-Aqsa provoqua, en 2002, un débat entre Cheikh Tantawi, un ouléma cairote que les Palestiniens considèrent comme la plus haute autorité religieuse, et Cheikh Yassine, fondateur et guide spirituel du Hamas. Tantawi estima que les femmes martyres pouvaient, si leur mission l’exigeait, mettre de côté leur rôle d’épouse et de mère. Cheikh Yassine ne contesta pas cette interprétation religieuse, mais fit valoir que la participation des femmes n’était pas nécessaire dans la mesure où les volontaires masculins étaient déjà trop nombreux.
Si leur but était de se venger, les kamikazes ont réussi à faire beaucoup de mal à Israël, et pas seulement en tuant ou en blessant des civils. Car en braquant les caméras du monde entier sur les représailles de plus en plus dures du gouvernement israélien – capable, notamment, de maintenir trois millions de personnes en état de siège et d’imposer des couvre-feux illimités -, ils sont parvenus à faire d’Israël l’un des pays les plus haïs au monde. D’autant qu’à l’extérieur, les attentats suicide ont continué à être perçus davantage comme la manifestation d’un désespoir que comme du terrorisme.
Israël répète qu’il mène une guerre contre « les infrastructures du terrorisme ». Il a en fait détruit toutes les structures de la société palestinienne. Les mesures prises à l’encontre des Palestiniens ont souvent été cruelles et irrationnelles. Cela posé, une réponse aux attentats suicide qui soit à la fois rationnelle, efficace et moralement justifiée est loin d’être évidente. C’est une des raisons de la débâcle de la gauche modérée en Israël. L’opinion israélienne a peur et n’a que faire des commentaires moralisateurs. Elle veut des solutions stratégiques pour mettre fin aux attaques suicide.
Les Israéliens de centre-gauche – les seuls qui auraient pu garantir un État aux Palestiniens – avaient deux convictions : l’occupation, après 1967, a été un désastre moral et social pour Israël, comme pour les Palestiniens, et doit cesser ; le retrait d’Israël à l’intérieur des frontières de 1967 mettra un terme au conflit. La seconde Intifada a convaincu un grand nombre d’Israéliens, y compris de droite, de la pertinence de la première thèse : l’occupation ne peut continuer. Mais les attentats suicide en ont persuadé un nombre non moins important, y compris de centre gauche, que la fin de l’occupation ne mettrait pas un terme au conflit, ni – ce qui est plus grave – au terrorisme. Avant de négocier avec l’ennemi, encore faut-il avoir la certitude que celui-ci se préoccupe de la vie de son propre peuple.
Les Palestiniens redoutent qu’Israël ne profite de la confusion générale consécutive à la guerre en Irak pour forcer le plus grand nombre possible de Palestiniens à fuir la Cisjordanie. Cette peur n’est pas irrationnelle, notamment depuis que les travaillistes ont quitté le gouvernement et que Sharon préside un cabinet d’extrême droite. Il suffirait d’un attentat suicide particulièrement meurtrier pour que Sharon trouve le prétexte d’expulser massivement les Palestiniens. Dans tous les cas, tant que ces derniers s’en prendront aux civils israéliens, l’État hébreu continuera à leur rendre la vie insupportable. Depuis le début de la seconde Intifada, plus de 100 000 Palestiniens ont déjà fui en Jordanie pour échapper à l’enfer. Si d’autres décidaient de partir, Sharon n’y trouverait rien à redire.

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