Cadavres exquis

Alors même qu’elle inspire un nombre croissant d’artistes, la représentation de la mort reste un sujet tabou aux États-Unis.

Publié le 1 septembre 2003 Lecture : 4 minutes.

Si la Cour suprême de l’Ohio ne fait pas preuve de clémence, le photographe de Cincinnati Thomas Condon va retourner en prison treize mois pour « utilisation abusive de cadavre ». Il y a déjà séjourné d’avril à août 2002. Son crime ? Avoir réalisé des photos nécrophiles. La police a été alertée par un laboratoire de développement photographique, qui lui a remis des rouleaux de négatifs. Les photos, prises à la morgue du comté de Hamilton, montrent des cadavres entourés d’objets variés symbolisant le cycle de la vie et de la mort. Condon se défend en affirmant que son objectif est purement artistique. Cependant, certaines images sont apparues dans la presse locale, provoquant la colère des familles et des édiles locaux, qui jugent l’artiste « malade » et « répugnant ».
Cette affaire n’est pas une première pour le procureur de Cincinnati. En 1990, il a mis en examen Dennis Barrie, directeur du Centre d’art contemporain, accusé d’obscénité pour avoir organisé une rétrospective de photographies controversées signées Robert Mapplethorpe. En 1995, la ville a poursuivi le responsable de la librairie La Pyramide rose pour avoir loué la vidéo du film de Pier Paolo Pasolini Salo ou les 120 jours de Sodome. Le commerçant a été condamné à une amende de 500 dollars.
En matière juridique, la question est la suivante : les artistes peuvent-ils prendre toutes les photos qu’ils veulent ? Un photographe peut-il être tenu pour responsable de la publication non autorisée de ses images ?
D’un point de vue artistique, les choses sont plus simples. Des tombeaux médiévaux à la Leçon d’anatomie du peintre hollandais Rembrandt ou au Désastre de la guerre de l’Espagnol Goya, la représentation des cadavres est inscrite dans la tradition. Durant l’ère victorienne, les familles faisaient photographier leurs défunts sur leur lit de mort pour en garder le souvenir. Les soldats tués pendant la guerre de Sécession, photographiés par Mathew Brady, ont été largement reproduits dans les magazines illustrés de l’époque. Dans les années 1930 et 1940, Weegee a fait la une avec ses gangsters assassinés, gisant dans des mares de sang.
Au milieu du XXe siècle, la mentalité évolue. La mort se « délocalise » de la maison à l’hôpital et les images post mortem disparaissent. Le magazine Life connaît quelques problèmes, en 1943, lorsqu’il publie une photo, signée George Stock, montrant trois soldats américains tués au combat. En 1969, dans un ouvrage rétrospectif de l’oeuvre de Weegee, On Death and Dying (« Sur la mort et les mourants »), la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross écrit : « La mort est horrible et inattendue. Dans une société moderne, elle doit être occultée par tous les moyens possibles. »
Dans ces conditions, comment illustrer les reportages sur la guerre ? La question s’est posée récemment pour l’Irak. Pour David Leeson, photographe au Dallas Morning News, la réponse est claire : « Un homme a été tué derrière sa voiture. Lorsque je suis arrivé, il n’avait plus de visage. Ce n’est pas convenable de photographier un être humain dans cet état, donc je ne l’ai pas fait. »
Cette sensibilité révèle une contradiction au sein de la culture contemporaine, car, par ailleurs, la mort attire. La preuve ? La série télévisée Six Feet Under (« Six pieds sous terre ») bat des records d’audience. À Londres, l’exposition « Le monde des cadavres », qui présentait des dépouilles « rembourrées » avec de la plasticine et placées dans des poses proches de celles de la vie, a reçu 840 000 visiteurs en 2002. Au musée Whitney de New York, les photos de A. A. Bronson, Félix Partz, 5 juin 1994, ont fait un tabac lors de la biennale 2003. On y voit Partz, ami et partenaire du photographe, mort du sida. Ses yeux sont grands ouverts et brillants, la lividité de son visage squelettique contraste avec les couleurs chatoyantes des draps et des couvertures.
Les références aux images chrétiennes traditionnelles de la mort apparaissent dans le travail du photographe Andres Serrano, par lequel Condon reconnaît avoir été considérablement influencé. La « série de la morgue » fait écho à des thèmes de la Renaissance comme la Nativité ou la déposition du Christ. Serrano a insufflé dans ces images une beauté lumineuse rappelant que, dans la tradition, la mort est simplement le passage entre deux états de l’être. « Je ne les vois pas comme des cadavres, je les appelle mes modèles, mes sujets. Je m’intéresse à leur façon d’avoir encore une présence humaine, car une partie de leur âme est intacte », explique-t-il.
D’autres artistes trouvent leur inspiration dans la médecine, un substitut séculier de la religion. Cette approche est évidente dans Mütter Museum, un livre édité par le Collège des physiciens de Philadelphie, qui rassemble de magnifiques photos de morts, d’anomalies médicales et de morceaux de cadavres. Pour Gretchen Wordon, directrice du musée et auteur du livre, « les artistes viennent voir nos collections pour plusieurs raisons, certains étant fascinés par la mort, la détérioration, la difformité alors que d’autres sont intéressés par la beauté intrinsèque du corps ».
Les artistes ont-ils des responsabilités différentes de celles des journalistes vis-à-vis de la mort ? Alfredo Jaar pense que oui. En 1994, au moment du génocide, il est allé au Rwanda. Il en a rapporté près de trois mille photos pour, au bout du compte, décider de ne pas les montrer. La presse européenne en a publié certaines, mais pas les Américains. « J’ai besoin de créer une nouvelle stratégie de représentation », explique le reporter. Il enferme donc ses clichés dans des boîtes noires et décrit précisément leur contenu sur une étiquette.

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