« La mission Mouc-Marc » rejoue la partition absurde de la colonisation
Avec son excellent roman « Histoire navrante de la mission Mouc-Marc », Frédéric Sounac explore de l’intérieur une mission coloniale absurde, visant à installer des « conservatoires de brousse », qui vire à l’horreur. Un texte grinçant et sublime.
C’est un petit bijou d’humour caustique, un texte ciselé à la perfection, une satire sans concessions du fait colonial. En moins de cent pages, Frédéric Sounac réussit avec son Histoire navrante de la mission Mouc-Marc là où échouent de trop nombreux romans parus récemment, plombés par la prétention de leurs auteurs à faire passer leurs idées avant la vie de leurs personnages, englués dans de répétitives complaintes larmoyantes où le ressassement remplace l’imagination. Maître de conférence en littérature comparée, Frédéric Sounac ne s’embourbe jamais dans le marigot moraliste alors même qu’il construit une fable éminemment morale : porté par un style enlevé et une ironie grinçante, il plonge son lecteur dans l’ambiance coloniale du début du XXe siècle. Jusqu’à la nausée.
La trajectoire de Firmin Falaise, héros du roman, n’est pas sans rappeler, tout bien pesé, celle de Charles Marlow dans Heart of Darkness
Son héros, musicien naïf et idéaliste, entre en scène ainsi : « En février 1885, un jeune homme de vingt-trois ans, nommé Firmin Falaise, grelottait sur le pavé berlinois. Bien qu’il fût écarté des discussions les plus importantes, dont celles qui décidèrent des modalités de navigation sur le fleuve Congo ou de la souveraineté de la France sur la rive droite de l’Oubangui, il avait été choisi au sein d’une petite cohorte d’ambitieux, pour accompagner Alphonse Chodron de Courcel à la conférence de l’Afrique de l’Ouest. »
Cette première phrase n’emprunte rien au hasard, puisque la trajectoire de Firmin Falaise, dont il sera question dans les pages suivantes, n’est pas sans rappeler, tout bien pesé, celle de Charles Marlow dans Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres, Blackwood’s Magazine, 1899), de Joseph Conrad.
Une mission civilisatrice, entre fusils et violons
Quelques lignes plus loin, Sounac donne le ton en précisant un peu le caractère de son personnage : « La chance lui souriait, et de surcroît il se trouvait joli garçon ; son pénis, en particulier, lui inspirait la plus grande vénération, de sorte qu’il jalousait presque les femmes (dont à vrai dire il ne savait pas grand-chose) d’avoir un si bel objet à caresser. » Alors que les puissances occidentales se partagent, comme on dit, le gâteau africain, Firmin Falaise a mis son ambition au service d’un projet fou : enseigner la musique occidentale aux enfants africains.
Maître du second degré, Sounac balaye en quelques pages les treize années au cours desquelles Firmin Falaise voit son rêve mis sous le boisseau
« La musique, au surplus de la cohésion et de la solidarité, créait de la discipline, de la noblesse d’âme, et pour le reste, il suffisait d’un peu d’imagination : le négrillon, plutôt que de s’abîmer les phalanges sur d’abrutissants tam-tam, pratiquerait bientôt le quatuor, et plutôt que de remettre son sort aux mains infâmes des sorciers et autres féticheurs, il révérerait Mozart, Beethoven et Schubert. » Maître du second degré, Sounac balaye en quelques pages les treize années au cours desquelles Firmin Falaise voit son rêve mis sous le boisseau, jusqu’à ce que le président Félix Faure ne daigne le ressusciter.
Pour son voyage en Afrique, Firmin Falaise choisit comme chef le capitaine Isidore Mouc-Marc, « descendant en ligne directe d’Alphonse Mouc-Marc, grand soldat de Louis XIII, expert en citadelles, brave au siège de Corbie », qui n’est réputé « ni pour sa complaisance ni pour son aménité ». En d’autres termes : un musicien militaire autoritaire, austère et maladivement maniaque. Ainsi commence une mission civilisatrice de haute volée : « En janvier 1899, au terme d’un voyage paisible, les membres de la “mission Mouc-Marc” débarquèrent à Cotonou, sur la côte du Dahomey, jadis appelée “pays des Fon” ou “côte des esclaves”. » La troupe, alliage disparate de militaires et de musiciens armés de fusil et de violons, s’enfonce dans les terres dahoméennes sous contrôle français pour un voyage de trois mois.
Dissection des pensées racistes
Un périple ponctué de nombreuses péripéties qui donne à Frédéric Sounac l’occasion de décrire, avec une acidité lucide, la réalité de la situation coloniale – notamment en s’autorisant à pénétrer au cœur même de la pensée raciste, ou plutôt des différentes formes de pensée raciste.
Firmin passe son temps à vomir, accablé par un reflux gastrique qui ne peut venir que de la fréquentation de Blancs convaincus de la supériorité de leur race
C’est un jeu dangereux, pour un auteur, mais d’une redoutable efficacité. Ainsi Sounac plonge-t-il sans vergogne dans le cerveau fétide du major Jean-Bernard Tussoine où surnagent des théories haineuses du genre : « Que ce soit dans le vice ou la vertu, le Nègre, comme l’orang-outang, était toujours semblable à lui-même. » Avec des compagnons de ce style, le naïf et lâche et idéaliste Firmin Falaise passe son temps à vomir, accablé par un reflux gastrique qui ne peut venir que de la fréquentation de Blancs convaincus de la supériorité de leur race.
Sans fard ni faux-fuyants, Sounac multiplie les allusions à la dimension sexuelle de la colonisation, les occupants se comportant en rapaces aussi voraces que violents, qu’ils soient simples soldats ou officiers, à l’instar de ce Louis Ginier, chef de poste à Bante : « L’alcool accélérant le sens du partage, cet hôte affable et fraternel évoqua, avec un clin d’œil la “chaudière hottentote” qu’il tenait à la disposition de son invité, mais, voyant qu’il ne suscitait guère d’enthousiasme, lui raconta par le menu ses pérégrinations dans toute l’Afrique occidentale. »
« Conservatoires de brousse »
Après quelques haltes, quelques morts, quelques désertions, quelques émotions, la troupe finit par atteindre le lieu où Isidore Mouc-Marc a décidé d’installer ses « conservatoires de brousse » pour enseigner Haydn et Bach aux Africains : « Le 18 mai 1899, jour où le Tsar de toutes les Russies inaugurait à La Haye une très vaine conférence de la paix, la mission Mouc-Marc suivit le dernier lacet de la rivière Sota et se présenta devant Malanville, sur les berges du grand fleuve Niger. »
Et c’est là que le Capitaine, de plus en plus semblable au Kurtz de Conrad, sombre progressivement dans la folie en essayant de bâtir, par la force et la discipline, un quatuor. « Le quatuor, répétait-il, n’était pas seulement un genre, mais la quintessence de la musique, un système de pensée parfait, autosuffisant et intemporel, la plus belle expression de la civilisation occidentale. »
Révolutionnaire inspiration
Et tandis que Mouc-Marc s’enfonce dans son vain délire, le peu courageux Firmin Falaise qui passe son temps à vomir découvre, aidé par une bonne dose de racine d’iboga, toute la puissance de la musique qui se crée en Afrique. Au point de se sentir fécondé, au sens propre comme au figuré, à son contact.
« L’excitation, qui lui fit peur, décupla aussi ses facultés perceptives, et soudain le musicien en lui perçut la complexité des rythmes soutenant l’énergie inépuisable de la danse, écrit Sounac. Il ne parvenait pas à comprendre cette mesure inouïe, toujours cohérente bien que mobile, comme si de nouvelles valeurs étaient sans cesse ajoutées ou que les rythmes s’y contrariassent avec une étrange justesse. Fasciné, il regarda le groupe de percussionnistes et distingua, avec une précision extraordinaire, des doigts effilés qui crépitaient sur une calebasse. […] Il crut voir aussi un manche de violoncelle, mais la chaleur et le tournoiement s’accentuèrent, la musique déferla en lui et il se mit à haleter, ses tétons lui faisaient mal, la lactation commençait… »
En romancier subtil et spécialiste de la musique, Frédéric Sounac annonce avec ces quelques phrases la révolution profonde que permettra la rencontre entre les musiques africaines et occidentales. Firmin Falaise, lui, est vite rappelé à l’ordre : « Vous n’êtes pas ici pour fraterniser avec l’indigène, mais pour l’éduquer et amoindrir, ce que je crois personnellement possible, son coefficient de barbarie. »
Folie meurtrière
Barbarie ? Le mot convient, mais plutôt pour qualifier le comportement des militaires de la mission qui, par ennui, bêtise, méchanceté, racisme, vont l’entraîner dans la plus profonde horreur, le militaire avide d’or Jean-Bernard Tussoine prenant peu à peu le pas sur un Isidore Mouc-Marc rendu fou à lier par son fantasme de quatuor (ou par son amour pour un jeune musicien surdoué, Issa). Les connaisseurs de l’histoire coloniale française reconnaîtront peut-être dans le patronyme « Tussoine » l’écho d’un nom resté tristement célèbre, celui de Julien Chanoine, fils du ministre de la Guerre Jules Chanoine.
Cette folie meurtrière que fut la colonisation, Sounac ne se contente pas de la dénoncer : il nous la donne à sentir, jusque dans les profondeurs de nos tripes
En 1899, la mission « Afrique centrale-Tchad », dite mission Voulet-Chanoine, se transforma en colonne infernale. Les capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine massacrèrent sans distinction les villageois refusant de leur fournir nourriture et porteurs, obligeant la France à intervenir en la personne du lieutenant-colonel Jean-François Klobb. Lequel mourut, le 14 juillet 1899, tué sur ordre de Voulet. Les deux capitaines de la mission furent finalement abattus trois jours plus tard par leurs propres tirailleurs mutinés. La ligne officielle, après la conquête du Tchad, sera d’affirmer que les deux hommes étaient devenus fous, atteints de « soudanite aiguë »… Cette folie meurtrière que fut la colonisation, Frédéric Sounac ne se contente pas de la dénoncer : il nous la donne à sentir, jusque dans les profondeurs de nos tripes.
Histoire navrante de la mission Mouc-Marc, de Frédéric Sounac, Anacharsis, 98 pages, 14 euros.
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