Maroc : de la plage à la piste, plongée dans l’école du cirque Shems’y

Installée à Salé, Shems’y est l’une des rares écoles de cirque du continent. Elle permet aux jeunes déscolarisés de réintégrer un cursus professionnalisant.

Répétitions du spectacle Ambouctou, inspiré d’un conte d’Amadou Hampâté Bâ. © Guillaume Mollé pour J.A.

Répétitions du spectacle Ambouctou, inspiré d’un conte d’Amadou Hampâté Bâ. © Guillaume Mollé pour J.A.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 23 mai 2014 Lecture : 6 minutes.

Journée maussade à Rabat. Un groupe d’adolescents s’est rassemblé sur la plage, au pied de la casbah des Oudayas, face à l’Atlantique. L’un d’eux enterre dans le sable une grosse balle orange – à moins qu’il ne s’agisse d’une de ces bouées utilisées par les pêcheurs pour signaler leurs filets. Puis il s’éloigne, prend de l’élan, saute sur son tremplin improvisé, rebondit et exécute un salto parfait. Torses nus, ses camarades s’y mettent aussi : sauts périlleux et vrilles plus ou moins réussis s’enchaînent les uns après les autres sous le ciel plombé. Parmi ces gymnastes en herbe se défiant à l’air libre, peut-être y a-t-il un futur artiste. Ce qui n’aurait pas été possible autrefois l’est devenu. À quelques kilomètres de là, sur l’autre rive du Bouregreg, à Salé, est née voilà cinq ans l’une des rares écoles de cirque du continent.

Au départ, à la fin des années 1990, il n’y avait aucune intention de créer une école artistique dont le diplôme serait reconnu par le ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle. Seule existait la volonté de l’Association marocaine d’aide aux enfants en situation précaire (Amesip) de permettre aux jeunes désco­larisés de réintégrer un cursus professionnalisant. En pratiquant une discipline artistique à la fois exigeante et ludique, les jeunes en marge du système pouvaient retrouver confiance en eux et envisager un avenir plus serein. Si le projet n’a rien perdu de sa dimension sociale initiale, il a depuis pris une tout autre ampleur.

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"La présidente de l’Amesip, Touraya Bouabid, sentait qu’elle était arrivée au bout d’un cycle quand elle a fait appel à moi, explique le directeur général de l’école nationale de cirque Shems’y, le Français Alain Laëron. Je lui ai proposé de faire du haut niveau afin d’être vraiment pertinent au niveau du Maroc et à l’international." Venu de l’Académie Fratellini et du Centre national des arts du cirque (France), ancien directeur de l’Institut français de Fès, Laëron a impulsé la naissance de l’école en 2009, qui a accouché de ses premiers diplômés en 2012 et 2013.

"Les premières promotions sont essentiellement composées de jeunes arrivés chez nous via le projet social de l’Amesip, mais l’évolution vers une école d’art ouverte à tous est aujourd’hui concrète", poursuit Laëron. Acrobate spécialisée dans le tissu aérien, tout juste diplômée, Fatima Zahra Fennane confirme : "J’ai arrêté l’école à 11 ans. Un jour, un monsieur qui rendait visite aux enfants déscolarisés m’a proposé d’entrer dans cette école. Mon père n’avait pas la possibilité de payer, mais comme tout était pris en charge, il a dit oui. Bien sûr, j’avais déjà vu du cirque traditionnel à la télé, mais je n’avais jamais imaginé devenir une artiste… Au début, j’ai surtout aimé l’ambiance, le fait qu’il y ait de nombreux enfants…"

Une coutume ancienne d’acrobaties au Maroc

Ancien gymnaste, champion du Maroc au cheval-­d’arçons et aux anneaux, Zakaria Benyamina est le coordonnateur de l’école et l’un des quatre professeurs : "Quand elle est venue au centre, on travaillait pour son insertion scolaire et elle bénéficiait des activités de cirque.

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C’est là qu’elle a découvert les disciplines aériennes. Elle dansait bien et elle a participé aux premières représentations." Aujourd’hui, Fatima Zahra Fennane a 23 ans et est au coeur d’un des numéros phares d’Ambouctou, le spectacle inspiré d’un conte du Malien Amadou Hampâté Bâ que l’école donne chaque fin de semaine sous le chapiteau Mawsim de la casbah des Gnawas Sidi Moussa, à Salé. C’est là, en effet, que l’école de cirque Shems’y s’est installée, malgré les vents et les embruns de l’Atlantique qui ont parfois causé du tort à ses installations, abattues par deux fois. Dans le grand gymnase modulable financé notamment par la fondation suisse Ascension et l’Agence de développement social (ADS), une trentaine d’élèves de 15 à 25 ans (dont 15 % de filles) en formation professionnelle personnalisée viennent ici s’entraîner qui à la roue Cyr, qui au mât chinois, qui au tissu aérien pendant au moins trois ans. "L’artiste de cirque ne peut pas être moyen, explique Laëron, on donne le diplôme à ceux qui sont bons."

Faute de véritable tradition circassienne au Maroc – même s’il existe une coutume ancienne d’acrobatie, la pyramide berbère, hmada mouss -, "le niveau des candidats à l’entrée n’est pas très élevé et il faut faire de véritables paris pédagogiques". Ceux qui veulent suivre l’enseignement proposé doivent d’abord passer un concours, au bout d’une semaine de séminaire, au cours duquel seront évaluées leurs capacités tant physiques qu’artistiques. Mais une fois l’école intégrée, tout n’est pas gagné pour autant. "Le plus difficile, c’est d’intégrer une formation professionnelle, pouvoir travailler sept heures par jour, s’adapter aux règles et au programme, explique Zakaria Benyamina. Ce n’est pas comme faire des acrobaties sur la plage, c’est un autre univers qui demande de la concentration, une capacité à gérer ses émotions, à accepter les remarques. Mais s’ils passent la première année, ça va…"

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Durs au labeur, les enseignants ? "C’est leur travail, ils sont durs avec nous quand on commence à se relâcher, reconnaît Fatima, mais c’est pour notre bien." "Ils sont gentils par rapport au collège", tranche de son côté Saïd Mouhssine, qui a rejoint l’école en 2011, après avoir assisté au spectacle Isli d Tislit ("le fiancé et la fiancée") à Casablanca. "C’est une expérience difficile qui implique souvent une reconstruction de la personnalité et l’apprentissage de responsabilités, poursuit Zakaria Benyamina. On travaille plus sur la sensibilisation que sur la sanction." Chaque étudiant est ainsi poussé à développer un projet personnel appelé awal qalam ("première parole" et aussi "premier outil d’écriture") devant permettre, comme le souligne Laëron, "de développer une parole avec le corps", sous la forme de solos ou de duos.


Répétitions à l’école de cirque Shems’y. © Guillaume Mollé pour J.A.

Pour autant, l’école Shems’y (environ 3 millions de dirhams [265 000 euros] de budget venant du ministère, des ambassades, de l’ADS, de l’Office chérifien des phosphates, etc.) n’est pas que discipline et rigueur, puisque l’objectif est in fine de produire des spectacles et d’aller à la rencontre du public. L’école Shems’y en a produit plusieurs, comme Hamse ("murmures"), un spectacle urbain de quarante minutes, ou Isli d Tislit, inspiré d’une légende marocaine et présenté plus de 50 fois dans huit villes du royaume. Une démarche qui n’avait rien d’anodin : "Ce Roméo et Juliette de l’Atlas nous a permis d’aborder des questions sociales par l’intermédiaire du corps, explique Laëron. Et de dénoncer certains obscurantismes d’une manière accessible à tous, subversive mais sans être perçue comme de la provocation."

Aujourd’hui, l’école propose chaque fin de semaine Ambouctou, un dîner-spectacle (soutenu par l’Institut français de Rabat) en partenariat avec l’École des arts culinaires Shems’y, autre projet d’insertion de l’Amesip dont les locaux sont proches du chapiteau. Du 21 au 31 août, ce sera Karacena ("corsaires"), une biennale populaire qui a habitué la tranquille Salé à ses "attaques poétiques", sur les remparts, sur le fleuve, aux portes de la médina. Cette année, Le Génie des lieux permettra de poursuivre l’exploration de la cité et de susciter des questionnements sur "ses lieux de fonctionnalité et son patrimoine".

Un cheval de Troie pour entrer dans la culture

Mais quels débouchés dans le pays pour un artiste de cirque, demanderaient des parents inquiets comme ceux de Saïd, qui a difficilement imposé son choix ? "Nous n’avons pas encore beaucoup de recul, mais la plupart des diplômés travaillent, affirme Laëron. Deux ont monté leur compagnie, Colokolo, à Casablanca, deux ont rejoint la compagnie de Sylvie Guillemin, Ondes, à Grenoble, un autre est en résidence en France… Ce qui est compliqué, ce sont les habitudes culturelles. Mais le cirque contemporain reste un excellent cheval de Troie pour entrer dans la culture." En réalité, les jeunes étudiants courent surtout le risque d’être débauchés avant la fin de leur cursus par des compagnies turques ou "des camps de vacances à Marrakech". Certains cèdent aux sirènes de l’argent immédiat, à partir du moment où ils ont engrangé quelques acquis. "Mais beaucoup ont compris qu’il fallait sortir avec un niveau professionnel, tempère Zakaria Benyamina. Pour l’équipe enseignante, c’est important qu’ils croient vraiment aux spécificités du projet et au long terme, car c’est un projet nouveau dans une société où l’artiste de cirque n’est pas respecté. Ce sont eux qui vont donner le modèle de ce statut." Ce sont eux aussi qui, à leur échelle, remodèleront la société et le regard qu’elle peut porter sur elle-même.

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