Rachid Bouchareb : « L’Amérique est une terre d’islam »

Film policier tourné en plein désert avec un casting hollywoodien, La Voie de l’ennemi, du réalisateur franco-algérien, est ambitieux. Forest Whitaker y livre un jeu puissant plein d’émotion.

Le réalisateur franco-algérien, Rachid Bouchareb. © BARBARA SAX / AFP

Le réalisateur franco-algérien, Rachid Bouchareb. © BARBARA SAX / AFP

Renaud de Rochebrune

Publié le 20 mai 2014 Lecture : 6 minutes.

Rachid Bouchareb, connu surtout jusqu’à il y a quelques années comme l’auteur de "petits" films remarquables malgré des budgets limités, a rencontré le grand public en 2006 avec Indigènes et, à un bien moindre degré, en 2010 avec le fort contesté Hors-la-loi. Il franchit aujourd’hui une nouvelle étape en présentant La Voie de l’ennemi, une réalisation qui ne manque pas d’ambition. Avec pour décor une région totalement désertique du Nouveau-Mexique, il propose un casting hollywoodien : Forest Whitaker et Harvey Keitel, excusez du peu, ainsi que Brenda Blethyn et Luis Guzman.

Très librement inspiré du scénario de Deux Hommes dans la ville, un polar de José Giovanni du début des années 1970 avec Alain Delon, Jean Gabin et Michel Bouquet, La Voie de l’ennemi raconte comment Garnett (Whitaker), un Africain-Américain libéré après dix-huit ans de prison pour le meurtre d’un policier, tente de reprendre une vie normale sous la supervision d’un agent de probation compréhensif (Blethyn). Sa conversion à l’islam en prison l’aidera-t-elle sur le chemin de la rédemption ? Ce serait compter sans le désir de vengeance du très pervers shérif Bill Agati (Keitel) et l’acharnement de l’ancien complice chicano du héros Terence (Guzman), qui veut lui aussi le ramener vers son passé sur le chemin de la délinquance.

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On peut être plus sensible aux films moins spectaculaires de l’auteur comme Little Senegal ou London River, où les personnages, moins typés, ne risquent pas de friser parfois la caricature, contrairement à Bill Agati. Et où les situations et les sentiments évoqués, même quand ils sont mélodramatiques, sont assurément plus subtils. Mais le jeu puissant et plein d’émotion de Forest Whitaker et la maestria avec laquelle Bouchareb filme le désert et met en scène la confrontation des cultures font de La Voie de l’ennemi (voir la bande annonce ci-dessous) un film souvent à la hauteur de ses moyens – un budget de 20 millions de dollars (14,5 millions d’euros) – et de ses ambitions.

Jeune Afrique : La Voie de l’ennemi a été présentée en avant-première en février à Alger. Pourquoi ce choix ?

RACHID BOUCHAREB : D’abord, bien sûr, parce que l’Algérie est coproductrice du film, comme elle l’a déjà été pour plusieurs de mes précédents longs-métrages. Mais aussi parce qu’il s’agissait pour moi, franco-algérien, d’une aventure formidable que j’ai voulu vivre avec les Algériens. Ces grands acteurs ont rarement présenté leurs films dans un tel endroit. J’ai aimé qu’ils viennent partager leur expérience avec les gens du cinéma algérien, qui étaient là dans le public. Un événement : on n’est pas dans une capitale européenne où il sort dix films par semaine. Une façon peut-être aussi de donner à Forest Whitaker, Brenda Blethyn ou Luis Guzman l’envie de revenir un jour pour tourner en Algérie. Ils ont peut-être eu une petite appréhension, mais ils étaient très contents d’être là, de l’accueil ; ils ont adoré se balader dans la Casbah, à Bab el-Oued. Ils ont fait des rencontres qui les changent de celles qu’ils ont l’habitude de faire avec leurs fan-clubs.

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Et la réception du film ?

Excellente. Cela les intéresse, les Algériens, un acteur africain-américain qui joue le rôle d’un homme converti à l’islam en prison et qui veut, non sans difficultés, tenter une réinsertion dans la société. Et puis les Américains ne sont pas si étrangers pour les Algériens. On se souvient du mouvement des Black Panthers, dont certaines figures s’étaient réfugiées en Algérie. Un Forest Whitaker, qui a d’ailleurs déjà interprété des rôles de personnages africains, ce n’est pas quelqu’un de si lointain.

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Vous vous dites franco-algérien. Depuis quelques années, vous êtes surtout en Californie ou au Nouveau-Mexique et on a l’impression que vous êtes plutôt désormais Bouchareb l’Américain.

Je ne me suis pas exilé aux États-Unis. Mais j’ai eu envie d’y retourner – il ne faut pas oublier que mon premier film, Baton Rouge, a été tourné là-bas, de même qu’ensuite Little Senegal – pour y réaliser plusieurs projets. D’abord Just Like a Woman, qui est sorti à la télévision ou au cinéma selon les pays en 2012 et 2013, un road movie avec deux femmes qui traversent les États-Unis de Chicago à Santa Fe. Puis ce film. Afin de satisfaire mon désir de travailler avec d’autres acteurs évoluant dans d’autres univers. C’est moi et moi seul qui ai décidé d’aller là-bas. Ce n’est pas Hollywood qui m’a attiré.

L’envie de travailler avec tel ou tel acteur, c’est une motivation majeure pour vous ?

Certainement. L’essentiel, c’est le croisement entre le sujet, le lieu et un ou des personnages, donc des acteurs. Je suivais depuis longtemps le travail de Forest Whitaker et je voulais vraiment tourner avec lui en Amérique. Or je l’avais rencontré il y a quelques années et il m’avait dit qu’il avait vu et apprécié Indigènes, Hors-la-loi et Little Senegal. Aussi, quand j’ai eu l’idée de tourner une adaptation de Deux Hommes dans la ville aux États-Unis en mettant en avant les thèmes qui m’occupaient – la frontière, l’immigration, le mur avec le Mexique, l’islam africain-américain -, je lui ai parlé de ce scénario et cela s’est fait.

Difficile de dire si La Voie de l’ennemi est plutôt un western kafkaïen, un film noir ou un drame social avec de longues scènes genre road movie. Qu’est-il pour vous ?

J’ai sans doute essayé de mélanger tout ça. Il y a longtemps que je voulais faire un film policier tout en traitant des thèmes qui m’intéressent et qui me font penser que je suis utile quand je tourne. Un policier, en général, cela se déroule en ville. Mais il y en a eu tellement. Alors j’ai eu envie que celui-là se passe dans la nature, celle que je connais, le désert et ses grands espaces – comme au Sahara, où la nature est il est vrai plus sauvage que celle de l’Amérique. Une histoire qui se passe à la frontière du Mexique, donc un polar noir, certes, mais en plein soleil. Avec le décor et mon envie de filmer très large, toute la terre si c’était possible, on est tout de suite dans un western aussi. La moto du personnage principal vient ajouter à cela une dimension à laquelle je tiens, car j’ai toujours envie que, comme moi, mes personnages se déplacent beaucoup.

Ce film, c’est une histoire de rédemption par l’islam. Mais une rédemption qui en fin de compte rate. Alors quel est le message ?

Ce qui se passe n’est pas spécifiquement en rapport avec l’islam. N’importe quelle autre religion pourrait jouer le même rôle. Mais il se trouve, comme le disait Obama après son arrivée à la Maison Blanche, que l’Amérique, notamment à travers sa communauté africaine-américaine, est une terre d’islam. En fait, j’ai surtout pensé à construire un personnage africain-américain, ce Garnett dont le destin a été bousillé par la violence et la haine dans laquelle il était plongé. Et qui, par une conversion, cherche une thérapie pour vaincre sa violence et sa haine. L’échec final n’est pas celui de l’islam, c’est un échec personnel.

Vous-même, êtes-vous croyant ?

Ça dépend des jours. Et des situations. Quand vous êtes dans le désert, loin des routes et des pistes, j’en ai fait l’expérience, avec parfois les éléments qui se déchaînent, l’impression d’être perdu, on se sent tout petit, démuni, là on a envie de se dire : mais qui a créé tout ça ? Et on lève les yeux vers le ciel. On se rend compte qu’il y a quelque chose qui nous dépasse. Qu’on n’est pas seuls. Et qu’on a besoin de spiritualité, de croyance. Ce qui nous amène sans doute au-delà des religions.

Le romancier algérien à succès Yasmina Khadra a collaboré avec vous pour ce film. Que vous a-t-il apporté ?

J’avais en effet besoin qu’il s’empare du sujet pour le pousser un peu plus loin. J’aime son sens des dialogues. Et, comme on le sait, il a un imaginaire très développé. Je lui ai donc montré le scénario et il m’a conduit à changer la fin ou à mieux construire certains personnages, en particulier celui de Terence, le gangster mexicain joué par Luis Guzman qui veut faire replonger Garnett. Il a ouvert de nouvelles pistes.

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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

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