Mondial 2014 : au Brésil, le coeur n’est plus à la fête
On croyait que le pays du football se ferait une joie d’accueillir la Coupe du monde en juin. Las, depuis des mois, le coeur n’est plus à la fête. L’économie patine, la corruption galope, et les dépenses somptuaires engagées pour organiser cet événement ne font qu’ajouter à l’exaspération de la rue.
Il aura fallu des semaines aux bâtisseurs du stade Itaquerao, à São Paulo, pour rattraper l’accident de chantier survenu en novembre 2013 : une poutre géante s’était alors effondrée à travers un mur de l’enceinte de 68 000 places, tuant deux ouvriers et jetant un froid sur la préparation de la Coupe du monde de football. "Les gens qui travaillent ici disent que le stade ne sera jamais prêt à temps pour le Mondial", affirme Paulo Arminio, un vendeur de sandwichs qui, dans son van, était aux premières loges le jour du drame. Les autorités brésiliennes et la Fédération internationale de football association (Fifa), elles, se disent confiantes : le stade sera achevé avant le 12 juin, date du coup d’envoi de l’événement sportif le plus populaire de la planète.
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Autre ville, autre arène. À Manaus, dans le nord-ouest du pays, le stade de l’Amazonie ressemble à un oursin géant avec son exosquelette blanc et high-tech. Le chantier a été achevé au-delà du dernier délai, fixé à décembre 2013. Si bien qu’en février dernier, Jérôme Valcke, le secrétaire général de la Fifa, a paru soulagé en voyant la pelouse fraîchement posée. "Certaines grossesses sont plus compliquées que d’autres", a-t-il dit, tentant maladroitement de justifier le retard pris dans la construction des stades. Un exercice de diplomatie qui peine à faire oublier les relations houleuses qu’entretient l’autorité mondiale du football avec le Brésil. L’année dernière, exaspéré par ces retards répétés, "Sepp" Blatter, son président, s’est même demandé si la Fifa n’avait pas pris "une mauvaise décision" en accordant le Mondial au Brésil…
Les défis de Dilma Rousseff
La compétition devait pourtant être la consécration suprême pour le pays du futebol, l’occasion rêvée de célébrer les réalisations économiques de la dernière décennie, qui a vu l’avènement d’une véritable classe moyenne et a confirmé la place du Brésil parmi les nations émergentes phares aux côtés de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud – les fameux Brics. Las, pour l’instant, l’humeur n’est pas à la fête. D’aucuns craignent de nouvelles manifestations, après que des millions de personnes sont descendues dans la rue en juin 2013. Et la situation économique n’arrange pas le moral des troupes : le PIB du Brésil s’est contracté au second semestre de 2013.
Le défi de Dilma Rousseff, la présidente, candidate à sa propre succession, en octobre, sous les couleurs du Parti des travailleurs (au pouvoir depuis douze ans), n’est donc pas seulement de veiller à ce que la Coupe du monde se déroule sans accroc, mais aussi de convaincre des investisseurs de plus en plus sceptiques que le Brésil peut retrouver le chemin de la croissance. Si elle y parvient, on pourra dire de ces dix dernières années qu’elles auront été "la décennie de l’Amérique latine", celle où le continent a décollé, sous la houlette du Brésil. Si elle échoue, l’Histoire ne retiendra peut-être qu’un rendez-vous manqué : à l’exception du Mexique ou du Chili, la région n’aura pas profité de la manne des matières premières pour privilégier l’investissement plutôt que la consommation et introduire des réformes durables (lire ci-contre).
L’histoire de Lula
Pour Paulo Sotero, directeur de l’Institut du Brésil au sein du Woodrow Wilson International Center for Scholars, à Washington, "on a perdu le fil de l’Histoire". "Les sombres perspectives économiques, combinées aux retards dans la construction et la rénovation des stades et des infrastructures de transport, n’ont pas permis aux autorités de présenter la Coupe du monde sous un jour favorable", explique-t-il.
Il est vrai que rien ne s’est passé comme prévu. Quand le Brésil a décroché l’organisation de l’événement, en 2007, le président Luiz Inácio Lula da Silva venait tout juste de remporter son second mandat. L’économie surfait sur le cours des matières premières, bénéficiait d’une main-d’oeuvre dynamique et de la découverte de vastes gisements de pétrole au large de Rio de Janeiro. Rien ne semblait impossible au Brésil, nation exubérante jusque dans ses promesses à la Fifa… Alors que celle-ci exigeait seulement huit stades, Brasília s’est engagé à accueillir la compétition dans douze villes et a évoqué de nombreuses autres infrastructures, laissant même entendre qu’un train à grande vitesse entre Rio de Janeiro et São Paulo serait prêt à temps – depuis, le projet a été mis en sommeil. "Le football est plus qu’un sport pour nous, c’est une passion nationale", avait alors déclaré Lula sur la BBC.
La Fifa a mordu à l’hameçon. Malgré la mauvaise réputation du pays en matière de transports, une équipe d’inspection estimait, dans un rapport de 2007, "que les infrastructures existantes permettraient au Brésil d’accueillir la Coupe du monde 2014 dans les meilleures conditions". Mais l’autorité mondiale du football n’a pas été la seule à pécher par excès de naïveté. Les investisseurs étrangers, eux aussi, ont cru dur comme fer à l’histoire de Lula, qui leur faisait miroiter 30 millions de nouveaux consommateurs venus grossir les rangs de la classe moyenne.
Las, en juin 2013, alors que le pays accueillait la Coupe des confédérations, galop d’essai de la Fifa avant la Coupe du monde, les Brésiliens-amoureux-du-football sont soudain devenus hostiles. Une hausse du tarif des tickets de bus et de métro a déclenché l’ire de la population, avant que celle-ci s’en prenne à l’état déplorable des infrastructures et des services publics, à la corruption des élites et aux dépenses fastueuses occasionnées par le Mondial. "Je dénonce la surfacturation des stades, qui a fait de la Coupe du monde 2014 la plus chère au monde", grognait un contestataire. "Nous voulons des hôpitaux aux normes Fifa", pouvait-on lire sur les banderoles des manifestants. La foule a même hué Dilma Rousseff lors du coup d’envoi de la Coupe des confédérations.
Pis, le mouvement de colère s’est mué en un cocktail explosif : usant des méthodes agressives des "Black Blocs", des gauchistes purs et durs et des anarchistes, visage masqué, s’en prennent aux immeubles du gouvernement et aux banques, symboles de l’État et du capitalisme, sans craindre d’affronter les forces de l’ordre. Certes, ces violences ont refroidi nombre de Brésiliens plus modérés, si bien que d’aucuns ne croient pas que de nouvelles manifestations auront lieu pendant la Coupe du monde. "La foule qui est descendue dans la rue en juin 2013 n’est jamais revenue et ne reviendra probablement pas", estime Carlos Eduardo Lins da Silva, conseiller spécial à la São Paulo Research Foundation. Néanmoins, le mouvement de contestation n’a pas complètement disparu. En février dernier, la police de São Paulo a arrêté 262 manifestants en un seul week-end. Et, de manière récurrente depuis plusieurs semaines, des mouvements de protestation contre la hausse des prix et la corruption agitent le pays.
La présidente, l’élection et la rue…
Si Rousseff reste populaire, sa chute s’amorce. Selon un sondage d’avril, elle recueille 38 % des intentions de vote pour l’élection d’octobre, contre 16 % pour Aécio Neves, le candidat du Parti social-démocrate brésilien, et 10 % pour Eduardo Campos, du Parti socialiste. Reste qu’au Brésil le vent peut vite tourner. Personne n’avait prévu les manifestations de l’année dernière. Et si beaucoup pensent que le destin de Rousseff est lié à celui de la Seleção, l’équipe nationale de football, les mouvements d’humeur de la rue seront tout aussi décisifs.
À Manaus, certains dénoncent le coût du stade (environ 600 millions de réales, soit 190 millions d’euros), extravagant pour une ville qui n’a pas d’équipe de football en première division et où les inégalités sont criantes. Bien que la capitale de l’Amazonas soit située au coeur du plus vaste réseau d’eau douce de la planète, seuls 27 % de ses 2 millions d’habitants sont raccordés au système d’assainissement, contre une moyenne nationale de 48 %. Les autorités rétorquent que la Coupe du monde donnera une meilleure visibilité à la ville. "Manaus deviendra bien plus connue à l’échelle mondiale", assure Artur Virgílio Neto, le maire, tandis que Luis Fernandes, vice-ministre des Sports, promet que les réseaux internet de cette région reculée seront considérablement améliorés.
Ces arguments suffiront-ils à vaincre le scepticisme des administrés ? Pas sûr… "Si tous les investissements se concentrent sur le Mondial, rien ne changera une fois l’événement passé", craint Diego, un artiste de Manaus. "Nous aimons le football et le sport en général", expliquent les membres du groupe de musique Los Vânda, qui, dans leurs clips diffusés sur YouTube, apparaissent masqués à la manière des "Black Blocs" et ne mâchent pas leurs mots à l’égard des dirigeants brésiliens. "Mais le problème du Mondial, c’est qu’il répond aux intérêts économiques de la Fifa, poursuivent-ils. Pas à ceux de la société." l avec Samantha Pearson et Thalita Carrico © Financial Times et Jeune Afrique 2014. Tous droits réservés
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