Présidentielle tunisienne : ils y pensent tous les matins en se rasant…
Prévue en principe avant la fin de l’année, l’élection présidentielle tunisienne obsède les états-majors des partis politiques. Qui ont lancé les grandes manoeuvres. Paysage avant la bataille.
L’élection présidentielle tunisienne, qui doit être organisée au suffrage universel avant la fin de l’année, est déjà dans tous les esprits. Les commentateurs ont donné un nom à cette obsession : le "syndrome de Carthage". Même dépouillée de l’essentiel de ses prérogatives au profit du Premier ministre, la fonction présidentielle continue de faire rêver. C’est même la seule question qui intéresse vraiment les états-majors des partis politiques. Une seule formation déroge à cette règle : Ennahdha, laquelle ne présentera peut-être pas de candidat, mais qui pèsera évidemment sur l’issue du scrutin. Les stratèges islamistes le savent, car ils en ont voulu ainsi à la Constituante : les élections à ne pas perdre, ce sont les législatives, pas la présidentielle. Ils préféreraient que les deux scrutins coïncident. Car l’autre option présente pour eux plus de dangers : une séquence électorale s’ouvrant par une victoire de l’opposition à la présidentielle risquerait d’enclencher une dynamique difficile à maîtriser, galvanisant l’adversaire et démoralisant leur propre camp. Rien n’est tranché à ce jour. Mais l’heure de vérité approche, et les grandes manoeuvres ont commencé. Le casting ne fait presque aucun doute. Qui sont-ils, quels sont leurs espoirs, leurs chances et leurs stratégies ? Analyse en quatre points.
Le rapport des forces entre islamistes et modernistes s’est rééquilibré
Le scénario de l’élection de la Constituante, le 23 octobre 2011, était une anomalie. Le rapport des forces entre islamistes et modernistes s’est depuis rééquilibré. Même si le camp progressiste reste divisé, une grande formation a émergé : Nida Tounes, le parti de l’ancien Premier ministre de la transition, Béji Caïd Essebsi. Créé le 16 juin 2012, son mouvement a surfé sur le rejet d’Ennahdha et rassemble un éventail très large de sensibilités, allant des destouriens plus ou moins compromis avec l’ancien régime aux transfuges de la gauche syndicale et démocratique déçus par la pusillanimité de leurs dirigeants, en passant par les centristes et les modérés. Le secret de cette fragile alchimie réside dans la personnalité de Caïd Essebsi, ancien ministre de Habib Bourguiba. Depuis un an, Nida Tounes fait jeu égal avec Ennahdha dans les sondages. Cette polarisation de la vie politique ne fait pas l’affaire des autres partis, dont les candidats peinent à exister. Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), les anciens alliés séculiers d’Ennahdha, sont affaiblis, alors qu’Al-Joumhouri et Al-Massar, les principaux animateurs de l’opposition parlementaire, n’ont pas réussi à percer dans l’opinion. C’est l’extrême gauche, à travers le Front populaire de Hamma Hammami, qui incarne aujourd’hui la troisième force, avec environ 5 % des intentions de vote. Loin, très loin des 30 % à 35 % dont sont régulièrement crédités Ennahdha et Nida Tounes.
Cette redistribution des cartes s’est opérée sur fond de désaffection croissante des Tunisiens pour la chose publique. L’abstention avait concerné près d’un électeur sur deux lors des élections d’octobre 2011. Aujourd’hui, tout indique qu’on se dirige vers un niveau de participation compris entre 40 % et 50 %. La dynamique de la campagne permettra-t-elle d’enrayer la lame de fond de l’abstention, nettement perceptible chez les jeunes et les électeurs des régions de l’intérieur ? C’est peu probable. Lequel des deux camps, l’islamiste ou le moderniste, sera le plus pénalisé par "l’abstention différentielle" ? Le dernier baromètre politique de Sigma Conseil, réalisé en avril 2014, suggère une érosion du bloc conservateur. Pour Hassen Zargouni, directeur de Sigma, le tassement des intentions de vote en faveur d’Ennahdha est conjoncturel et s’explique par sa sortie du gouvernement, qui a désorienté une fraction des militants islamistes. Le niveau des indécis et des abstentionnistes a grimpé en flèche. Il se situe maintenant aux alentours de 62 % du corps électoral !
Les dilemmes d’Ennahdha
Le parti islamiste, qui a confié les clés de l’exécutif au technocrate Mehdi Jomâa, n’a pas renoncé au pouvoir et veut le reconquérir par les urnes. Véritable machine de guerre, implanté dans toutes les régions et presque toutes les catégories sociales, le mouvement est cependant affligé d’une faiblesse structurelle : il n’a pas de candidat crédible capable de contrer les ambitions présidentielles de Béji Caïd Essebsi. Favorable au régime parlementaire, Ennahdha était hostile à l’élection du chef de l’État au suffrage universel. En minorité à la Constituante, elle a dû s’y résoudre. Après avoir tenté d’imposer l’idée d’une présidence élue directement par le peuple mais purement honorifique, "à la portugaise", les islamistes ont fini par transiger. L’essentiel du pouvoir restera entre les mains du chef du gouvernement, mais le président disposera d’un droit de dissolution (très encadré), d’un droit de regard sur les nominations des ministres de la Défense et des Affaires étrangères, et pourra demander une deuxième délibération des lois. Le chef de l’État, qui tirera son autorité de l’élection, sera davantage qu’un arbitre : presque un recours. Plus encore qu’une éventuelle cohabitation, les islamistes redoutent l’impact d’une défaite à la présidentielle sur le score de leurs listes aux législatives. Pour eux, le pire des scénarios serait que l’élection du chef de l’État précède celle de l’Assemblée. Ils plaident pour une concomitance des deux scrutins.
Ennahdha, par la voix de l’ancien Premier ministre Ali Laarayedh, a fait savoir qu’elle ne désignerait pas de candidat. Le mouvement se contentera d’apporter son soutien à un candidat "neutre, consensuel, ayant le soutien d’autres partis politiques oeuvrant pour la liberté et la démocratie". Laarayedh a précisé que cette personnalité "restait à trouver". Officiellement, le mouvement ne veut pas prendre le risque de "diviser le pays" et d’y semer "les germes de la discorde", car les Tunisiens ne sont pas prêts à être gouvernés par un président et un Premier ministre tous deux issus d’Ennahdha. Plus trivialement, les islamistes savent que leur candidat serait aujourd’hui quasiment assuré de perdre au second tour, quel que soit l’adversaire. Ils ont donc intérêt à rester le plus longtemps possible dans l’ambiguïté, à garder plusieurs fers au feu et à jouer les faiseurs de rois. L’hypothèse d’une candidature de leur ex-secrétaire général, Hamadi Jebali, qui prend corps, ne change pas fondamentalement la donne. Jebali, s’il entre en piste, ira sans étiquette, comme "candidat indépendant soutenu par Ennahdha". S’il échoue, l’échec sera le sien et uniquement le sien. S’il parvient à se hisser au second tour, il sera temps pour son parti d’aviser. Pour l’instant, Jebali est largement distancé dans les sondages…
Nida Tounes à quitte ou double
À l’inverse d’Ennahdha, Nida Tounes a presque entièrement focalisé sa stratégie sur la présidentielle. En dépit de son âge canonique (87 ans) et des doutes récurrents sur sa capacité à supporter la fatigue d’une campagne éreintante, son leader, Béji Caïd Essebsi, représente un formidable "produit d’appel". C’est le favori des sondages. Il est en effet le seul à réunir les quatre qualités indispensables au succès d’une candidature : l’éloquence, le leadership, l’expérience et la stature d’homme d’État. Exécré par ses détracteurs, qui lui reprochent son passé destourien et son rôle dans la répression de la gauche estudiantine à la fin des années 1960, il est adulé par ses admirateurs, nettement plus nombreux. Les Tunisiens moins politisés lui savent gré d’avoir mené à bien la transition et d’avoir organisé les premières élections libres et démocratiques de l’histoire du pays, le 23 octobre 2011. Accéder au palais de Carthage serait l’accomplissement ultime pour ce fervent disciple de Bourguiba. "BCE" est le ciment de Nida Tounes. C’est sur son nom que s’est opéré le rassemblement des différentes sensibilités. Aucun de ses lieutenants ne possède son charisme, et l’unité du mouvement pourrait ne pas survivre à la guerre de succession anticipée. C’est la faiblesse paradoxale de Nida : ce parti, qui est aujourd’hui celui qui dispose de l’audience la plus forte, est aussi le plus intrinsèquement fragile. Il n’a pas de stratégie alternative si son leader venait à déclarer forfait. Et un bon résultat aux législatives passe obligatoirement par une performance à la présidentielle.
Jusqu’à présent, BCE a réussi à déjouer les tentatives visant à le disqualifier de la course. En politicien madré, il a scellé un pacte de non-agression avec Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha. Ces deux hommes que tout oppose sont aussi des pragmatiques. Ils ont compris qu’ils auraient tout à perdre à une confrontation. Ennahdha a ainsi changé son fusil d’épaule au sujet de "l’exclusion" des anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti au pouvoir) : l’article 167 de la loi électorale, qui frappait d’inéligibilité les anciens collaborateurs du parti de Ben Ali, a été rejeté à une voix près, le 1er mai. Les islamistes ont aussi accepté d’amender l’article 73 de la Constitution de manière à supprimer toute limite d’âge pour la candidature à la présidentielle. Échange de bons procédés, BCE, de son côté, a choisi de cibler ses attaques sur le président provisoire, Moncef Marzouki, et de ménager le parti religieux, en dépit de son bilan calamiteux à la tête du gouvernement de la troïka.
Marzouki dos au mur
Même si les sondages les créditent pour l’instant de 1 % à 5 % des intentions de vote, une demi-douzaine d’outsiders veulent jouer les trouble-fête. Tous sont d’anciens opposants à Ben Ali : Moncef Marzouki, le président sortant, Ahmed Néjib Chebbi (Al-Joumhouri), Mustapha Ben Jaafar, le président de la Constituante (Ettakatol), Hamma Hammami (Front populaire) et, dans une moindre mesure, le trublion populiste Hechmi el-Hamdi (Tayyar al-Mahabba). Tous sont conscients que l’extrême fragmentation de la scène politique leur offre une carte à jouer si Ennahdha n’investit pas de candidat. Pour eux, l’objectif consistera à se hisser au second tour ; 10 % des suffrages exprimés devraient y suffire. Les réels prétendants à une victoire finale ne sont qu’au nombre de trois. Car le "communiste" Hamma Hammami et le "traître" Hechmi el-Hamdi savent qu’ils n’ont aucune chance de rallier les voix d’Ennahdha. Une présence au second tour du flamboyant porte-drapeau du Front populaire signifierait donc à coup sûr une victoire de BCE. En revanche, Marzouki, Chebbi et Ben Jaafar peuvent espérer transformer le second tour de la présidentielle en référendum "anti-BCE" et l’emporter dans un mouchoir de poche.
Éternels concurrents, Chebbi et Ben Jaafar rêvent d’incarner une hypothétique "troisième voie" entre Nida et Ennahdha, tout en sachant qu’ils auront besoin du soutien tacite de l’électorat conservateur pour faire barrage à BCE. Ils savent aussi que Marzouki a fini par incommoder ses alliés d’hier, les islamistes. Le président sortant est dos au mur. Il bat des records d’impopularité et fait l’objet d’un rejet massif, épidermique, dans de larges couches de la population. Souffre-douleur des médias, raillé sur les réseaux sociaux, perpétuellement affublé du sobriquet méprisant de "tartour" (l’inutile), il n’a pourtant pas abdiqué. "Ce n’est pas parce qu’il a été un mauvais président qu’il sera un mauvais candidat, prévient un de ses ex-collaborateurs. Au contraire. Il va se radicaliser, jouer la rupture, remettre à l’honneur les thématiques de sa campagne de 2011 : la prétendue fidélité à la révolution, l’exclusion du RCD. Comme les centristes et les progressistes le rejettent viscéralement, il tentera d’aller chercher ses voix ailleurs, auprès de la jeunesse en colère, auprès des islamistes qui considèrent que leur parti a fait trop de compromis avec l’ancien régime, auprès des salafistes et dans la diaspora, où il dispose d’une audience résiduelle. Et ses partisans vont continuer l’obstruction à la Constituante."
Marzouki représente une épine dans le pied des islamistes, car il peut exister une porosité entre leur électorat et celui du CPR. Il n’est plus le premier choix d’Ennahdha, mais son calcul est simple : il est persuadé qu’entre lui et Béji Caïd Essebsi les électeurs et sympathisants de la troïka préféreront toujours voter pour lui. Il sait aussi que personne ne lui fera de cadeau. Hamadi Jebali a exigé qu’il démissionne au préalable de ses fonctions dans l’hypothèse où il se porterait candidat, "pour concourir à armes égales". Mustapha Ben Jaafar a pris les devants en faisant savoir qu’il renoncerait "par souci d’équité" à la présidence de la Constituante s’il venait à se présenter à la présidentielle. Entre les anciens partenaires de la troïka, rien ne va plus…
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