Orangina : oublier l’Algérie

Lors de la guerre d’indépendance, la boisson pétillante s’éloigne de sa terre d’origine de Boufarik pour s’établir à Marseille. Et fait appel à des artistes de renom pour façonner son image internationale.

L’affichiste Bernard Villemot conçoit l’identité graphique de la marque dès 1953. © Villemot

L’affichiste Bernard Villemot conçoit l’identité graphique de la marque dès 1953. © Villemot

Publié le 8 mai 2014 Lecture : 4 minutes.

Une légende urbaine algéroise aime à dire qu’Orangina est une contraction d’Oran tchina, les "oranges d’Oran" en arabe. C’est pourtant à une trentaine de kilomètres au sud d’Alger, au coeur des généreuses orangeraies des plaines agricoles de la Mitidja, que la célèbre marque puise sa source. Ni complètement française, ni algéro-algérienne, Orangina s’est façonné des deux côtés de la Méditerranée. À Boufarik, ville natale de Léon Beton, un Juif pied-noir alors propriétaire d’une orangeraie et jeune négociant en huiles essentielles soucieux de découvrir la formule qui permettra de "boire le jus de nos oranges aux quatre coins du monde". Et à Marseille où, en 1935, Beton fera la rencontre fortuite d’un pharmacien espagnol, le Dr Trigo Mirallès, qui a inventé une boisson qui correspond à ses attentes.

Concentré d’orange, eau sucrée gazeuse et un zeste d’huile essentielle, le mélange, soigneusement gardé secret jusqu’à ce jour et conditionné dans des bouteilles de verre rugueux qui évoquent les formes du fruit, va faire florès après la Seconde Guerre mondiale. La boisson intrigante va se retrouver sur les tables des terrasses des Champs-Élysées et de la rue Didouche-Mourad, aux côtés du mythique Selecto et de l’irremplaçable fraîcheur de la limonade Hamoud Boualem, même si les soubresauts politiques vont éloigner la marque de sa terre d’origine de Boufarik pour lui faire établir son siège à Marseille, en 1951.

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Toute référence à l’Algérie est gommée

Très vite, le fils du fondateur à la tête de l’entreprise, Jean-Claude Beton, 26 ans, fraîchement diplômé d’ingénierie agronome, reprend les rênes de l’entreprise, qui jouit d’une assise au Maghreb, notamment en Algérie, malgré la création de la boisson Judor et ses surprenantes bouteilles coniques. Mais la vraie bataille, selon lui, se trouve en France où l’américain Coca-Cola se montre offensif. Les codes de la publicité de l’époque peuvent sembler surannés ou a contrario artistiques tant les affiches sont prisées des collectionneurs. Beton junior va se révéler avant-gardiste pour façonner l’image de son soda et faire montre d’une audace publicitaire en s’attachant les talents d’artistes de renom.

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C’est ainsi que, dès 1953, le célèbre affichiste Bernard Villemot va mettre son talent au service d’Orangina et concevoir l’identité graphique de la marque aux ambitions mondiales. Il apporte une touche de glamour servie par un trait minimaliste représentant des silhouettes de femmes élégantes et élancées, et insère la célèbre écorce d’orange, qui deviendra le logo, sous forme de parasol, de couvre-chef et de coiffures. Un succès renforcé par un marketing agressif, avec des jeunes étudiants employés pour commander la boisson dans les cafés, plus tard épaulés par des soldats français de retour d’Algérie, où ils ont pu apprécier le breuvage.

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L’artiste conçoit pour Orangina dix-sept affiches, "comme des peintures", dont l’esthétique s’inspire de cette dolce vita des Trente Glorieuses empreinte d’une féminité chic et d’une insouciance heureuse. Toute référence à l’Algérie, devenue indépendante, est gommée dans ces oeuvres d’art publicitaires. "Orangina a évacué son identité algérienne et l’écriture publicitaire ne fera aucune référence au berceau de la marque. Les raisons sont sans doute politiques, sinon politiquement correctes", analyse l’historien des marques Jean Watin-Augouard. La petite bouteille ronde, à laquelle les publicitaires de l’ancêtre de Havas feront dire "secouez-moi", va inspirer de grandes figures du monde artistique et publicitaire français.

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La marque ne lésine sur rien, quitte à produire un film, Le Tic du barman, réalisé en 1972 par Jean-Jacques Annaud et Pierre Étaix, avec une composition originale de Michel Berger. Art et pub se retrouvent au service de cette marque, qui prend soin de cultiver son image innovante et audacieuse, absorbant les tendances pour être en permanence dans l’air du temps. Dans les années 1980, le show-business est mis à contribution pour faire rayonner la marque so frenchy dans le monde. C’est ainsi que Jean-Paul Goude réalisera des spots publicitaires à succès avec des employés d’hôtel en maillot de bain de l’époque au bord d’une piscine surplombée par des drapeaux français qui flottent au vent. L’art de vivre des palaces de la Côte d’Azur en guise de décor, aux antipodes des zlabias de Boufarik. L’absurde et l’humour au service du "secouez-moi", comme un slogan martelé s’adaptant à l’évolution d’une marque, désormais propriété du groupe Pernod Ricard, qui finira entre les mains du japonais Suntory, fin 2009.

Un zeste de provocation

À l’ère d’internet et des réseaux sociaux, Orangina développe une publicité participative qui renouvelle son esthétique en intégrant les prouesses technologiques de l’animation, autour d’animaux volubiles et décalés. Certains y verront une référence à l’Afrique, mais ce n’était pas l’objectif des prestigieux publicitaires Fred & Farid, qui souhaitaient renouveler une certaine "naturalité", selon Jean Watin-Augouard. Avec toujours un zeste de provocation et un slogan soigneusement conservé et gravé dans la mémoire collective.

Interrogé sur la vente de la marque Orangina – "propriété algérienne" revendiquée par plusieurs entreprises locales – à un groupe japonais lors d’une conférence de presse à Alger le 19 décembre 2012, le président français François Hollande est surpris. Et de rétorquer, avec humour, qu’il en parlera aux Japonais pour éclairer ce dossier… "en secouant beaucoup".

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