Najat Vallaud-Belkacem : « Cette campagne n’est pas à la hauteur de la France et de sa place dans le monde »
L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter les sujets d’actualité. De la campagne présidentielle en France aux conséquences de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire du continent, l’ancienne ministre de François Hollande livre son analyse.
Mardi 22 mars se tenait, à Paris, un forum co-organisé par le quotidien Libération et l’organisation non gouvernementale ONE, dont la branche française est dirigée depuis 2020 par Najat Vallaud-Belkacem. Intitulé Monde solidaire : l’extrême urgence ?, ce colloque avait pour objectif initial d’interpeller les candidats à l’élection présidentielle française sur différentes thématiques de solidarité internationale. Les organisateurs ont été contraints de revoir leurs ambitions à la baisse, car aucun d’entre eux n’a effectué le déplacement. Et se sont contentés d’envoyer leurs porte-parole. Faut-il y voir un effet collatéral, mais logique, d’une campagne qui cristallise les débats autour de l’immigration et des thèmes identitaires, au point d’occulter des sujets centraux ?
Lorsqu’elle a quitté la vie politique en 2017, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale est revenue au monde universitaire, d’abord à Sciences-Po, puis, en 2020, au sein de l’Université Mohammed-VI Polytechnique (UM6P) de Benguerir, près de Marrakech, où elle dispense un cours sur les questions d’égalité entre les hommes et les femmes. Mais si elle s’est éloignée de l’arène politique hexagonale, elle n’en garde pas moins un regard acéré sur la situation politique française. Dans la dernière ligne droite de la campagne présidentielle, elle livre à Jeune Afrique son analyse sur l’état du débat, mais aussi sur les conséquences pour le continent africain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Jeune Afrique : Quel regard portez-vous sur la campagne présidentielle française ?
Najat Vallaud-Belkacem : Cette campagne m’attriste. Elle me donne le sentiment qu’on a tous attendu un moment qui n’est jamais venu, qu’il s’agisse d’un véritable moment de campagne, ou d’une vraie mise à l’agenda médiatique de sujets majeurs pour les cinq ans à venir.
Je trouve affligeant que les questions internationales n’aient été abordées que sous le seul angle des migrations
Que ce soit sur les questions sociales, climatiques, mondiales, ou même anthropologiques, car le Covid aurait dû bousculer certains de nos logiciels, je n’ai rien entendu d’intéressant dans cette campagne pour le moment. Cela ne veut pas forcément dire que les candidats n’ont rien à dire sur ces sujets, mais plutôt qu’ils ne sont pas incités à les aborder, ce qui est dommage, car une élection présidentielle est le moment idéal pour réinterroger nos choix de société.
À titre d’exemple, je trouve affligeant que les questions internationales n’aient été abordées que sous le seul angle des migrations. Ce n’est tout simplement pas à la hauteur de la France et de la place qu’elle occupe dans le monde. Mais surtout, cela occulte des thèmes essentiels tels que nos interdépendances, exposées au grand jour pendant la crise sanitaire, ou encore l’élan de solidarité manifesté à l’égard de l’Ukraine, après des années d’anesthésie émotionnelle à l’égard des réfugiés.
Plusieurs observateurs évoquent comme conséquence collatérale de la guerre entre la Russie et l’Ukraine une pénurie de blé. Craignez-vous une recrudescence des problématiques sociales au Maroc, mais aussi ailleurs au Maghreb ?
Ne pas anticiper les conséquences de la guerre en Ukraine serait une erreur considérable. Le Maroc vient de traverser une période de sécheresse difficile. Si une hausse des prix des denrées alimentaires venait s’y ajouter, les prochains mois seraient difficiles. L’Égypte est dans un cas similaire, puisqu’elle dépend elle aussi des importations de blé ukrainien.
Il faut dire que la Russie et l’Ukraine font office de « greniers » à blé du monde et de l’Afrique en particulier. Vingt-trois pays africains dépendent de ces deux pays pour plus de la moitié de leurs importations de blé. D’ailleurs, avant le début de la guerre, les prix avaient atteint leur plus haut niveau depuis les années 1970.
Le Programme alimentaire mondial affirme que 15 millions de personnes supplémentaires vont souffrir de famine en raison de cette guerre. Il faut garder en tête que les Printemps arabes sont nés des émeutes liées à la crise de 2008. Le risque de répétition du scénario est réel, et c’est pourquoi il faut se préparer à une situation qui risque de nous échapper complètement.
Puisque nous avons su mettre en place Acta et Covax, il faut d’ores et déjà réfléchir à un mécanisme agricole international pour rééquilibrer les prix des denrées alimentaires. C’est une urgence que nous portons auprès des gouvernements.
Dans une interview accordée à Jeune Afrique en 2020, vous appeliez à faire du vaccin un bien public mondial. Deux ans après cet appel, estimez-vous avoir été entendue ?
Je reconnais des éléments positifs dans les réponses apportées à la crise sanitaire à l’échelle mondiale. Certes, on a vu de grandes contributions collectives des États dans le domaine de la recherche et du développement, ce qui a permis de trouver des vaccins avec une rapidité unique dans l’Histoire. J’ajoute que la mise en place de structures comme ACT-A et Covax à destination des pays les plus vulnérables est aussi une bonne initiative. Mais ces éléments sont à relativiser, car globalement, nous ne sommes absolument pas au niveau où nous devrions être.
En mars 2022, à peine 20 % de la population africaine a reçu une dose, contre 80 % dans les pays développés. C’est une vraie iniquité vaccinale. De plus, plusieurs États n’ont pas réglé à ACT-A les montants qu’ils s’étaient engagés à payer. La part de la France, par exemple, était d’un milliard d’euros. Elle ne s’est acquittée que du tiers de cette somme.
L’autre point essentiel concernait les demandes de levée temporaire des brevets sur les vaccins, réclamées notamment par l’Afrique du sud et l’Inde. L’Union européenne a longtemps refusé de s’engager dans cette voie, alors qu’au même moment, les laboratoires pharmaceutiques engrangeaient des dizaines de milliards de bénéfices grâce aux vaccins.
Il est impossible de se satisfaire de cette situation. Il y a quelques jours, L’Union européenne, les États-Unis, l’Inde et l’Afrique du sud sont enfin parvenus à un accord, bien qu’il ne concerne que les vaccins et exclut par exemple les tests et les médicaments. Deux ans après le début de la pandémie, c’est enfin un pas dans la bonne direction. Il leur reste désormais à convaincre le reste de l’Organisation mondiale du commerce. L’objectif doit demeurer d’arriver à un taux de vaccination de 70 % de toute la population mondiale d’ici septembre 2022. Cela nous laisse très peu de temps.
Vous enseignez depuis 2020 au sein de l’Université Mohammed-VI Polytechnique, quel bilan tirez-vous de votre expérience d’enseignante ?
Lorsque j’ai récupéré du temps après avoir quitté la vie politique en 2017, je me suis d’abord engagée à Sciences-Po, en créant un programme de formation sur l’égalité femmes-hommes et les politiques publiques pour y parvenir.
Mon action à l’UM6P est une continuité de cet engagement. Nous avons créé, en partenariat avec Sciences-Po Paris, une chaire sur les questions d’égalité entre les hommes et les femmes.
Honnêtement, me retrouver face à des étudiants a été une expérience absolument géniale. En réalité, en y réfléchissant bien, rares sont les personnes qui ont autant d’occasions de se confronter aux interrogations et aux interpellations des jeunes générations que les professeurs d’université. Le fait de ne pas être en contact régulier avec les jeunes nous fait souvent passer à côté de leurs aspirations et de leur perception du monde.
Depuis quatre ans, j’ai pris conscience comme jamais de la radicalité qui existe au sein de la jeunesse. Pas uniquement à propos des questions climatiques, mais également en ce qui concerne les questions d’égalité femmes-hommes ou d’inégalités sociales. Quelque part, c’est rassurant, mais cela montre aussi qu’il faut que les médias et les politiques se mettent au diapason de ces revendications.
La France reste perçue comme un pays attrayant
Le système éducatif français attire de moins en moins de jeunes Marocains. La France devient-elle moins attractive ?
Globalement, la France reste perçue comme un pays attrayant. C’est ce que je m’efforce de dire à tous mes interlocuteurs. Par les valeurs qu’elle porte, elle occupe une place unique dans le champ des idées, de la science, de la diplomatie et de l’ordre mondial. C’est quelque chose que nous devons préserver.
Mais un certain nombre de signaux envoyés sont clairement négatifs, et affectent profondément l’imaginaire des jeunes qui se projettent dans le pays. Prenons l’exemple des frais d’inscription des étudiants étrangers. En tant qu’ancienne ministre de l’Éducation nationale, je suis bien placée pour savoir que chaque année, Bercy [le ministère de l’Économie, NDLR] vient voir le ministre de l’Enseignement supérieur pour essayer de le convaincre d’augmenter les frais d’inscription des étudiants étrangers.
C’est une solution à tout faire, et c’est au ministre qu’il appartient de résister à cette pression, comme je l’ai toujours fait. Avec ce gouvernement, Bercy l’a emporté. En conséquence, beaucoup d’étudiants ont préféré regarder ailleurs, car le message sous-jacent qui leur est ainsi envoyé revient finalement à dire : « On ne veut pas vraiment de vous. » Pourtant, et de manière assez ironique, la presse s’est fait le relais ces derniers mois du haut niveau des étudiants marocains en mathématiques, ce qui, à n’en pas douter, doit ravir la France, qui en accueille beaucoup.
En France et en Europe, on est bien contents que nos propres étudiants aillent faire des séjours d’études à l’étranger, et chaque famille souhaite que ses enfants apprennent l’anglais, car c’est dans leur intérêt. Pourquoi en irait-il différemment des étudiants africains ?
Ce monde ira sans doute bien mieux lorsque nous comprendrons collectivement que le meilleur service que nous puissions rendre à nos enfants serait de traiter ceux des autres de la même façon que les nôtres.
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