Tunisie : comment Mehdi Jomâa a pris le pouvoir

À sa nomination, on ne donnait pas cher de ses chances de réussite. Trois mois après son entrée en fonction, le chef du gouvernement a démontré qu’il était à la hauteur des enjeux.

Avec son conseiller et bras droit, Hatem Atallah, le 11 avril. © Ons Abid pour J.A.

Avec son conseiller et bras droit, Hatem Atallah, le 11 avril. © Ons Abid pour J.A.

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 13 mai 2014 Lecture : 11 minutes.

En politique, il arrive que les circonstances forgent les destins. Rien ne prédestinait en effet Mehdi Jomâa, ingénieur de 52 ans, à prendre les rênes du pouvoir exécutif au terme d’un de ces psychodrames dont la classe politique tunisienne a le secret. Jomâa, qui était ministre de l’Industrie du gouvernement d’Ali Laarayedh depuis mars 2013, avait accompli l’essentiel de sa carrière professionnelle en France, chez Hutchinson, une filiale du groupe Total, au sein de la division aéronautique et défense. Sa désignation est devenue effective le 27 janvier 2014. Le nouveau Premier ministre hérite d’un pays en plein marasme économique et sécuritaire, et polarisé comme il ne l’a jamais été. Parviendra-t-il à le redresser et à mener à bien la mission que lui a fixée le Dialogue national – l’organisation des élections, théoriquement prévues d’ici à la fin de l’année ?

De Mehdi Jomâa, on savait peu de chose. Natif de Mahdia, il est diplômé de l’École nationale d’ingénieurs de Tunis (Enit). Au moment de sa nomination, les uns le décrivaient comme un sous-marin d’Ennahdha, faisant courir le bruit qu’il aurait milité à l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE, syndicat islamiste), dans les années 1980, avant de se ranger. D’autres lui attribuaient des parentés imaginaires avec des ministres de la troïka gouvernementale. Certains, enfin, le dépeignaient comme le candidat du patronat, des chancelleries étrangères et du lobby énergétique… La réalité est plus prosaïque. Jomâa n’était candidat à rien et n’est l’homme de personne. Il a fait la connaissance de l’ancien Premier ministre islamiste Hamadi Jebali au cours d’un salon professionnel organisé en juin 2012 à Paris, Planète PME. Un mois plus tôt, le magazine Leaders avait publié son portrait, ce qui n’a pas échappé aux collaborateurs du chef du gouvernement de l’époque. En février 2013, il est contacté par Ridha Saïdi, son ancien condisciple de l’Enit qu’il avait perdu de vue depuis vingt-six ans. Saïdi, qui est devenu ministre, lui propose d’entrer dans le "gouvernement de technocrates" que son patron, Jebali, songe à mettre en place pour sortir par le haut de la crise politique déclenchée par l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd, le 6 février 2013. Jomâa refuse, avant d’assouplir sa position. Le projet avorte, Jebali démissionne, mais son successeur, Ali Laarayedh, revient à la charge et Jomâa finit par se laisser convaincre. La durée de sa mission ne doit pas excéder onze mois. Son employeur le met en disponibilité jusqu’au 15 février. Son épouse et ses cinq enfants restent à Paris.

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Mehdi Jomâa et Nidhal Ouerfelli : un duo efficace

Jomâa débarque donc, seul, à Tunis, le 13 mars 2013. Il s’installe au Bardo, au domicile de sa mère. Il choisit de ne pas toucher à son cabinet et de s’appuyer sur les équipes existantes, qu’il responsabilise. Il veut comprendre avant d’agir, cerner les problèmes, poser un diagnostic. Il trouve, en la personne du secrétaire d’État Nidhal Ouerfelli, 37 ans, ingénieur fraîchement nommé comme lui, un collaborateur loyal et efficace. Les deux hommes formeront un duo performant et choisiront de s’attaquer en priorité aux dossiers du phosphate et de l’énergie. Un de ses visiteurs du soir raconte : "Mehdi Jomâa a voulu engager très rapidement le dialogue avec les partenaires sociaux. Il a rencontré successivement Wided Bouchamaoui, présidente de l’Utica (patronat), et Houcine Abassi, rugueux secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Ils se sont parlé deux ou trois fois au téléphone, puis se sont vus. Jomâa s’est déplacé en personne au siège de l’UGTT. À l’époque, les rapports entre le syndicat et le gouvernement étaient extrêmement conflictuels. Le ministre a agi sans calcul ni arrière-pensées : la concertation sociale faisait partie de son background de manager. Abassi a été très positivement surpris par cette démarche." Les deux hommes nouent une relation franche et constructive, qui se révélera précieuse quand le Dialogue national entrera dans sa phase finale. Le ministre de l’Industrie sait aussi se montrer opiniâtre. Le 6 juillet 2013, il révoque Tahar Khouaja, parachuté par le gouvernement islamiste début janvier à la tête de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Il le remplace par un technocrate sans affiliation politique. Le 4 novembre, après un affrontement feutré de plusieurs mois, il obtient le départ du PDG de la Steg, la compagnie de l’électricité, lui aussi nommé sur critères partisans à un poste stratégique.

Malgré ces faits d’armes, Jomâa reste un outsider, et personne ne donne cher de ses chances lorsque son nom est proposé comme premier ministrable. C’est pourtant lui qui est désigné, au forceps, au soir du 14 décembre 2013. Mais trois des principaux partis d’opposition ont refusé de prendre part au vote, et le représentant de Nida Tounes claque la porte. La Tunisie oscille entre soulagement et circonspection. Jomâa, qui s’était tenu à l’écart du processus, apprend sa désignation par la radio. "J’aurais aimé que les choses se passent un peu mieux, concède-t-il. J’avais théoriquement la possibilité d’accepter ou de refuser, mais, en réalité, je n’avais pas vraiment le choix. Mon refus aurait créé plus de problèmes qu’il n’en aurait résolus. Dès le lendemain, j’ai invité les leaders des différents bords politiques pour les écouter, faire connaissance et lever les équivoques, car en réalité, avant cela, je n’avais eu aucun contact avec les partis."

Le gouvernement peut se mettre au travail

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L’accord scellé par les participants du Dialogue national prévoit que la Constituante finalise et adopte la loi fondamentale avant que la démission d’Ali Laarayedh ne devienne effective. Le Premier ministre désigné met à profit les quarante-cinq jours de répit qui lui sont octroyés pour réfléchir aux contours de son gouvernement. Il souhaite une équipe resserrée, homogène, des ministres indépendants, compétents et intègres. Il comprend vite qu’il doit garder à ses côtés Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur, récusé par une partie de l’opposition, mais apprécié par les fonctionnaires de police. La continuité de l’État l’exige. Il lui adjoindra un ministre délégué chargé de la sécurité, Ridha Sfar. Il est en revanche résolu à changer les titulaires des autres portefeuilles régaliens. Il sonde et consulte tous azimuts. Une fois son choix arrêté, il appelle lui-même les candidats qu’il a repérés. Il constitue un pôle économique solide et de haut niveau, avec des ministres polyglottes ayant fait leurs preuves à l’international. Sur le papier, le casting est réussi et son équipe a fière allure. Reste un dernier obstacle à franchir, et non des moindres : l’obtention de la révision de l’article 19 de la loi relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics (Lopp). Jomâa veut que la majorité requise pour destituer un membre du gouvernement soit portée aux trois cinquièmes, afin de mettre ses ministres à l’abri d’un "vote d’humeur" de la Constituante. Pas question de travailler "sous la menace permanente". Mais les députés renâclent. Une partie de bras de fer s’engage dans la nuit du 25 au 26 janvier. Sur le perron du palais présidentiel, Jomâa annonce qu’il n’a pu former son gouvernement, faute d’accord sur la Lopp. Les députés finissent par céder. Cette nuit-là, Jomâa a gagné ses galons de général.

Le gouvernement, investi le 29 janvier, peut enfin se mettre au travail. Les chantiers ne manquent pas : l’application de la feuille de route, la lutte contre le terrorisme et la relance de l’économie. À ces trois axes prioritaires, Jomâa en ajoute un quatrième : la restauration de l’image internationale et de la crédibilité de la Tunisie. Dès le surlendemain de son entrée en fonction, il se rend à Alger, puis enchaîne les visites : à Rabat, puis dans les pays du Golfe. Le 4 avril, il est reçu avec tous les honneurs à la Maison Blanche par Barack Obama. Un activisme tous azimuts pour dissiper les malentendus et mobiliser les soutiens extérieurs, car les caisses de l’État sont vides. Parallèlement, il affiche une détermination sans faille en matière de sécurité.

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Hommage aux soldats américains morts au combat, le 2 avril,
au cimetière national d’Arlington, à Washington. © Hammi/Sipa

Une tâche complexe

Les policiers d’élite de la Brigade antiterroriste (BAT), en première ligne contre les jihadistes d’Ansar el-Charia, reçoivent la visite du nouveau Premier ministre, qui passe quelques jours à leurs côtés, incognito, "en immersion". Cette initiative inédite booste leur moral. Le 4 février, les tigres noirs de la BAT et leurs homologues de la Garde nationale donnent l’assaut contre une maison servant de refuge au groupe responsable de la mort de Chokri Belaïd, à Raoued, dans la banlieue nord de Tunis. Sept terroristes sont tués. Jomâa suit l’assaut depuis la salle des opérations du ministère de l’Intérieur. Le 8 février, la BAT entre à nouveau en action, à Borj Louzir, dans le gouvernorat de l’Ariana, et parvient à arrêter un des responsables présumés du meurtre du député Mohamed Brahmi. L’opération, un modèle du genre, se déroule pratiquement sous les yeux du Premier ministre.

En dépit de ces premiers succès encourageants, le nouveau chef de l’exécutif découvre rapidement l’ampleur et la complexité de la tâche qui l’attend. La situation est plus dégradée qu’il ne l’imaginait. Et tous les problèmes sont inextricablement imbriqués. Par où commencer ? Lors de ses déplacements dans la région frontalière de Ben Guerdane, il touche du doigt la réalité de la déliquescence de l’État, gangrené par la corruption sous l’ancien régime et mis à mal par trois années de révolution. Il résume : "La mise en oeuvre de la feuille de route est un engagement, mais le redressement de l’État est une obligation. Je ne crois pas à une pérennité de la démocratie si l’État républicain n’est pas respecté dans ses institutions, ses lois et son prestige. C’est la continuité de l’État, entre janvier et octobre 2011, qui a sauvé la révolution. Nous ne pouvons pas nous permettre de dilapider cet héritage !"

Mehdi Jomâa : populaire

Au cours de son interview télévisée du 3 mars, Jomâa veut jouer la transparence pour créer un électrochoc dans l’opinion. Il annonce qu’il manque 12 milliards de dinars (5,4 milliards d’euros) pour boucler l’exercice budgétaire et que l’État n’a plus les moyens de maintenir les entreprises publiques déficitaires sous perfusion. Mais les mesures d’urgence tardent à se concrétiser. Un grand emprunt national de 500 millions de dinars devrait être lancé à la mi-mai. Un dialogue national sur l’économie doit être organisé d’ici à la fin mai, pour aborder une série de dossiers brûlants : l’élargissement de l’assiette de l’impôt, la réforme du fonctionnement de la subvention énergétique, la réduction du déficit commercial (1 milliard de dinars par mois), ou le gel des salaires et des recrutements dans la fonction publique – la masse salariale a augmenté de 40 % en trois ans ! La Tunisie n’échappera pas à une cure d’austérité. Et une trêve sociale est indispensable. On en est loin.

La marge de manoeuvre du Premier ministre est étroite. Son gouvernement a besoin du soutien le plus large. "Les réformes ne pourront se faire que dans le cadre du consensus, explique-t-il. Si nous basculons dans le conflit politique, nous n’avancerons pas, même si ce que l’on propose est juste et rationnel." Les partis et les organisations de la société civile joueront-ils le jeu ? Rien n’est acquis de ce côté. Jomâa doit marcher sur des oeufs, tout en combattant un scepticisme nourri par les retards dans la mise en application d’un volet crucial de la feuille de route : la révision des nominations partisanes. Dix-huit nouveaux gouverneurs (équivalent des préfets) ont été installés fin février, mais d’autres mouvements sont attendus, dans la haute administration, les entreprises publiques et les cabinets ministériels. "Nous avons reçu des instructions claires, raconte un de ses ministres. Procéder à notre évaluation, sans a priori, conserver les gens compétents, faire les ajustements que l’on estime nécessaires. Mais, en vérité, nous peinons parfois à trouver les bons candidats. Le vivier des compétences disponibles est assez limité, et les conditions à remplir – indépendance, neutralité, absence de compromission avec l’ancien régime – sont draconiennes. Qui plus est, nous demandons aux gens de s’engager pour un CDD, puisque la durée de notre mission est limitée à quelques mois, jusqu’aux élections."

Il n’empêche. Près de cent jours après son entrée en fonction, Jomâa doit maintenant faire face aux impatiences. S’il a obtenu des résultats dans la lutte antiterroriste et sur le plan diplomatique, il semble chercher encore le bon tempo sur les questions économiques. "Il doit envoyer des signaux forts et mieux communiquer sur son action et sur ses difficultés, juge un analyste. Ses sorties médiatiques sont trop espacées. Il a eu raison de dire la vérité sur l’état réel de notre économie et de nos finances publiques. Il doit maintenant changer de braquet, surmonter les pesanteurs bureaucratiques, annoncer des mesures concrètes. Sa popularité reste forte. Elle est son meilleur atout. Elle doit servir de tremplin à l’audace. Trop temporiser aujourd’hui, c’est prendre le risque, demain, ne plus être en mesure de réformer."

2013, année charnière

25 juillet Assassinat du député nationaliste de gauche Mohamed Brahmi. Le Front de salut national (FSN, opposition) exige la formation d’un gouvernement de technocrates indépendants.

Fin septembre Après avoir tergiversé deux mois, Ennahdha accepte le principe de quitter la présidence du gouvernement.

Octobre Mise en place du Dialogue national auquel participent une vingtaine de partis, sous la houlette de l’UGTT (syndicat) et de l’Utica (patronat). Mais les discussions piétinent.

Début décembre Une nouvelle date butoir – irrévocable celle-là – est fixée : le 15 décembre. L’opposition fait bloc autour de Mohamed Ennaceur, 80 ans, ancien ministre des Affaires sociales de Bourguiba et des gouvernements de transition formés au lendemain de la révolution. Les islamistes et leurs alliés veulent imposer la candidature d’un autre ancien ministre de Bourguiba, Ahmed Mestiri, 88 ans.

12 décembre Coup de théâtre : les participants s’entendent autour du nom de Mustapha Filali, 93 ans, un autre ancien ministre de Bourguiba, qui donne son accord, avant de se récuser. Ne restent plus en lice que le banquier Jelloul Ayed, Mohamed Ennaceur, Ahmed Mestiri et un illustre inconnu, dont le nom a été rajouté dans la liste à la dernière minute : Mehdi Jomâa.

14 décembre Ennaceur tient la corde, mais Ennahdha met son veto. Quant à Mestiri, c’est Nida Tounes qui n’en veut pas. Restent en lice Ayed et Jomâa. Ce dernier l’emporte par 9 voix contre 2.

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