Frontières africaines, un puzzle de 54 pièces

Un tracé de frontières incertain est souvent source de conflit. Pour y remédier, l’Union africaine encourage les États du continent à mieux définir leurs contours. Cartes coloniales à l’appui.

Entre Gisenyi, au Rwanda, et Goma, en RDC. © James Akena/Reuters

Entre Gisenyi, au Rwanda, et Goma, en RDC. © James Akena/Reuters

GEORGES-DOUGUELI_2024

Publié le 19 mai 2014 Lecture : 7 minutes.

Le 16 mars, les électeurs de Crimée se prononçaient par référendum en faveur du rattachement de la province ukrainienne à la Russie. Deux jours plus tard, c’était chose faite, sous le regard impuissant de la communauté internationale. Un événement que les Africains ont suivi de près, inquiets de la possibilité qu’un tel épisode se produise sur leur continent. Que se passerait-il, par exemple, si l’on demandait par référendum à la minorité rwandophone du Kivu (RD Congo) dans quel pays elle souhaite vivre ?

Tout peut arriver sur un continent où les frontières ont été tracées à la serpe il y a plus d’un siècle (notamment lors de la conférence de Berlin, en 1884-1885), au gré des rivalités et des intérêts des puissances coloniales d’alors. Les cartographes n’ont pas tenu compte de l’implantation des différentes communautés ethniques et linguistiques. Résultat : en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, les Haoussas se retrouvent éparpillés entre le Niger, le Nigeria, le Ghana, le Cameroun et même la Centrafrique, tandis qu’on trouve des Fangs au Gabon, en Guinée équatoriale et au Cameroun. Certaines frontières traversent des villages, coupant en deux des quartiers.

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D’importants gisements pétrolifères

Aux menaces de conflit que fait peser ce tracé arbitraire s’ajoutent celles alimentées par la richesse du sous-sol, qui suscite bien des convoitises. La découverte d’importants gisements pétrolifères et la bonne tenue des cours du brut ont aiguisé les appétits. Avec plus de 130 milliards de barils de réserves prouvées qui s’étalent sous 80 000 km de frontières terrestres et sous des limites maritimes incertaines et contestées, tous les ingrédients d’une situation explosive sont réunis.

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Un fait dont on a pleinement conscience au siège de l’Union africaine (UA). Le dernier incident en date a opposé en octobre 2013 l’Angola au Congo-Brazzaville. Une opération de bornage de la frontière entre les deux pays, à hauteur des villages de Pangui (au Congo) et de Miconje (dans l’enclave angolaise de Cabinda), a provoqué une brusque montée de tension. Un bataillon de l’armée angolaise a brièvement occupé cinq villages du district de Kimongo, dans le département congolais du Niari, et retenu en otage une cinquantaine de militaires congolais. L’incident a finalement été résolu par la voie diplomatique. Mais l’histoire récente n’est pas avare de différends territoriaux que les parties ont tenté de régler par les armes : l’affaire de la bande d’Aouzou qui a opposé la Libye au Tchad, le conflit sénégalo-mauritanien, les affrontements entre le Cameroun et le Nigeria pour la presqu’île de Bakassi…

Accélérer la délimitation et la démarcation des frontières

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Ces risques, Aguibou Diarra les connaît par coeur. Le diplomate malien, qui dirige le Programme frontière de l’UA, a fait épingler une carte du continent sur l’un des murs du bureau construit de bric et de broc qu’il occupe en attendant la livraison des locaux du Conseil de paix et de sécurité de l’organisation panafricaine, en cours d’édification grâce à un financement de la coopération allemande.

Le Programme frontière est né en 2007, à la suite de l’adoption par les chefs d’État du continent, en 2002 à Durban (Afrique du Sud), d’un mémorandum visant à accélérer la délimitation et la démarcation des frontières. Diarra et son équipe ont commencé par envoyer à tous les pays membres de l’UA un questionnaire sur la situation de leurs frontières. Conclusion de cette enquête (close en juin 2010) : le découpage territorial du continent ne fait pas consensus.

Ainsi, 70 % des frontières ne sont pas précisément définies ni matérialisées sur le terrain. Certains tracés sont même considérés comme inconnus. C’est notamment le cas entre le Liberia et la Côte d’Ivoire, entre la Côte d’Ivoire et le Ghana, entre le Gabon et la Guinée équatoriale, entre le Soudan et le Soudan du Sud, entre l’Érythrée et l’Éthiopie ainsi qu’entre l’Éthiopie et la Somalie, ou encore entre l’Afrique du Sud et le Lesotho et l’Afrique du Sud et le Swaziland.

D’autres frontières font l’objet d’un accord entre les pays voisins, mais la plupart des tracés sont encore discutés. Une fois les pourparlers achevés, encore faut-il en retranscrire les conclusions sur le terrain à travers le processus de démarcation. Une étape qui permet d’éviter les à-peu-près, générateurs de conflits, mais qui est rarement menée à bien. "À ce jour, seules 20 % des limites territoriales sont démarquées dans les règles de l’art, avec un bornage effectué par des arpenteurs-géomètres en présence des représentants des pays concernés", note Diarra.

Or l’absence de démarcation peut envenimer les relations de voisinage. Une dispute a ainsi éclaté en mars 2010 entre le Ghana et la Côte d’Ivoire à propos de leur frontière maritime commune, mal définie. À l’origine de cette crise : la découverte, côté ghanéen, du gisement offshore de Tweneboa, recelant plusieurs centaines de millions de barils de brut. Les deux pays vont finalement devoir s’entendre pour exploiter conjointement ce gisement pétrolifère. De la même façon, des conflits couvent entre la RD Congo et l’Ouganda, entre le Mozambique et les Comores, entre Madagascar et les îles françaises de l’océan Indien…

L’intangibilité des frontières héritées de la colonisation

Pour établir et démarquer le tracé des frontières, les experts doivent disposer de documents acceptés par toutes les parties. Ce qui n’est pas un mince défi. Au lendemain des indépendances, la toute jeune Organisation de l’unité africaine (OUA) avait érigé en dogme l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Un principe que l’Union africaine a conservé, le considérant comme la moins mauvaise des solutions. Pour constituer un fonds documentaire d’accords et de cartes, le Programme frontière a écrit en 2008 aux anciennes puissances coloniales afin d’obtenir les copies de documents d’archives sur la question.

L’Allemagne a fourni des cartes en juin 2013. Et le 29 novembre dernier, Brigitte Collet, ambassadrice de France en Éthiopie et représentante permanente auprès de l’UA, a remis à Smaïl Chergui, commissaire à la paix et à la sécurité de l’organisation panafricaine, des copies numérisées de 45 traités et des cartes qui les accompagnent, datant de 1845 à 1956 et concernant une vingtaine de pays d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Est. Ces copies sont désormais intégrées dans la banque de données du Programme frontière, où les États membres peuvent les consulter. "Pour prévenir les conflits, nous incitons tous les pays à démarquer leurs frontières sur la base des documents disponibles", ajoute Aguibou Diarra. Mais si les archives peuvent aider à clarifier des situations litigieuses, leur interprétation est parfois à l’origine de différends. Il en va ainsi de l’accord anglo-allemand du 11 mars 1913, sur lequel le Cameroun s’est fondé, en dépit de la contestation du Nigeria, pour affirmer sa souveraineté sur la presqu’île de Bakassi. En 2002, la Cour internationale de justice a donné raison à Yaoundé. La décision a poussé les deux pays à procéder au bornage de près de 1 500 km de frontières sur la terre ferme et dans le lac Tchad.

Même si la tendance est désormais à la recherche d’un arbitrage international ou d’un règlement à l’amiable, les différends frontaliers entre États sont comme de vieux volcans, susceptibles d’entrer en éruption à tout moment. Pour y remédier, l’Afrique doit faire des frontières non pas un obstacle mais un levier de l’intégration continentale. Un vaste défi.

Mbanié, l’impossible arrangement

Revendiqué par le Gabon et la Guinée équatoriale, l’îlot de Mbanié est un cas d’école. La querelle dure depuis 1972, et sa résolution n’a cessé d’être compliquée par des considérations de politique intérieure. Pourtant, les dirigeants des deux États ont cherché à trouver un arrangement amiable. Un premier accord a ainsi été conclu dès 1974 entre le Gabonais Omar Bongo Ondimba et l’Équato-Guinéen Francisco Macias Nguema. Mais il a ensuite été contesté par Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, arrivé au pouvoir en 1979. Des années plus tard, pourtant, ce dernier se laisse tenter par l’idée d’exploiter conjointement avec le Gabon cette zone potentiellement riche en ressources naturelles. Les négociations sont tenues secrètes pour ne pas heurter l’opinion. Car des deux côtés de la frontière, on a fait de l’îlot un symbole de la souveraineté nationale. Résultat : "L’arrangement pouvait apparaître comme une trahison", explique un acteur des négociations. C’est exactement ce qui s’est passé. En 2006, alors que les deux parties touchent au but, la presse gabonaise révèle la teneur des pourparlers. Des négociateurs gabonais, dont André Mba Obame, le ministre de l’Intérieur, chargé des frontières, Paul Toungui, son collègue de l’Économie et des Finances, et René Ndemezo’o Obiang, de la Jeunesse et des Sports, sont accusés par leurs adversaires politiques d’avoir voulu "vendre" Mbanié à la Guinée équatoriale. Le scandale met un terme aux négociations bilatérales. Seule solution, désormais : solliciter la Cour internationale de justice de La Haye. La procédure est en cours.

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