L’Afrique face à l’Ukraine : s’engager, oui, s’aligner, non

Sommés de prendre position dans le conflit qui oppose la Russie, l’Ukraine et une partie de la communauté internationale, les pays africains ont voté, mais pas toujours comme le reste du monde l’attendait. Pourquoi leur réponse aurait-elle dû être unanime ?

Mathu Joyini, représentante permanente de l’Afrique du Sud aux Nations unies, lors de l’Assemblée générale consacrée à l’offensive russe en Ukraine, le 1er mars 2022. © ANDREA RENAULT/AFP

Jean-Yves Ollivier

Publié le 1 avril 2022 Lecture : 6 minutes.

Depuis longtemps, les Africains ont appris à leurs dépens que, comme le dit l’un de leurs proverbes, « c’est l’herbe qui souffre quand les éléphants se battent ». Maintenant que les tensions entre l’Est et l’Ouest se sont ravivées, nombreux sont ceux en dehors du continent qui peinent à comprendre pourquoi l’Afrique – une partie importante du soi-disant « reste » du monde – peut montrer de la prudence.

On a fait grand cas du dépôt par l’Afrique du Sud, « le pays de Nelson Mandela », d’une résolution à l’Assemblée générale des Nations unies pour l’acheminement de l’aide humanitaire en Ukraine sans que ce texte dénonce la Russie comme l’envahisseur. On a encore surréagi quand, le 2 mars, seuls 28 des 54 pays africains – un sur deux, en gros – ont rejoint la grande majorité des autres États ailleurs dans le monde – quatre sur cinq – qui ont « déploré dans les termes les plus énergiques l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine ». Des pays comme l’Afrique du Sud, le Sénégal, la Namibie, Madagascar, la Tanzanie ou l’Algérie ne se soucieraient-ils donc pas de l’intégrité territoriale et de la souveraineté nationale ? Sont-ils prêts à sacrifier les principes fondamentaux de l’ordre international pour des gains à court terme que leur offre Poutine ?

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L’Afrique n’étant pas un pays mais un continent, les situations ne sont pas partout les mêmes. Que l’Érythrée, une vraie dictature, ait voté en faveur de la Russie ne nous apprend pas plus sur l’Afrique que le vote de la Biélorussie ne nous en dit sur l’Europe. De même, il n’y pas de quoi s’étonner que des régimes plus ou moins aux abois, tels que ceux du Soudan, de la Centrafrique, du Mali ou de la Guinée, soutiennent la Russie, leur fournisseur de sécurité grâce aux bras armés du groupe « privé » Wagner (qui se bat aussi pour Poutine en Ukraine).

Enfin, il y aurait beaucoup de perdants en Afrique si la Russie devenait un État paria, mais il y aurait aussi pas mal de gagnants, en premier lieu les producteurs de pétrole ou de gaz naturel liquéfié (GNL), comme le Nigeria ou l’Algérie et, sous peu, le Sénégal ou la Tanzanie. Du reste, l’Afrique du Sud, en tant que deuxième producteur mondial de palladium (un métal indispensable aux industries automobile et électronique), tirerait profit du boycottage du premier fournisseur qu’est la Russie.

Opinions publiques

Il n’en reste pas moins que, d’un bout à l’autre de l’Afrique, nombre de gouvernements ont préféré ne pas s’aligner. Je ne pense pas que cela traduise une position pro-russe. Plutôt, ces dirigeants africains ont tenu compte des forts sentiments anti-occidentaux de leurs opinions publiques.

Cela nous ramène à l’herbe fatalement piétinée. L’Égypte a condamné l’agression de la Russie, bien que, plus que tout autre pays d’Afrique, elle dépende des importations de céréales russes et ukrainiennes pour son pain quotidien. D’autres États africains ont voté dans un sens ou dans l’autre indépendamment du fait que la Russie soit leur principal fournisseur d’équipement militaire — et on devrait réfléchir à deux fois avant d’exalter une possible rupture de ces livraisons comme le triomphe du Bien sur le Mal.

L’Occident devrait se rappeler sa propre histoire interventionniste, notamment en Afrique

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Non seulement les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne talonnent la Russie de près comme vendeurs d’armes en Afrique, mais il se pose aussi la question : pourquoi les préoccupations africaines en matière de sécurité seraient-elles forcément et toujours moins légitimes que, disons, celles de l’Occident ? Plus généralement, en revendiquant sa supériorité morale dans la confrontation avec « la Russie impérialiste de Poutine », l’Occident devrait se rappeler sa propre histoire interventionniste, notamment en Afrique. Il ne s’agit pas toujours d’un passé lointain.

Ainsi les Africains n’ont-ils sûrement pas oublié la manière désinvolte dont l’Occident a chassé du pouvoir le colonel Kadhafi en 2011, et le chaos en Libye qui s’est ensuivi. Ils ne sont pas non plus susceptibles d’ignorer combien de fois depuis « l’indépendance » de l’Afrique, la France a dépêché ses troupes dans une capitale africaine pour remplacer un président tombé en disgrâce à Paris – la dernière fois, toujours en 2011, lorsque des soldats français ont délogé Laurent Gbagbo de son bunker à Abidjan et l’ont remis aux rebelles pour faire passer leur action pour « une solution africaine apportée à un problème africain ».

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On se souvient aussi comment les États-Unis ont utilisé la désinformation d’État – la prétendue existence d’armes de destruction massive – pour faire litière de la souveraineté de l’Irak en 2003. Sans parler des vidéos récemment publiées qui ont montré des soldats d’élite américains, en sécurité dans leurs centres de commandement sur la Péninsule arabe, en train de faire pleuvoir des drones sur des civils en Afghanistan, comme si la mort et la destruction là-bas n’étaient qu’un jeu sur leurs écrans.

Indignation à géométrie variable

Est-ce à dire que les Africains auraient tendance à établir une équivalence morale entre toutes les guerres et crimes de guerre, où qu’ils se produisent et quiconque les commet, pour conclure « match nul, balle au centre » ? Sûrement pas ! À en juger par mes nombreux échanges au cours des dernières semaines avec des Africains en général, et leurs dirigeants en particulier, je retiens trois enseignements qui, je crois, n’ont pas encore été bien compris à l’extérieur. Premièrement, je n’ai rencontré aucun responsable, à quelque niveau que ce soit, qui n’ait pas condamné sans équivoque, par principe, l’agression russe contre l’Ukraine. C’est précisément parce que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Afrique ont été si souvent piétinées que les citoyens du continent veulent qu’elles soient inviolables – mais savent aussi qu’elles ne le sont pas toujours.

La géopolitique devrait être le vecteur d’une responsabilité partagée pour le respect de l’ordre international

Deuxièmement, mes interlocuteurs africains, pour avoir fait l’expérience douloureuse de l’indifférence, ont invariablement relevé que l’Europe vient de redécouvrir les horreurs de la guerre et la misère des civils ballotés par sa violence, chez elle et non plus seulement comme une chose qui « n’arrive qu’aux autres ». L’accueil chaleureux que les pays d’Europe de l’Est, notamment la Hongrie, ont réservé aux réfugiés ukrainiens n’est pas passé inaperçu sur le continent des indésirables dans les havres de paix du monde.

Enfin, dans la mesure où la géopolitique devrait être le vecteur d’une responsabilité partagée pour le respect de l’ordre international, les Africains remettent de plus en plus en question le leadership exclusif que l’Occident s’arroge dans la conduite des affaires mondiales. Il y a trop souvent deux poids, deux mesures. Pourquoi, en effet, une violation des principes de base en Europe, aussi flagrante fût-elle, polariserait-elle la planète entière, la divisant de nouveau en deux camps hostiles, alors que l’injustice et la souffrance ailleurs dans le monde ne le font pas, ou si rarement ? Y a-t-il seulement de la place pour des médiations ou de la diplomatie silencieuse lorsque la zone grise de la Realpolitik ou de l’action en coulisses est monopolisée par les puissances occidentales ?

Par ailleurs, est-il juste de demander aux pays du Sud de subir deux fois la mondialisation à leurs dépens, d’abord en y étant violemment « intégrés », puis en étant sommés de couper les ponts du jour au lendemain ? Cela a d’autant moins de sens que les sanctions infligées à d’autres « États voyous » désignés par l’Occident dans le passé ont plus souvent frappé les gens ordinaires qu’elles n’ont fait céder les dirigeants visés. Dès lors, pourquoi l’Afrique, le maillon faible de la chaîne internationale, devrait-elle s’empresser de sanctionner aujourd’hui la Russie et, peut-être demain, la Chine ?

Je ne prétends pas qu’il y ait des réponses évidentes à toutes ces questions. Mais je comprends très bien pourquoi les Africains les posent. Leurs points de vue nous disent quelque chose d’important en marge du fracas des armes en Ukraine. Ce pourrait être un autre proverbe : « Dis-moi où tu vis, et je te dirai comment tu vois le monde ».

Jean-Yves Ollivier est le président de la Fondation Brazzaville. Il s’est vu décerner par Nelson Mandela, en 1995, la plus haute distinction de l’Afrique du Sud pour sa contribution à la fin de l’apartheid.

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