Youssoupha : « J’ai pris de la hauteur, mais j’ai encore des colères »
Né à « Kinshasa-sur-scène », le fils de Tabu Ley Rochereau se nourrit d’influences diverses, dont l’amapiano sud-africain. Rencontre à l’occasion de la sortie de « Neptune Terminus : Origines ».
Le rappeur franco-congolais sort un septième album : Neptune Terminus : Origines, avec en couverture, son fils dessiné en astronaute et portant l’écusson United States of Africa. Il s’ouvre à Johannesburg avec un morceau alliant la rythmique house amapiano et des lyrics percutants. Né à « Kinshasa-sur-scène », Youssoupha a grandi en région parisienne avant de s’installer, depuis quelques années, à Abidjan. Il décrit son nouvel album « plus calme, moins enragé » que les précédents, tels que À chaque frère (2007) ou Noir D**** (2012), sur lequel figurait un duo avec son père, chantre de la rumba congolaise, Tabu Ley Rochereau.
Depuis l’album de famille proposé dans Polaroïd Experience (2018) et Neptune Terminus sorti l’année dernière, Youssoupha joue davantage des mélodies, des styles et des collaborations sans rien lâcher de ses ingrédients phares : la verve pour dénoncer les injustices sociales et raciales, des références culturelles et politiques, plus africaines dans cet opus, et une plume résolument tournée vers le « meilleur ».
Le rappeur revient sur son parcours d’artiste et d’entrepreneur. Lancé par nécessité en 2006, son label, Bomayé Musik produit aujourd’hui des artistes à succès comme Naza, KeBlack, Hiro ou Gaz Mawete. Youssoupha se confie sur ses nouveaux projets de producteur en Côte d’Ivoire.
Jeune Afrique : Vous ouvrez Neptune terminus : Origines avec un morceau qui célèbre l’amapiano, style musical phare sud-africain. Pourquoi ?
Youssoupha : J’ai découvert l’Afrique du Sud lorsque j’étais jury de The Voice, à Johannesburg. J’ai découvert sa culture, ses gens, une société encore meurtrie par l’apartheid, et aussi un lifestyle original que je n’avais vu nulle part ailleurs. Leurs musiques ne sont pas dans les tendances occidentales, ni dans celles de l’Afrique francophone. Les Sud-Africains sont particulièrement friands de musiques électroniques qu’ils mêlent à leurs sonorités locales, comme avec l’amapiano. En travaillant sur ce projet, un de mes compositeurs, Sam Heaven, m’a proposé ce son, j’ai écrit dessus. C’est le premier extrait parce qu’il illustre bien ce retour sur Terre, après la vision futuriste de l’Afrique dans « Astronaute » [un titre du précédent album].
Une manière de faire des ponts entre l’Afrique francophone et anglophone ?
Je suis implanté dans la culture francophone : je suis né et j’ai grandi à Kinshasa, j’ai vécu en France, je vis à Abidjan. Je connais nos talents mais aussi nos limites et nos complexes, avec des pans qui demeurent encore sous l’égide culturelle française. C’est un peu différent en Afrique anglophone. On a beaucoup à en apprendre. L’art, la culture, le lifestyle sont souvent les premiers leviers pour faire ces ponts, qui ne sont pas encore assez établis entre Africains. Donc, sans être une éminence de l’amapiano, je suis content que certains s’y intéressent, côté francophone, grâce à ce titre.
Dans votre clip vous endossez un maillot de Sadio Mané. Que représente pour vous la victoire du Sénégal à la Coupe d’Afrique des nations et la sélection pour le mondial ?
Je suis un passionné de foot et un supporter de Liverpool. C’est donc un clin d’œil à Sadio Mané, un joueur brillant dont on ne parle pas assez. Je porte le maillot qu’il m’a lui-même offert. Et ma mère est sénégalaise, donc quand le Sénégal gagne, ça me fait plaisir. Puis, c’est un club qui, injustement, n’avait pas beaucoup de palmarès. Mon équipe de cœur reste néanmoins les Léopards du Congo.
Mon engagement s’exprime différemment. Mon rapport à la politique franco-française a changé, s’est nuancé, apaisé…
De cette réédition de Neptune Terminus, intitulée Neptune Terminus : Origines vous dites : « Ce projet n’est pas une suite, c’est le début. » C’est-à-dire ?
Je suis fan de sagas comme Star Wars, Le Seigneur des anneaux, Matrix, etc. « Neptune » c’était le terminus, alors revenons maintenant sur nos origines. Ce projet n’est pas un épisode « 2 » mais plutôt le numéro « 0 », un préquel. C’est pour cela qu’il s’appelle « Origines » et que c’est mon fils qui est en couverture avec un casque d’astronaute. J’aime les concepts dystopiques et ces séries de science-fiction où le début est la fin.
Vous y faites beaucoup de références musicales africaines : Fally Ipupa, Koffi Olomidé, Douk Saga…
Même si j’évoque la France, elle n’est plus aussi centrale dans mes albums. Mes références et mes images se sont recentrées sur l’Afrique. Douk Saga est partout à Abidjan : à la radio, dans les bouches des gens, dans les maquis. Sa maxime que je reprends, « Les gens n’aiment pas les gens mais aiment l’argent des gens », je la lis sur les murs de la ville.
Vous dites dans un morceau « Paris n’était qu’une escale ». Abidjan est-elle l’arrivée ?
Abidjan n’est pas le terminus. J’espère explorer encore d’autres lieux : les États-Unis, le Canada, le Kenya, Dakar aussi. Pour le moment je suis bien à Abidjan. Y vivre a changé mon quotidien et ma musique. Et puis, je sens une crispation en France. Depuis que je suis parti, il y a eu des grèves immenses, le Covid y a été vécu durement, et maintenant la guerre en Ukraine et les élections présidentielles. Dans ma réalité ivoirienne, je sens moins de crispations, même s’il existe aussi des tensions sociales.
Dans « Moula », vous confiez : « Maintenant que j’habite ailleurs, c’est vrai que je rappe moins engagé. » Votre engagement s’exprime-t-il différemment ?
L’engagement s’exprime différemment. Mettre des références culturelles africaines dans mes productions, comme Afrikrea et Elie Kuame dans le clip « Amapiano », est une manière de militer aussi. Mon rapport à la politique franco-française a changé, s’est nuancé, apaisé peut-être.
Est-ce aussi parce que beaucoup de vos anciens titres restent d’actualité ?
Effectivement. Si on regarde la photographie présidentielle actuelle, et le danger que constitue Marine Le Pen… je parlais déjà dans ma première mixtape « Éternel recommencement » de la défiance que j’avais vis-à-vis d’elle et de son parti. Je disais dans Polaroïd Expérience en quoi Macron me dérangeait. Il y a dix ans, j’étais en procès face à Éric Zemmour. J’ai l’impression d’avoir déjà dit tellement de choses.
Dans un titre comme « Pétrole » vous abordez tout de même toujours des questions sociales comme les violences policières.
Parce que c’est en moi, malgré tout. Et j’aborde sûrement encore ce contexte social et les aberrations politiques et médiatiques davantage que certains artistes qui y sont pleinement confrontés. Ça reste mon ADN. On va donc retrouver des phrases avec lesquelles je peux encore avoir des problèmes. Parce que moi, même quand je fais une chanson pour l’équipe de France, j’ai des problèmes (rires). À l’époque, je prenais cela avec animosité, aujourd’hui avec le sourire.
J’ai le sentiment d’avoir pris de la hauteur. J’ai donné beaucoup d’énergie à des gens qui n’en valent pas la peine. Je suis peut-être en train de rééquilibrer la balance en parlant davantage de ceux que j’aime. Est-ce qu’il y a de l’apaisement aussi ? Sûrement. Je suis papa aussi, c’est un autre mode de vie. Mais j’ai encore des colères.
« Je n’ai pas choisi d’être zaïrois, en réalité j’ai eu de la chance », dit le morceau « Zaïrois ».
Je suis né au Zaïre, ce nom un peu pompeux que j’aime bien. Quand je suis arrivé en France, c’est une origine qui était beaucoup stigmatisée sur notre manière de nous habiller, notre musique enjouée et nos sons de plus de dix minutes, notre manière de parler fort, etc. J’aurai pu être complexé. Or, cette culture m’a apporté la fantaisie, l’exubérance, la créativité, la tradition. J’en suis fier.
Nous avons constitué un petit empire avec Bomayé Musik, on a fait bouger l’industrie de la musique et j’en suis très fier
« J’voyage partout sur la Terre / Pourtant, Kinshasa me manque, mais qui est notre Président ? » écriviez-vous. Quel est votre rapport au Congo aujourd’hui ?
Un rapport intime et passionné. Je suis un enfant de là-bas, aujourd’hui un ambassadeur culturel. À la fois j’aime trop ce pays, où je vais plusieurs fois par an. Et aussi je me dis que nous ne sommes pas à la place où nous devrions être. Il y a du talent, de la créativité, de la compétence. Je déplore le fait que toute notre énergie et toute notre ambition ne soient pas toujours mises au service du meilleur pour ce pays. Il y a des choses qui vont mieux. Le changement de président a fait beaucoup de bien. Les Congolais se sentent mieux représentés. Maintenant il faut que ça se concrétise dans leur vie quotidienne.
Le Congo a pris trop de retard dans ses infrastructures et aussi dans la mise en avant de sa culture. La rumba est entrée au patrimoine immatériel de l’Unesco. Mais les studios et les salles de concerts ne sont pas dignes d’une nation aussi grande musicalement. Pour l’université, la santé, les écoles, l’accès à l’électricité, les voies de communication, etc., c’est pareil.
Le potentiel est là, mais on est encore dans du rattrapage. Il y a surement eu une absence de volonté et de compétences de certains. Et ça m’arrache le cœur. Je suis persuadé qu’on mérite mieux. Comme disait Lumumba : « Le Congo est grand et il exige de nous de la grandeur. » Ce mot-là je me le suis fait tatouer sur le poignet.
Votre label est une référence congolaise, Bomayé Musik, lancé en 2006. Quel regard portez-vous sur cette société qui a produit entre autres Gaz Mawete, Keblack et Naza ?
Parfois on m’interpelle en m’appelant « Bomayé ». Nous avons mis du lingala dans la bouche des gens en reprenant la phrase scandée lors du combat entre Ali et Foreman. C’est le nom de notre label car sa création est une histoire de conquête, montée à l’époque où notre major nous avait virés. Un label avec lequel on a eu du succès et participé à la congolisation du rap français (rires).
On nous disait : « Vous êtes des étrangers, vous ne pourrez rien face aux majors. » Nous avons constitué un petit empire qui a fait bouger des choses dans l’industrie et dont je suis très fier. Les premières fois qu’on a voulu rapper en lingala, on nous opposait que « ça ne se prête pas au marché ». Aujourd’hui, on entend du lingala partout et les gens ont des références africaines de plus en plus prononcées. Cette nouvelle génération vient honorer de manière remarquable le travail qu’on a amorcé.
« Aujourd’hui je dois quitter Bomayé », affirmez-vous dans l’album. Pourquoi ?
Nous sommes dans une phase de mutation avec Lassana [Diakité] et Philo. Nous créons chacun des entités tout en gardant cette maison familiale qu’est Bomayé Musik, avec laquelle on n’exclut pas de faire des choses qui vont encore traumatiser le game.
Quel est ce nouveau label ?
Il s’appelle Wethe99. 99 c’est le code de département de ceux nés à l’étranger, qu’on nous disait d’inscrire à l’école. Je retrouve toujours une histoire de complexe initial. Et c’est une référence au slogan des manifestants : « We are the 99. » Une formule pour contrer le fait que 1 % de la population mondiale possède la majorité des richesses. Un déséquilibre social qui crée des tensions partout dans le monde. Je suis à la base un gars du peuple, de quartier, des rues de Kinshasa. C’est une structure qui n’est pas qu’un label de musique. J’ai envie d’éditer des livres, de faire des expos, de contribuer à des films, etc. C’est une maison des arts basée à Abidjan, dont l’activité va commencer dans les prochaines semaines.
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