Présidentielle sud-africaine : le changement, mais pas maintenant
Corruption, chômage, inégalités… Malgré un bilan mitigé, l’ANC de Jacob Zuma reste le grand favori des élections générales du 7 mai.
Il y a tout juste vingt ans, mus par le sentiment de vivre un tournant historique, les Sud-Africains s’étaient rendus en masse dans les bureaux de vote pour le premier scrutin démocratique de leur histoire. Le 7 mai prochain, pour la cinquième élection du Parlement, seront-ils aussi nombreux ? Il s’agit de la première consultation en l’absence de Nelson Mandela, disparu en décembre 2013. S’il ne prenait plus la parole depuis longtemps, il acceptait parfois de se montrer dans un stade à l’occasion d’un rassemblement du Congrès national africain (ANC), son parti. Le grand homme, symbole de la lutte contre l’apartheid, incitait ainsi les jeunes Noirs à ne pas oublier "le long chemin vers la liberté". Le scrutin de 2009 avait d’ailleurs enregistré une participation exceptionnellement élevée, due en partie au travail de la Commission électorale indépendante (IEC), pilotée par l’énergique militante des droits de l’homme Pansy Tlakula. Mais cette dernière, critiquée pour sa gestion, n’a plus le vent en poupe cette année.
Il y a cinq ans, l’afflux de nouveaux électeurs a profité au parti au pouvoir. L’ANC de Jacob Zuma a réuni 65,9 % des suffrages, en dépit de la scission provoquée par les amis de Mosiuoa Lekota avec la création du Congrès du peuple (Cope), qui a engrangé 7,5 % des voix. L’opposition libérale en a elle aussi profité, augmentant son score : avec 16,7 %, l’Alliance démocratique (DA) est apparue comme la seule force capable de contrecarrer le parti dominant, lui arrachant même la province du Cap-Occidental. Sa présidente, Helen Zille, est devenue du même coup Premier ministre de la région. L’Inkatha Freedom Party (IFP) des traditionalistes zoulous, toujours sous la férule de l’insubmersible chef Mangosuthu Buthelezi, a quant à lui continué sa dégringolade électorale avec 4,5 % des suffrages. Le fait que Zuma se revendique comme zoulou en participant à de nombreuses cérémonies coutumières a contribué à un glissement des voix de l’Inkatha vers l’ANC. Enfin, le système proportionnel a donné naissance à une multitude de petits partis qui ont réussi à placer quelques députés. Zuma a même eu l’habileté d’en intégrer certains au gouvernement, à l’image de Pieter Mulder, chef de la droite blanche et désormais vice-ministre de l’Agriculture.
Les 400 députés qui siègent à l’Assemblée nationale sont élus à la proportionnelle intégrale, sur des listes pour moitié nationales et pour moitié régionales.
>> Lire aussi : élections sud-africaines en 2014 : les prétendants de Zuma
En mai, il est vraisemblable que le rapport des forces en présence ne sera pas modifié en profondeur. Le mode de scrutin n’est pas propice aux bouleversements. Les 400 députés qui siègent à l’Assemblée nationale, au Cap, sont élus à la proportionnelle intégrale, sur des listes pour moitié nationales et pour moitié régionales. Ces dernières reflètent le poids démographique de chaque province. Le petit Gauteng envoie ainsi 47 députés au Parlement, tandis que le vaste et désertique Cap-Septentrional n’a que 5 représentants.
Une douzaine de maisons pour la famille de Zuma
Les députés élisent obligatoirement l’un des leurs comme chef de l’État. C’est ainsi qu’après la démission forcée de Thabo Mbeki en 2008, Jacob Zuma – qui n’était plus député – ne l’avait pas aussitôt remplacé. Kgalema Motlanthe, dont la langue maternelle est le sepedi, avait succédé pendant huit mois aux deux présidents de langue xhosa (Mandela et Mbeki) avant de passer le flambeau à Zuma.
Cette année comme en 2009, la liste nationale de l’ANC est conduite par Zuma. En bonne logique, il devrait donc être élu président de la République – bien qu’il ait affirmé jadis ne vouloir exercer qu’un seul mandat. À 72 ans, ce politicien madré a fait l’objet de plusieurs poursuites judiciaires dont il s’est toujours dépêtré. La dernière affaire en date concerne sa propriété de Nkandla, son village natal dans le Kwazulu-Natal. Il a fait construire une douzaine de maisons pour sa nombreuse famille, sans l’appui de l’État affirme-t-il, sauf pour l’équipement sécuritaire. Thuli Madonsela, public protector (médiateur de la République), vient de rendre un rapport sévère et subtil. Sans attaquer frontalement le président, elle y estime que certaines constructions ne relèvent pas de sa sécurité, comme la piscine, l’amphithéâtre, le parc à bétail ou la ferme de poulets, et lui demande donc de rembourser une partie des frais.
Deux figures emblématiques ont appelé à ne pas voter pour l’ANC en réaction aux scandales de corruption.
À l’heure où de nombreux Sud-Africains se sentent abandonnés, ces dépenses de confort ternissent l’image de l’ANC. Deux figures emblématiques – Ronnie Kasrils, ancien ministre des Services de renseignements, et Nozizwe Madlala-Routledge, ancienne ministre adjointe à la Santé – ont d’ailleurs appelé à ne pas voter pour l’ANC en réaction aux scandales de corruption. Rumeur tactique ou véritable négociation, le parti inciterait Jacob Zuma à quitter le pouvoir au cours de son prochain et second mandat. De la sorte, il ne perdrait pas la face et favoriserait une politique anticorruption.
Dans ce cas de figure, c’est le second homme de la liste de l’ANC qui se retrouverait aux premières loges pour succéder à Zuma. Cyril Ramaphosa, syndicaliste dans sa jeunesse, cheville ouvrière de la transition démocratique, a été mortifié quand Nelson Mandela lui a préféré Thabo Mbeki comme vice-président, en 1994. Il s’est alors lancé dans les affaires, où son entregent lui a vite assuré un certain succès. Shanduka, son groupe actif dans l’immobilier, l’énergie, l’assurance ou les télécommunications, en a fait l’un des hommes les plus riches du pays, capable de s’acheter un buffle pour 18 millions de rands (1,2 million d’euros). Cependant, lors de son retour en politique, fin 2012, toutes les portes ne se sont pas ouvertes en grand. Son influence réelle au sein du parti demeure inconnue, il vient de la plus petite communauté linguistique (les Vendas), et son comportement douteux face aux mineurs lors du massacre de Marikana en août 2012 a écorné son image d’ancien militant.
À la troisième place sur la liste de l’ANC, on trouve Malusi Gigaba, le ministre des Entreprises publiques. Né en 1971, il jouit d’une solide réputation de gestionnaire. Il incarne aussi la "zoulouïsation" du parti sous Zuma.
Plus loin sur la liste nationale figurent les héritiers de la courageuse famille Sisulu (Lindiwe, ministre des Services publics, et Max, président de l’Assemblée nationale). En revanche, le vice-président Motlanthe et tous ceux qui l’avaient soutenu au congrès de Mangaung en décembre 2012 ont été évincés, à l’exception de Fikile Mbalula, ancien responsable de la Ligue de la jeunesse de l’ANC (Ancyl) et populaire ministre des Sports.
>> Lire aussi : triomphe de l’ANC aux élections du 7 mai, selon un sondage
La DA perçue comme un mouvement de Blancs
Au sein de l’opposition, tout indique une progression de la DA. Parfaitement consciente de l’image trop "blanche" qui colle à son parti, Helen Zille a encouragé les jeunes talents noirs, comme Lindiwe Mazibuko, la responsable du groupe DA à l’Assemblée nationale, et Mmusi Maimane, candidat probable à la mairie de Johannesburg. En se ralliant à la DA, la maire du Cap, Patricia de Lille, a quant à elle entraîné une partie de l’électorat métis. Et le parti va même au-delà, attirant de nombreux libéraux noirs.
C’est probablement parce que la DA est depuis longtemps perçue comme un mouvement de Blancs que Mamphela Ramphele ne s’y est pas associée. L’ancienne égérie de la Conscience noire aurait pu devenir la candidate de l’opposition pour la présidence, elle a préféré se centrer sur Agang ("construisons" en sepedi), son propre mouvement. Mais ce dernier, faute de structures solides, risque fort de connaître le sort des nombreux petits partis africanistes qui ont échoué à concurrencer sérieusement l’ANC.
Dans la même ligne idéologique sociale-démocrate que celui-ci, le Cope a enfin réglé ses querelles de leadership, mais il ne semble plus avoir les ressources nécessaires pour inquiéter le pouvoir. En écho à son slogan de 2009 ("Cope is hope"), on peut se demander s’il reste de l’espoir au mouvement de Mosiuoa Lekota.
C’est un dissident autrement plus redoutable qui intrigue. Julius Malema et son parti, les Combattants pour la liberté économique (EFF), cherchent à déborder l’ANC sur sa gauche avec un programme de nationalisation et de restitution autoritaire des terres. Démagogue, débatteur pugnace n’hésitant pas à porter des attaques ad hominem (ou sexistes), Malema peut ratisser large chez les jeunes au chômage qui voient avec rancoeur les Blacks Diamonds (nouveaux cadres noirs) se réserver les postes influents. Crédité de 3,7 % des voix selon un sondage Ipsos, le EFF pourrait dépasser ce score, tant l’amertume est grande dans les quartiers délaissés. Le pouvoir, qui se méfie de lui, a lancé le fisc à ses trousses.
Des conflits sociaux, parfois meurtiers
Personne ne doute que l’ANC préservera sa large majorité, mais l’érosion de son électorat sera analysée de près. Et si l’alliance triangulaire entre ce dernier, le Parti communiste sud-africain (SACP) et la centrale syndicale Cosatu n’est pas remise en question, de nombreuses dissensions fissurent le monde du travail : Numsa, le puissant syndicat des métallurgistes fort de plus de 330 000 membres, se désolidarise de la confédération nationale. Zwelinzima Vavi, secrétaire général de la Cosatu, est très critique à l’égard des nouveaux riches.
À l’échelle locale, plusieurs responsables désignés par l’ANC se sont montrés de piètres gestionnaires municipaux.
En outre, à l’échelle locale, plusieurs responsables désignés par l’ANC se sont montrés de piètres gestionnaires municipaux. Et beaucoup d’autres reproches accablent le parti : trop de marchés publics se négocient entre camarades, la classe moyenne noire – qui dépasse 4 millions de personnes – irrite les zones rurales et fait des envieux dans les townships ; le chômage concerne 25 % de la population active ; les universitaires désertent les cellules locales, privant la formation de caution intellectuelle et morale…
Néanmoins, l’ANC de Nelson Mandela demeure dans l’opinion le parti qui a libéré les Noirs. Ce désamour croissant ne perturbera donc pas les places fortes de l’ANC (le Cap-Oriental, le Limpopo, le Mpumalanga). Seule la DA pourrait bousculer cette domination. Elle est en passe de rassembler un quart des voix, mais plus difficilement les 30 % escomptés. Bénéficiant de sa gestion rigoureuse de la province du Cap-Occidental, elle vise aujourd’hui la conquête du Cap-Septentrional et, demain, celle de Johannesburg, plus emblématique.
En 2013, le dernier recensement indiquait une forte croissance des populations noire (79,5 % des 51,2 millions de Sud-Africains) et métisse (8,9 %, soit autant que les Blancs). C’est dans ce contexte que s’amorce la recomposition du paysage politique, où les critères idéologiques prennent lentement le pas sur les différences ethniques. La multiplication des conflits sociaux, parfois meurtriers, pourrait hâter ce processus. La démocratie sud-africaine est solide – reste à savoir comment elle réagirait si les embrasements dépassaient le cadre local.
Un champion économique à terre
Le coup a été rude pour l’Afrique du Sud. Le 6 avril, elle a officiellement perdu sa place de première économie africaine en termes de PIB au profit du Nigeria. "Espérons que cela créera l’électrochoc nécessaire pour la relancer", déclare Gilles Bordes, conseiller au service économique de l’ambassade de France à Pretoria.
Depuis la crise de 2008, l’économie sud-africaine n’avance plus. Pis, entre 2009 et 2012, l’ex-championne a aligné des taux de croissance parmi les plus faibles du continent, aux côtés des Comores, du Soudan et de Madagascar. "Le pays vit depuis beaucoup trop longtemps sur ses acquis", constate Gilles Bordes. Et 2014 devrait confirmer la tendance : le Fonds monétaire international (FMI) table dorénavant sur une progression de 2,3 % du PIB – contre 2,8 % fin 2013. Bien moins que les 7 % affichés par le Nigeria.
Pourtant, le sujet "est loin d’être central dans le débat électoral", regrette Sizwe Nxedlana, économiste en chef à la First National Bank (FNB). Seule la question du chômage – près de 25 % officiellement – s’impose par l’importance de ses chiffres. Le Congrès national africain (ANC), vainqueur désigné du scrutin à venir, promet 11 millions de nouveaux emplois d’ici à 2030, "mais sans préciser comment il y parviendra", observe le banquier. Surtout que l’investissement est au point mort.
Avec un déficit budgétaire qui s’accroît chaque année un peu plus (- 4,4 % pour 2014 selon le FMI), la marge de manoeuvre du gouvernement se réduit. Et le contexte social – une grève paralyse le secteur du platine depuis plus de trois mois et aurait déjà coûté près de 760 millions d’euros aux compagnies minières – refroidit les acteurs étrangers. D’ailleurs, les investissements directs étrangers se sont stabilisés à 1,1 % ces deux dernières années. La chute du rand (- 20 % en 2013 face au dollar) n’a rien arrangé, tant pour les Sud-Africains, endettés à 76 %, que pour leur gouvernement, qui voit sa balance commerciale se déséquilibrer davantage, pendant que l’inflation reste proche des 6 %.
Difficile dans ces conditions de lutter contre la pauvreté, qui, en touchant 52 % de la population, s’impose déjà comme le dossier prioritaire du prochain président. Olivier Caslin
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