Sénégal : Dakar et Picasso se retrouvent cinquante ans plus tard
Déjà exposé en 1972, au Musée dynamique, sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, l’artiste espagnol revient aujourd’hui à Dakar, au Musée des civilisations noires.
Entre la première exposition de Pablo Picasso à Dakar, en 1972, au feu Musée dynamique de Dakar, et celle qui se tient actuellement au Musée des civilisations noires, il se sera écoulé cinquante ans. Mais en quoi diffèrent-elles ?
« En 1972, Picasso était encore vivant, les œuvres étaient des prêts personnels. L’artiste avait rencontré Léopold Sédar Senghor à Paris, et ce dernier, devenu président, avait souhaité organiser cette grande exposition internationale, la première de Picasso en Afrique. Il y avait des peintures, des estampes, des livres. L’exposition présentait un assez grand nombre d’œuvres d’inégale importance. Le retentissement a été énorme », retrace l’historien de l’art Guillaume de Sardes, l’un des quatre commissaires de l’exposition « Picasso à Dakar, 1972-2022 ».
Collaboration ambitieuse entre Dakar et Paris
L’exposition Picasso version 2022 n’est à l’initiative ni de Macky Sall, ni d’Emmanuel Macron – bien qu’ils aient tous deux signés une préface dans le catalogue – mais plutôt à l’origine d’une collaboration ambitieuse entre quatre institutions : deux musées français et deux musées sénégalais. « C’était un pari fou, une exposition difficile à monter. C’est Laurent Le Bon, qui dirigeait à l’époque le musée Picasso, qui s’est battu pour que le projet se fasse, et ce dès 2016 », poursuit Guillaume de Sardes, qui pilote le projet depuis ses prémices. Un temps prévue à Abidjan, l’exposition échoit finalement à la capitale sénégalaise.
Les œuvres présentées jusqu’au 30 juin sont issues des collections du Musée national Picasso-Paris, du musée du quai Branly – Jacques Chirac ainsi que de celles du musée dakarois Théodore-Monod d’art africain. « Elles permettent de juger l’évolution du style de Picasso de 1907 à 1950, et ce dans un contexte nouveau, qui est celui d’un intérêt accru et d’une vision plus égalitaire des cultures. »
L’exposition met l’accent sur les apports de l’art africain à l’œuvre de l’artiste espagnol, comme l’explique Guillaume de Sardes : « On sait que Picasso visite les collections ethnographiques du musée du Trocadéro en 1907, il y découvre l’art africain qui le bouleverse, c’est une sorte de choc formel. Suite à cette visite, il repeint deux des visages des personnages des Demoiselles d’Avignon en leur donnant l’aspect de masques africains. Ce tableau précubiste ouvre la modernité. Picasso va tirer les leçons de ce que font les artistes africains en l’appliquant à son propre travail. »
« Une influence réciproque »
Si l’influence de l’art africain sur les œuvres de Picasso est largement documentée, l’inverse est-il vrai ? « On ne peut pas nier qu’il y a eu une influence réciproque de Picasso sur certains artistes africain », reconnaît, en prenant des pincettes, Ousseynou Wade, l’un des quatre commissaires de l’exposition, qui restitue le contexte. « En 1972, nous étions douze ans après la proclamation de l’indépendance, six ans après le Festival mondial des arts nègres, à une époque où l’école de Dakar (mouvement de renouveau artistique né au Sénégal à l’aube de l’indépendance entre 1960 et 1974) avait commencé à s’enraciner, à développer un certain nombre de travaux à travers le Sénégal.
Senghor avait contribué à la création d’infrastructures culturelles extrêmement importantes comme le Théâtre national Daniel-Sorano (1964) ou le Musée dynamique (1965). Il était désireux de créer un dialogue entre les artistes du monde entier. Les jeunes qui ont eu la chance de visiter cette exposition à la dimension incroyable ont pu assimiler un certain nombre d’informations et intégrer une faculté de remise en cause qui les ont aidés dans leur parcours culturel », explique le conseiller du directeur général du Musée des civilisations noires.
Les musées africains ne sont pas condamnés à ne présenter que l’Afrique. On doit être en mesure d’observer les autres civilisations
Même son de cloche de la part de Guillaume de Sardes, qui estime qu’on peut « retrouver l’influence de Picasso dans le courant de peinture de l’école de Dakar ». « Ce qui est sûr, c’est que ça a beaucoup été discuté par les artistes à travers les colloques qui se tenaient en parallèle à l’exposition de 1972. Les artistes ont pris position. Il y avait déjà à l’époque cette réserve vis-à-vis du fait colonial : certains artistes estimaient qu’on ne devait pas forcément donner Picasso en exemple, que les artistes africains devaient trouver leur propre voie, et d’autres, à l’inverse, estimaient que l’exposition constituait une chance énorme et une source d’inspiration. »
Œuvres universelles
Si l’exposition 2022, par son caractère universel, s’adresse à tous les publics, un accent particulier est placé sur la jeunesse. Une centaine de professeurs sénégalais ont pu la visiter avant son ouverture au public, et discuter avec les quatre commissaires. Ils s’y rendront de nouveau avec leurs élèves jusqu’à la fin du mois de juin 2022. « On attend de voir quelle réception aura Picasso en 2022, mais je n’ai aucun doute sur le fait que ce sera une réception encore plus résonnante, encore plus vaste, plus grande que celle de 1972, parce que la population est beaucoup plus ouverte à la création. Il y a beaucoup de symboles qui font que c’est très important d’avoir cette exposition aujourd’hui au Musée des civilisations noires », estime El Hadji Malick Ndiaye, conservateur du musée Théodore-Monod de Dakar.
« On a beau être le Musée des civilisations noires, on n’est pas un musée chromatique. Les musées africains ne sont pas condamnés à ne présenter que l’Afrique. On doit être en mesure d’observer les autres civilisations », ajoute Hamady Bocoum, directeur général du Musée des civilisations noires, qui avait déjà accueilli dans ses murs des œuvres de Léonard de Vinci, reproduites numériquement, au début de l’année 2021. « Picasso ne s’est jamais posé en défenseur, supporteur ou copiste des productions artistiques africaines, c’est simplement un génie, et la particularité d’un génie, c’est d’être au-dessus de ces contingences-là. Il découvre, il digère, il crée. C’est un créateur fondamentalement. Au-dessus de tout cela, surgit une espèce d’universel, et c’est cet universel qui nous intéresse. »
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