Tchad : le sourire bleu de Khadija
Les Toubous passent pour batailleurs et susceptibles. Leur fief, le massif de l’Ennedi, ne se dévoile qu’à une poignée de privilégiés. Mais arrêtons de rêver… et suivons le guide !
L’Ennedi, c’est d’abord le sourire bleu de Khadija Allatchi. Cette jeune Touboue, qui était encore infirmière il y a peu à l’hôpital de l’Amitié-Tchad-Chine à N’Djamena, est la seule femme guide employée par Toumay Voyage, la structure qui représente l’agence Point-Afrique localement. Bonnet de laine sur la tête, pardessus à la Colombo posé sur les épaules, yeux rieurs cachés derrière des lunettes de soleil, Khadija Allatchi accompagne depuis deux ans des groupes de touristes occidentaux débarqués à Faya-Largeau pour découvrir les merveilles de la région du Borkou-Ennedi-Tibesti (BET).
Sa lèvre inférieure a le bleu dense d’un ciel de crépuscule. Une marque traditionnelle. "Par souci d’esthétique, les jeunes filles se font tatouer la lèvre inférieure, pour la rendre plus sombre et plus épaisse. Elles font appel à une femme plus âgée qui pique la lèvre de multiples trous avec une épine et frotte la blessure avec de l’antimoine ou de la poussière de charbon de bois préalablement pilé", écrit l’anthropologue Catherine Baroin dans Les Toubou du Sahara central.
Fière et posée, dotée d’un caractère bien trempé, Khadija (en photo ci-contre, © Nicolas Michel / J.A.) a dû batailler ferme, notamment contre sa famille, pour en arriver là. "Quand tu es une Touboue, explique-t-elle, il faut avoir la tête dure si tu veux travailler." Aujourd’hui, elle fait partie de l’équipe de dix guides formés par Point-Afrique pour accompagner les touristes autour des lacs d’Ounianga, dans le massif de l’Emi Koussi (un ancien volcan, dans le Tibesti) ou sur les franges du désert. Employée pendant trois mois, elle est payée environ 15 000 F CFA (22,90 euros) par jour, auxquels s’ajoutent les pourboires des voyageurs, qui peuvent multiplier la somme par deux.
Ces derniers ont été un peu plus de 500, cette année, à venir d’Europe grâce aux dix vols directs organisés depuis Marseille (sud de la France). Point-Afrique, qui a reçu une aide de 180 000 euros de l’État tchadien, en espérait 1 300. Perte annoncée : entre 50 000 et 70 000 euros. "C’est un moindre mal, vu l’aspect catastrophique de la saison, confie Kévin Girard, le directeur d’exploitation du tour-opérateur. La conjoncture est très mauvaise dans cette région. Mais nous voulons nous battre pour des gens comme Khadija !" Un constat amer qui n’entame pas une vive détermination à relancer la machine dès la fin de 2014. "La géopolitique locale sera bien entendu décisive." Cette année, effrayé par la dissémination des sbires d’Al-Qaïda à travers toute la zone sahélienne, et dans le Sud libyen en particulier, le Quai d’Orsay a tout fait pour mettre des bâtons dans les réacteurs du voyagiste, refusant même d’alimenter ses avions en kérosène, alors qu’une base militaire française est installée à Faya-Largeau.
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Chez Point-Afrique, chacun se veut serein quant à la situation dans le nord du Tchad. Quoique musulmans, les Toubous ne seraient pas prêts à accepter la présence de "barbus" sur leur territoire. Le développement qu’apporte le tourisme, en outre, serait le meilleur moyen de combattre le fléau obscurantiste. "Nous travaillons à la professionnalisation des acteurs, poursuit Girard, et le Tchad commence à ressembler à une véritable destination touristique, un peu comme le Mali dans les dernières années"… quand Point-Afrique proposait des circuits entre les régions de Gao et de Mopti, avant qu’elles soient classées en zone rouge.
Un moula-moula, ou traquet à tête blanche. © Nicolas Michel / J.A.
Des amoureux du désert
Les curieux qui débarquent dans le nord du Tchad ne sont pas des consommateurs compulsifs de crème solaire attirés par l’eau chlorée des piscines, les décibels des boîtes de nuit ou le farniente sous les palmiers. Ce sont en général des amoureux du désert, frustrés de ne pouvoir vivre leur passion comme autrefois dans le Hoggar (Algérie) ou l’Acacus (Libye). Si tous connaissent le traquet à tête blanche (Oenanthe leucopyga), ce petit oiseau noir et blanc qui accompagne les voyageurs des régions désertiques et que les Touaregs nomment moula-moula, la terre des Toubous leur est moins familière, et l’aide de Khadija leur sera précieuse, sinon indispensable.
D’abord parce que circuler dans les tassilis labyrinthiques de l’Ennedi, où l’érosion a creusé et usé la masse du grès pour lui donner des formes toutes plus abracadabrantes les unes que les autres, est loin d’être évident. Aidée par des chauffeurs comme Ibrahim, un ancien militaire, qui connaissent le terrain comme leur poche, la jeune infirmière devenue guide mène chaque expédition de main de maître, avec un sens consommé de la lumière selon l’heure de la journée.
De la guelta (point d’eau) d’Archeï à l’arche monumentale d’Aloba, du canyon de Bashiké au labyrinthe d’Oyo, elle est celle qui dévoile les beautés cachées, celle qui rend visite au chef local pour monnayer le bivouac, celle qui presse le pas quand la nuit approche, celle qui gère à distance le remplacement du 4×4 dont la boîte de vitesses vient de lâcher en plein milieu de l’erg du Djourab.
Campement nomade près de la guelta (point d’eau) d’Archeï. © Nicolas Michel / J.A.
La fantasmagorie sans limites de la roche (cheminées de fées, cavernes, falaises, escarpements…) et la richesse discrète des formes de vie animale et végétale (crocodiles, fennecs, gazelles, singes patas ; acacias et calotropis…) rendent à elles seules l’expédition enthousiasmante. Mais Point-Afrique n’est pas une agence de safari. Ce que Khadija Allatchi propose en réalité, c’est un vertigineux voyage dans le temps balayant bien des repères.
>> Photo à dr. : Les grès, âgés de plus de 350 000 millions d’années, sont bien plus vieux que l’espèce humaine. © Nicolas Michel / J.A.
Ces grès que les vents chargés de sable sculptent sans relâche et qui offrent aux regards leurs ocres somptueux sont les plus vieilles sentinelles des lieux. Âgés de plus de 350 000 millions d’années, ils datent du dévonien, une période de l’ère paléozoïque (dite primaire) bien antérieure à l’apparition des premiers ancêtres de l’homme. Jugez plutôt : Toumaï (Sahelanthropus tchadensis), découvert au Tchad en 2001 dans le site fossilifère de Toros-Menalla, ne serait âgé "que" de 7 millions d’années…
Si Khadija Allatchi n’est guère versée en géologie et en paléontologie, elle connaît tout de même la plupart des cavernes du coin où les nomades, après avoir pilé des nodules d’ocre et mélangé la poudre obtenue à une matière grasse, peignaient sur les parois des hommes, des femmes, des chevaux, des vaches, des dromadaires… "L’art rupestre de l’Ennedi, comme celui de tout le Sahara, ne correspond pas à une brève période d’activité ; il s’étage au contraire sur une longue période au cours de laquelle il est loin d’être resté semblable à lui-même", écrivait Gérard Bailloud dans son superbe ouvrage Art rupestre en Ennedi.
Les Toubous veillent sur les peintures rupestes
L’ère paléozoïque est désormais loin, et les figures rouges, orange ou blanches replongent les visiteurs courbés en deux sous les plafonds bas dans le cours de l’histoire humaine. Parfois envahis par des nids de guêpes maçonnes, certains dessins font penser aux découpages bleus d’Henri Matisse. Ils appartiennent pourtant à des périodes bien plus reculées. Les plus anciens datent des Ve et IVe millénaires avant notre ère, les autres s’étalent entre les trois derniers millénaires avant notre ère (période bovidienne, marquée par la forte présence de bovidés domestiques) et le premier millénaire de notre ère (étage camelin, marqué par la forte présence de chameaux et de chevaux). Les spécialistes distinguent de nombreux styles, comme celui de Tamada, caractérisé par ses boeufs rouge et blanc, celui de Gribi, montrant des chevaux et des chameaux lancés dans de très dynamiques "galops volants" – une position fréquente réinterprétée de manière complètement différente au camelin récent, où les équidés ont la queue en épi et un demi-cercle frangé sur la tête.
Sous les hautes falaises, ces petits musées en rien protégés des déprédations racontent la vie plus que frugale, les fêtes et sans doute les violentes razzias vécues, ou conduites, par les éleveurs de la région. "Puissent leurs descendants veiller jalousement à la préservation de ce patrimoine contre les risques réels de destruction liés au développement du tourisme", écrit Bailloud. Que les Toubous veillent sur des peintures rupestres vieilles de plusieurs milliers d’années, rien de moins sûr. Mais une chose ne fait pas de doute : les abris rocheux d’hier restent les abris d’aujourd’hui, comme en témoignent les reliefs de bivouacs et les détritus jonchant parfois les fonds de grottes.
Un T-55 libyen de fabrication soviétique, vestige du conflit. © Nicolas Michel / J.A.
Un regard superficiel tendrait à faire croire qu’ici rien ou presque n’a changé depuis des lustres. L’élevage des vaches, des chèvres et des dromadaires, les caravanes transportant le natron (un carbonate de sodium) nécessaire à leur bonne santé, le sable piétiné autour des puits par le ballet des troupeaux, les ânes utilisés pour le bât, les tentes de nattes qui, tressées avec des feuilles de palmier doum, se montent et se démontent facilement, les poignards de coude dont les hommes ne se séparent jamais… Tout tend à accréditer l’idée d’un ordre immuable assujetti à la rigueur des saisons. Mieux vaut pourtant laisser de côté ces fantasmes. Dans le sable orangé ne poussent pas seulement des acacias et des squelettes de chèvres. Il est fréquent de tomber sur un reste d’obus, des douilles de 17 mm, voire des carcasses de tanks.
La guelta d’Archeï. © Nicolas Michel / J.A.
Non loin de Fada (région d’où est originaire Idriss Déby Itno, l’actuel chef de l’État, né à Berdoba), Khadija désigne les restes rouillés d’un T-55 libyen de fabrication soviétique. "Il a été détruit par cet autre char, là, de fabrication française", dit-elle en montrant un amas de tôles un peu plus loin. Si le colonisateur français, entré en 1891, ne s’imposa jamais réellement dans la région du BET, le colonel Kadhafi s’y cassa les dents. C’est ainsi du moins que Khadija présente le conflit opposant le Tchad à la Libye pour le contrôle de la bande d’Aouzou, entre 1978 et 1987. Dans la dernière phase des combats, connue sous le nom de "guerre des Toyota", en référence aux pick-up utilisés par les Tchadiens, l’armée libyenne fut lourdement défaite. "Kadhafi appelait cet endroit la 40e barrière. Il craignait les soldats toubous…", clame Khadija face au cirque de Ouinimia – une forêt de pitons, comme autant de statues gardant cette cuvette circulaire, blottie entre de hautes murailles rocheuses.
LesToubous : querelleurs, impulsifs, susceptibles…
Les lèvres de Khadija dessinent un sourire mi-figue mi-raisin quand elle évoque le caractère des siens : querelleurs, batailleurs, impulsifs, susceptibles, incontrôlables, violents, indisciplinés… "De tout temps, les Toubous ont été impossibles à dominer, confirme Catherine Baroin dans son livre. Dès que son honneur est en cause, le Teda ou le Daza [les deux composantes principales du groupe ethnique toubou] dégaine son poignard et se précipite sur son adversaire. Comme l’exprime un proverbe daza : owor gaddé wouni, sagaddè wounichi, "le coeur tout d’abord est de feu, ensuite il est de cendre"." Légende bien entretenue ? Peut-être.
Les plus anciennes peintures rupestres du massif datent
des Ve et IVe millénaires avant notre ère. © Nicolas Michel / J.A.
En tout état de cause, Khadija abonde dans ce sens quand, le soir, assise sur une natte devant un thé noir, sous la lumière changeante d’un feu de bois, elle évoque la venue de l’animateur de télévision français Nicolas Hulot, la politique à N’Djamena, ses compatriotes, son ethnie et sa vie de femme. Avec le même humour discret, elle raconte les rébellions et sa propre rébellion. Avant de divorcer, elle profitait des avantages de son travail, à l’hôpital, pour prendre discrètement la pilule, contre l’avis de son mari… Catherine Baroin, elle, généralise ce trait de caractère à l’ensemble des Toubous : "Il s’agit d’une société anarchique, non pas parce qu’elle est dénuée de chefs, mais parce que ces chefs sont sans influence." Bienvenue en Ennedi !
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Par Nicolas Michel, envoyé spécial
À lire, à voir…
Les Toubou du Sahara central Catherine Baroin, Vents de Sable Éditions, Paris, 2003, 132 pages, 32 EUR
Art rupestre en Ennedi Gérard Bailloud, Éditions Sépia, 1997, 160 pages, 43,70 EUR
Le Tchad Collection "Aujourd’hui", Les Éditions du Jaguar, 2010, 208 pages, 26 EUR
Atlas du Tchad Collection "Atlas de l’Afrique", Les Éditions du Jaguar, 2012 Disponible en français et en arabe, 136 pages, 25 EUR
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