Ukraine : la guerre par d’autres moyens

Frapper les intérêts russes à l’étranger pour dissuader le Kremlin d’envahir de nouveau l’Ukraine ? Cette politique de sanctions ciblées est dans l’air du temps. Ses résultats sont pourtant mitigés.

Angela Merkel réitère ses menaces de sanctions économiques contre la Russie. © MAURIZIO GAMBARINI / DPA / AFP

Angela Merkel réitère ses menaces de sanctions économiques contre la Russie. © MAURIZIO GAMBARINI / DPA / AFP

Publié le 16 avril 2014 Lecture : 5 minutes.

Plusieurs raisons expliquent que la crise du canal de Suez, en 1956, soit l’un des moments clés de l’histoire moderne. Elle illustra le déclin de l’empire britannique, témoigna de la montée en puissance du nationalisme arabe et donna lieu à un très exceptionnel désaccord entre le gouvernement des États-Unis et Israël.

Mais la crise de Suez fut aussi la preuve que des sanctions internationales peuvent, par exception, contraindre un gouvernement à retirer ses troupes d’un territoire conquis par la force. Quand Dwight Eisenhower, le président américain, menaça de bloquer l’octroi au Royaume-Uni de prêts internationaux, il déclencha une ruée sur la livre sterling et contraignit les forces britanniques, françaises et israéliennes à se retirer de la zone du canal dont elles avaient chassé les Égyptiens.

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Isoler la Russie économiquement

Après l’invasion de la Crimée, le mois dernier, Américains et Européens ont averti la Russie qu’elle s’exposait à de sévères sanctions internationales. L’administration Obama a parlé de l’"isoler" économiquement, à la fois pour la punir et pour l’amener à renoncer à l’avenir à tout aventurisme militaire. "Ensemble, par le biais des sanctions, nous avons imposé à l’annexion un coût qui a marqué la Russie, a estimé le président, le 26 mars à Bruxelles. Et si les dirigeants de ce pays s’obstinent dans la même voie, qu’ils soient assurés que, ensemble, nous allons renforcer leur isolement."

En dépit de l’enthousiasme américain, l’Histoire depuis Suez démontre qu’une telle politique ne donne que des résultats mitigés : il est bien difficile de contraindre un État à changer d’attitude, singulièrement après une occupation militaire. "Les sanctions ne forceront pas la Russie à quitter la Crimée", confirme l’universitaire américain Daniel Drezner.

Les États-Unis mettent actuellement en oeuvre vingt-quatre programmes de sanctions contre des pays (Côte d’Ivoire, Biélorussie, Syrie) ou des sociétés impliquées dans le trafic des "diamants de la guerre". Mais depuis les années 1990, ces programmes semblent être moins rigoureusement appliqués. Il est vrai que les sanctions imposées à l’Irak ou à Cuba, par exemple, sont notoirement des échecs. Dans le premier de ces pays, elles ont eu pour principal résultat de renforcer le pouvoir en place : contrôle accru sur les activités commerciales, développement de la corruption… Dans le second, où elles ont été instaurées il y a un demi-siècle, on attend toujours qu’elles contribuent au renversement des frères Castro !

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C’est la raison pour laquelle, dans les années 1990, l’administration Clinton fut amenée à introduire la notion de sanction "ciblée", qui permet de punir tel individu particulier, telle entité clairement identifiée plutôt qu’une population entière. Pendant la guerre des Balkans, certains membres du gouvernement serbe furent ainsi pris pour cible. De même, on s’employa à bloquer les avoirs bancaires de certains barons sud-américains de la drogue. On appelait cela, à l’époque, la "liste Clinton"…

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Après les attentats du 11 Septembre, l’administration Bush s’attaqua au système financier dans son ensemble. Elle entreprit de bloquer les transferts de fonds illicites, tenta d’utiliser la prééminence du dollar dans la finance mondialisée pour neutraliser les banques soupçonnées de financer le terrorisme… Le département du Trésor mit en oeuvre des moyens considérables pour développer des capacités autonomes en matière d’espionnage : au renseignement humain et électromagnétique s’ajouta bientôt le renseignement financier. Plusieurs de ses responsables se rendirent dans un château près de Bruxelles où se trouve le siège du Swift, le système de paiement international, afin d’obtenir l’autorisation de consulter sa base de données et de repérer d’éventuels transferts de fonds réalisés par tel ou tel groupe terroriste. Au cours des dernières années, nombre de ces nouveaux outils ont été utilisés contre l’Iran. L’opération passe pour l’un des succès les plus éclatants de la politique des sanctions.

Reste au moins une question. Cette politique aura-t-elle un impact quelconque sur l’attitude de la Russie au cours des prochaines semaines ? Le principal atout des sanctions ciblées est leur capacité supposée à susciter des tensions entre le gouvernement mis en cause et ses partisans. Celles qu’Américains et Européens ont décrétées à l’encontre de la Russie se concentrent sur une poignée de responsables politiques et d’hommes d’affaires proches de Vladimir Poutine. Et sur une banque notoirement proche du Kremlin. "Si vous réussissez à empêcher les oligarques de faire du business à l’étranger, vous avez une chance de voir apparaître des fissures dans le socle même du pouvoir russe. En tout cas, ça ne risque pas d’améliorer la cohésion de l’équipe dirigeante", analyse Juan Zarate, un ancien de l’administration Bush. Pourtant, il n’est nullement exclu que les sanctions contribuent au contraire au renforcement du pouvoir de Poutine. Si le big business est contraint de rapatrier ses avoirs à l’étranger, l’influence du président sur le monde des affaires n’en sera-t-elle pas accrue ?

Si les sanctions bancaires constituent un outil indiscutablement efficace pour influer sur la politique d’un État, elles doivent être utilisées avec circonspection en raison de l’énorme ressentiment qu’elles sont de nature à provoquer. La plupart des gouvernements – et leurs alliés proches – détestent que les États-Unis s’arrogent le droit de décider avec qui ils sont, ou ne sont pas, autorisés à faire des affaires.

Inciter Poutine à faire preuve de plus de retenue

Cette nouvelle politique américaine présente un autre inconvénient : il est souvent plus facile d’imposer des sanctions que de les lever. Pour contraindre l’Iran à revenir à la table des négociations sur le nucléaire, l’administration Obama a multiplié les pressions économiques. Mais sans le soutien du Congrès, fort réticent sur ce point, elle a bien peu à offrir en échange d’éventuelles concessions de Téhéran.

Les responsables américains restent pourtant convaincus de l’effet dissuasif des sanctions. Certes, il serait surprenant qu’elles contraignent les troupes russes à se retirer de la zone frontalière avec l’Ukraine, mais elles peuvent inciter Poutine à faire preuve à l’avenir de davantage de retenue. Elles ne doivent pas être considérées comme une punition pour la Crimée, mais comme la preuve que les États-Unis sont résolus à frapper les intérêts russes à l’étranger si le Kremlin s’avise d’envahir d’autres régions ukrainiennes. Comme le dit Drezner, "c’est quand elles restent à l’état de menace qu’elles sont souvent le plus efficaces".

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