Tunisie – Hassen Zargouni : « La victimisation est devenue une culture politique »
Complotisme, populisme, victimisation… Face à ces phénomènes mortifères pour la société, le statisticien invite à une révolution des mentalités et à une remise à plat des fondamentaux.
Depuis sa décision du 25 juillet 2021 de suspendre l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le président tunisien Kaïs Saïed se propose de refonder le système politique et les institutions au moyen d’une consultation nationale (achevée le 20 mars) qui devra servir de base à une nouvelle Constitution.
Pour le président et ses soutiens, la cause est entendue : les crises tunisiennes – politique, sociale, économique – tiennent essentiellement à l’organisation des institutions de l’État, lesquelles seraient à l’origine du blocage politique. Mais Hassen Zargouni, directeur général de Sigma Conseil et à ce titre observateur avisé de la vie politique tunisienne, relève un problème plus structurel liée à la culture politique et à l’absence de vision. Entretien.
Jeune Afrique : Dix ans après la révolution, la refonte des institutions occupe toujours l’agenda politique. C’est pourtant sur le plan économique que le bât blesse.
Hassen Zargouni : C’est l’effet d’une crise économique et éducationnelle installée depuis longtemps. La Tunisie ne s’est pas arrimée à la mondialisation.
Chaque famille compte aujourd’hui un chômeur. Le chômage endémique est ancien et touche aujourd’hui 18 % à 19 % de la population active. Auquel s’ajoutent une inflation à 6 %, une faible productivité et la rareté des biens et des produits.
Seules deux universités tunisiennes figurent parmi les mille premières au monde
Depuis vingt ans, la croissance est molle, de l’ordre de 2,5 % par an en moyenne. Le constat est clair : nos parts de marché dans le monde se sont rétrécies. Bien que nous ne disposions pas de réserves de matières premières, nous n’avons pas su miser sur l’innovation, la créativité ou la recherche et développement. Mais cela impliquerait une conscience du monde qui bouge.
Qu’entendez-vous par « crise éducationnelle » ?
On a massifié l’enseignement supérieur en omettant qu’il doit assurer l’employabilité des jeunes. Depuis 2015, la Tunisie, à partir de la dégradation de ses notes, est sortie du classement Pisa de l’OCDE. Seules deux universités tunisiennes figurent parmi les mille premières au monde.
Le système éducatif, y compris la formation professionnelle, doit être revu de fond en comble. Il est urgent de le moderniser et de le mettre aux standards internationaux, quitte à prendre des décisions radicales pour ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Le recul est concret dans l’enseignement, lequel devrait être un vecteur de transmission et de développement du savoir, et qui doit donner aux apprenants les moyens de créer de la valeur et de la richesse pour les introduire à l’emploi. Mais les failles sont présentes dès le primaire, qui n’est pas un lieu de créativité, de stimulation intellectuelle et d’épanouissement.
Le système éducatif, en panne depuis les années 1990 avec des répercussions sur l’ascenseur social, impacte la créativité et engendre une crise identitaire. À chaque moment fort de leur histoire récente, les Tunisiens ont posé les questions de la République, du rôle de l’État, du pouvoir et de la liberté, mais un soubassement culturel très détérioré, fondé sur un cadre éducationnel désuet, empêche la création et l’ouverture de l’imaginaire. La lourdeur de l’administration n’est que le fruit de cette double crise.
Qui est le plus pénalisé par cet état de fait ?
Les 18-34 ans sont touchés de plein fouet. Même la révolution numérique, qui aurait pu favoriser une émulation avec plus de créativité et de productivité, a failli. Les réseaux sociaux sont devenus les amplificateurs de toutes les frustrations plutôt qu’un lieu de créativité collective.
Comme tout le monde s’exprime individuellement, l’expression s’atomise, la représentativité devient peu significative : rien ne permet la cristallisation autour de projets cohérents. Paradoxalement, on constate également une affirmation de soi à travers les réseaux avec l’effet du flux de visiteurs et l’impression d’être entendu par une communauté de semblables.
Comment cette évolution se répercute-t-elle sur la pratique politique ?
Elle prépare le terrain à tous les populismes, voire aux fanatismes. Que ce soit en football ou en politique, on raisonne désormais en termes de fan club avec un clivage net entre le »nous » et le « eux ». Or quand on est dans une perspective de « fan », on soutient, on est derrière une équipe ou un leader, mais on n’est pas associé. La structuration d’un parti, sa capacité à encadrer, à former, à travailler à sa pérennité ne sont alors plus une priorité.
Cette personnification est aussi perceptible au niveau de la participation électorale. Les citoyens seront plus nombreux à voter pour un président que pour les députés d’une assemblée peu identifiable. C’est une approche très simpliste due à la pauvreté intellectuelle et culturelle.
Est-ce l’effet de la fameuse « perte des valeurs » ?
La société tunisienne a vécu soixante ans de lent glissement : les valeurs, notamment de travail, telles qu’entendues par les aînés ne sont plus mises en avant. Des mouvements tels que « Winou el petrole ? » [Où est le pétrole ? ndlr] procédaient de ce nouvel état d’esprit : pour les manifestants, les revenus du pétrole auraient pu être partagés par une population qui n’aurait plus besoin de travailler.
La logique court-termiste explique aussi en partie la migration clandestine
Ils exprimaient aussi une exigence d’immédiateté et annonçaient la tendance à la recherche du « one shot ». On ne construit pas un parcours, on ne s’installe pas dans une carrière, mais on fait des « coups » en espérant remporter le pactole. La lutte contre la corruption a aussi laissé entendre que l’argent récupéré serait rendu aux citoyens.
Tout cela est assez naïf. Ces mouvements ont vendu l’idée que l’argent attendait dans un coffre-fort pour leur être distribué ou que le pétrole allait jaillir de manière quasi miraculeuse. Cette idée du gain sans effort écarte la valeur travail et implante la pratique du « one shot ».
Ce changement a été accéléré par l’image de la réussite facile, clinquante et rapide des Trabelsi, famille de l’épouse du défunt président Ben Ali. Une logique court-termiste qui explique aussi en partie la migration clandestine.
Ce discours peut-il être tenu par un homme politique dans la Tunisie d’aujourd’hui ? Est-il audible ?
La notion de dignité a changé de forme. Sous l’effet d’une précarité globale, elle autorise aujourd’hui l’expression d’une victimisation qui est devenue une culture. Cela s’exprime à tout propos : nos difficultés seraient liées à des complots, à l’action de l’État, à celle de l’entreprise.
Tout se passe comme si les individus ne savaient plus s’assumer. Or, vécue comme une fatalité, la situation de victime ne suscite pas la volonté de se prendre en main et ne crée pas les conditions du développement personnel et collectif. Et l’homme politique qui leur reconnaît le statut de victime recueille leurs suffrages puisqu’il ne pose par la question d’une nécessaire remise en question.
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