RDC : In Koli Jean Bofane, le satyricongolais

Présent au festival Étonnants Voyageurs de Rabat, l’auteur de « Mathématiques congolaises » a évoqué son nouveau livre, « Congo Inc. » Un maelström d’humour et d’horreur(s) à l’image d’un pays démesuré, la RDC.

Jean Bofane veut « rendre sa dignité au peuple congolais ». © DR

Jean Bofane veut « rendre sa dignité au peuple congolais ». © DR

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 9 avril 2014 Lecture : 6 minutes.

Sa voix est grave et son accent définitivement belge. Mais parfois, le Congo s’y signale avec cette vigueur propre aux rejets défiant les ravages de la tronçonneuse. La forêt, d’ailleurs, est au coeur du nouveau roman d’In Koli Jean Bofane, Congo Inc., sous-titré Le testament de Bismarck. Pas n’importe quelle forêt, celle que l’on viole sans vergogne pour extraire ce qu’elle enserre entre ses racines centenaires. Mais le Pygmée Isookanga, "mondialiste qui aspire à devenir mondialisateur", n’en a cure : il n’aime ni se "farcir les cercopithèques" des bois ni aller glaner sous les frondaisons des chenilles pour le vieil oncle Lomama. Ce qu’Isookanga aime, c’est le capitalisme sauvage et débridé version jeu de stratégie sur internet, Raging Trade.

"Dans cet univers virtuel, Isookanga incarnait Congo Bololo. Il convoitait tout : minerais, pétrole, eau, terres, tout était bon à prendre. C’était un raider, Isookanga, un vorace. […] Pour atteindre [ses] objectifs, il préconisait la guerre et tous ses corollaires : bombardements intensifs, nettoyage ethnique, déplacement de population, esclavage…" Ses ennemis virtuels portent des noms tout à fait suggestifs comme Skulls and Bones Mining Fields, Goldberg & Gils Atomic Project, Mass Graves Petroleum, Blood and Oil, Uranium et Sécurité, Hiroshima Naga… De cette litanie grinçante transpire tout l’humour de Jean Bofane, venu à l’écriture sur le tard par la grâce d’un livre pour enfants (mais pas que), Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux (Gallimard).

L’horreur, comme dirait le Kurtz de Joseph Conrad, commence assez tôt pour Jean Bofane.

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L’homme naît au bord du fleuve, à Mbandaka, Équateur, "latitude zéro, à midi", en 1954. Ses parents sont tous deux Congolais, mais bientôt sa mère quitte son père pour convoler avec un colon belge. "C’est un peu pour ça que sur toutes ces histoires entre Blancs et Noirs j’ai, moi, une autre vision", confie l’auteur de Mathématiques congolaises (Actes Sud). Enfant, il habite la plantation de café de son beau-père où "le summum du goût, c’était le Nescafé" et où il voit ses premiers films d’horreur, projetés en 16 mm à la maison. "You are next", phrase prononcée par un gosse dans l’un de ces longs-métrages, le poursuivra longtemps, jusqu’à lui inspirer un personnage d’enfant sorcier, cinéphile à sa manière, dans Congo Inc.

Entre retours ratés et nouveaux départ

L’horreur, comme dirait le Kurtz de Joseph Conrad, commence assez tôt pour Jean Bofane. "En 1960, nous avons tout perdu et manqué être tués", raconte-t-il. La fuite précipitée pour la Belgique ne sera que le premier d’une série d’allers-retours entre l’ancienne métropole et l’ancienne propriété personnelle du roi Léopold II. Dans le gris belge, Jean Bofane souffre pour son petit frère, "qui ne s’y faisait pas" et pour son beau-père, devenu simple employé, qui l’élève comme son fils : "Le Congo lui restait dans la peau. Il en parlait tous les jours. Il ne s’est jamais adapté à la Belgique. C’était un homme de rêves, parti avec rien dans les poches et qui avait fait tous les boulots." Passionné d’art, l’ancien planteur emmène tous les dimanches ses trois enfants dans les musées, les expositions, les lieux d’histoire. "C’était parfois un peu chiant, mais quand tu tombes sur un Brueghel, wouah !" se souvient l’écrivain de la famille – sa soeur est devenue peintre, son frère musicien.

Malgré les retours ratés au Congo et les nouveaux départs en Belgique, Jean Bofane reste le premier de sa classe en français et, en 1974, se lance dans des études de communication et de publicité, à Paris. Il a 20 ans.

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Enfin, voilà pour la version officielle. Parce qu’en réalité il laisse de côté "quelques années à faire de drôles de choses", une "vie tumultueuse, le calibre à la main". Peur de la discrimination à l’embauche ? Esprit particulièrement romanesque ? À demi-mot, peut-être pour ne pas donner le mauvais exemple, In Koli Jean Bofane avoue un passage par la case "incarcération", sous un faux nom, quelque part en Europe. "Pour sortir des conneries, j’ai quitté cet espace", déclare-t-il ensuite, évacuant le sujet. La destination choisie est évidente : Kinshasa. "J’ai travaillé tout de suite, je me suis marié et j’ai eu mes trois premiers enfants."

Ouvrier, videur…

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Il oeuvre dans la publicité, mais aussi dans l’édition, avec une machine ramenée de Belgique. Les Publications de l’Exocet – le nom du poisson volant, mais aussi celui d’un missile de fabrication française – font dans la bande dessinée et la satire politique. "Nos fanzines se vendaient comme des petits pains, jusqu’à ce que je publie Dernier Sandruma na Kinshasa, qui relate les pillages de 1991. Les militaires se mirent alors à arrêter les vendeurs, se souvient In Koli Jean Bofane. Mais aucun d’entre eux ne m’a dénoncé." Déjà, il écrit, notamment des scénarios, mais sans oser s’aventurer au-delà – comme impressionné par le caractère sacré de la littérature découverte, à 10 ans, avec Nana, d’Émile Zola ("Je croyais que c’était un auteur congolais").

Il prend les armes – un fusil d’assaut léger M1 – afin de défendre son quartier lors du pillage de Kinshasa, en janvier 1993.

Au début des années 1990, la situation politique commence à se détériorer, et Jean Bofane envoie ses enfants en Belgique pendant les pillages de 1991, la Légion étrangère leur faisant passer le fleuve jusqu’à Brazzaville. Il tient le coup deux ans et prend les armes – un fusil d’assaut léger M1 – afin de défendre son quartier lors du pillage de Kinshasa, en janvier 1993, avec un bataillon de Ninjas ne disposant que d’un FAL belge. "On se doit tous de défier ce qui est plus fort que soi, dit-il. Je n’aime pas jouer le rôle de fétu de paille. Tant que le destin a les yeux tournés, j’en profite !"

Rester au pays n’était plus, alors, une solution. De retour en Belgique auprès des siens, sans papiers – il n’a pas, alors, la nationalité belge -, In Koli Jean Bofane vit de petits boulots : ouvrier du bâtiment, videur de boîte de nuit, avant de travailler dans le monde associatif. Mais en 1994, l’horreur se manifeste de nouveau et ce n’est pas un film. "Le génocide rwandais m’a interpellé, notamment parce que tous les commentaires étaient faits par des africanistes non africains, rappelle-t-il. Face à toutes les inepties que l’on racontait, il fallait que je prenne la parole." Son premier conte pour enfants, en 1996, lui vaut un beau succès d’estime et ouvre la porte à l’écriture d’un roman "pour adultes", Mathématiques congolaises, qui paraît en 2008. Il s’agit pour lui de "rendre sa dignité au peuple congolais" en dénonçant "les systèmes qui pèsent sur les hommes". "J’essaie toujours de résister aux systèmes", affirme-t-il.

Le réel du pays

Comme l’homme qui la porte, l’écriture d’In Koli Jean Bofane est une savante mixture d’érudition politique, d’ironie cruelle et de plaisir du (bon) mot. Ainsi, sans jamais verser dans le compte rendu historique, son roman Congo Inc. brasse avec verve toutes les thématiques qui racontent, à travers quelques personnages bien sentis, le réel du pays : l’exploitation du sous-sol, les viols à répétition, la folie de Kinshasa, l’inventivité des shégués (enfants des rues), les exactions des pays voisins, les intérêts des grandes puissances, la vie sexuelle des "expats", les compromissions des ONG et des agences internationales, etc. Il arrive que le rire devienne jaune et cède la place aux haut-le-coeur. En particulier quand intervient le commandant Kiro Bizimungu, dit Kobra Zulu, maître d’oeuvre de l’exploitation sanglante de l’est du pays où les habitants, qui ne peuvent "ni se terrer ni disparaître", doivent être épouvantés "de telle sorte qu’ils finissent par quitter la terre de leur plein gré".

La méthode, décrite ad nauseam, est la suivante : "Simple, mais délicate à appliquer, elle s’intitulait la "règle de la soustraction posément accélérée" et consistait à débiter un homme en morceaux de façon à ce qu’avant qu’il ne se vide de son sang il puisse assister, conscient, au démembrement de son propre corps, son appareil génital dans la bouche." Comme dans le jeu vidéo Raging Trade, les coupables originels sont désignés : pétrole, terres rares, colombite-tantalite, diamants, cassitérite, cobalt ou encore uranium – Jean Bofane ne se privant pas de rappeler que la mine de Shinkolobwe, dans le Katanga, a fourni celui nécessaire à la fabrication de la bombe de Hiroshima. Dans ce maelström d’images percutantes où Éros côtoie Thanatos, où la pulsion de vie combat les menaces de mort, un enfant sorti d’un film d’horreur répète inlassablement "Yo waa nnex!" (You are next, "Tu es le prochain"). In Koli Jean Bofane nous avertit, et le Congo a trouvé une voix aux dimensions de sa démesure.

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