Microsoft : Jamel Gafsi, numéro 8
Tunisien formé en Allemagne et en France, Jamel Gafsi dirige le Centre d’ingénierie de Microsoft, à Issy-les-Moulineaux. Portrait.
Cool. L’adjectif colle à l’image que Jamel Gafsi s’applique à donner de lui. Difficile de croire au premier abord que ce quadragénaire détendu, affable, en jean et sans cravate, est depuis 2010 à la tête du Centre d’ingénierie de Microsoft d’Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. Et qu’il dirige 300 ingénieurs répartis entre la France et les États-Unis. Mais au sein de la firme de Redmond, l’inverse eût été étonnant. Steve Ballmer, l’ancien PDG du groupe aux 130 000 salariés, n’avait-il pas habitué ses ouailles à le voir finir toutes ses présentations publiques en transe, à moitié débraillé ?
« Dans les sociétés américaines, ce qui compte ce n’est pas l’uniforme, ni l’école que vous avez faite. Ce sont les résultats, et cela me convient sans doute mieux. En huit ans, j’ai été promu six fois. Pas sûr que j’aurais eu le même parcours en tant que Tunisien dans un groupe français », analyse Jamel Gafsi, dont la filiale pèse 300 millions de dollars (218 millions d’euros). Ce docteur en télécommunications supervise une partie de l’offensive de Microsoft dans le domaine des contenus en ligne face à ses rivaux, Amazon ou iTunes. Au travers de la plateforme Xbox Music, ses équipes gèrent par exemple un catalogue de plus de 40 millions de morceaux de musique accessibles depuis un ordinateur, une console ou un smartphone. « Un patron humble, donnant l’exemple, mélange de cultures anglo-saxonne et méditerranéenne », juge l’ex-ministre tunisien de la Formation professionnelle et de l’Emploi Saïd Aïdi, qui, jusqu’en 2010, était directeur général de l’éditeur de logiciel HR Access.
Si Jamel Gafsi reconnaît que le groupe de Bill Gates a sans doute, « vu de l’extérieur », raté la révolution du mobile, il est persuadé que Microsoft fera bientôt mentir les Cassandre. « Notre stratégie, qui consiste à bâtir un environnement où l’utilisateur garde ses repères, qu’il utilise une tablette ou une télévision connectée, va s’avérer payante », prédit-il.
Des paris, le natif de Teboulba, un gros port de pêche au sud de Monastir, a l’habitude d’en prendre.
Des paris, le natif de Teboulba, un gros port de pêche au sud de Monastir, a l’habitude d’en prendre. En 2005, c’est sans hésitation qu’il a abandonné la direction de la start-up qu’il avait cofondée à Nice six ans plus tôt. Sa société, spécialisée dans la diffusion de contenus audiovisuels sur le Net, employait pourtant 85 ingénieurs et réalisait un chiffre d’affaires confortable de plus de 6 millions d’euros. « J’avais tenté de la vendre à Hewlett-Packard, mais les autres actionnaires n’ont pas trouvé l’offre assez alléchante. J’ai décidé d’être officier sur un navire amiral plutôt que capitaine d’une coque de noix », assume Jamel Gafsi qui, en arrivant en 2006 chez Microsoft, prend la direction d’une petite équipe de cinq personnes en Europe.
Le goût des challenges, Jamel Gafsi l’a pour ainsi dire toujours eu. Enfant, celui que l’on surnommait « numéro 8 » parce qu’il est l’avant-dernier d’une fratrie de neuf, a été marqué par le parcours de son père, « l’un des premiers juristes formés en Tunisie, devenu greffier du tribunal de première instance de Sfax », et de son frère aîné, aujourd’hui directeur financier de la Banque tuniso-koweïtienne. « Faire des études était une tradition familiale, impossible d’y déroger », reconnaît-il. Son bac scientifique en poche, le jeune homme a choisi de poursuivre son cursus en Allemagne. « Je voulais comprendre comment un pays anéanti à la fin de la Seconde Guerre mondiale avait pu redevenir l’une des premières puissances économiques européennes », explique-t-il. Arrivé à Karlsruhe, Jamel Gafsi a consacré six mois à apprendre l’allemand. « Cela a structuré ma pensée. Le verbe étant placé en bout de phrase, il faut attendre la fin pour réagir », se souvient celui qui a aussi été marqué par la rigueur germanique. « Une minute de retard et le chauffeur de bus s’excuse. Cela changeait de la Tunisie, où personne ne s’arrête au feu rouge », exagère-t-il. Six ans plus tard, il décrochait le titre d’ingénieur principal spécialisé en télécoms et en informatique. À l’invitation de l’un de ses professeurs, il a ensuite rejoint le centre de recherche Eurecom à Nice pour y effectuer une thèse de sciences en anglais. « C’était encore un défi à relever », se souvient-il. En deux ans, il bouclait son doctorat et devenait enseignant chercheur, avant que la fièvre de l’entrepreneuriat ne le saisisse.
« Toutes ces expériences m’ont forgé. Enfant, j’ai appris à écouter. Quand vous êtes numéro 8, vous n’avez pas forcément voix au chapitre. En créant ma société, j’ai appris à manager et, en intégrant Microsoft, je suis devenu un leader, capable d’inspirer », assène sans frémir celui qui aspire maintenant à partager ses acquis. En Tunisie ? « Je reste bien sûr très attaché à mon pays. Je n’ai pas oublié que je suis parti grâce à une bourse. Mais l’heure est aujourd’hui à la politique avec des débats qui ne sont pas à la hauteur des enjeux », déplore-t-il, refusant toute étiquette. Peut-être a-t-il été échaudé par son expérience auprès de Saïd Aïdi, lorsqu’il a planché après la révolution sur un projet de digitalisation du pays resté dans un placard. Mais il en faudrait plus pour le démoraliser. « La Tunisie a une formidable carte à jouer en se tournant vers l’Afrique », jure-t-il. Et si ce n’est lui, ses enfants concrétiseront peut-être ses espoirs. Tous trois apprennent l’arabe et vont régulièrement dans leur pays d’origine cultiver leurs racines.
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