Youba Sokona : « Sur le climat, l’Afrique doit éviter le piège du mimétisme avec les Occidentaux »
L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter les sujets d’actualité. Youba Sokona, vice-président malien du Giec, détaille les solutions possibles en Afrique pour amortir les chocs du réchauffement climatique et éviter le pire.
Engagé, déterminé et enthousiaste. Youba Sokona, ancien directeur du Centre africain pour la politique en matière de climat (2010-2012), est l’un des pionniers de la lutte du réchauffement climatique sur le continent. Aujourd’hui vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), qu’il a intégré dès les années 1990, le chercheur malien dresse un constat sans concessions et alerte sur l’urgence d’agir. Faute de quoi, le pire est à venir.
Selon les derniers rapports du Giec, les acteurs politiques et économiques n’ont en effet plus que trois ans pour prendre les décisions qui s’imposent pour inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre et – tenter de – limiter les dégâts d’un réchauffement climatique dont les effets se font déjà fortement sentir sur le continent. Mais s’il enjoint les responsables de sortir de leur immobilisme sur ces dossiers, Youba Sokona n’en affirme pas moins une dose d’optimisme, assurant que le changement est encore possible, et que, si les bonnes décisions sont prises, l’Afrique pourrait avoir de nombreuses leçons à donner au reste du monde.
Jeune Afrique : L’Afrique n’émet que 4 % des gaz à effet de serre de la planète, mais ses populations sont les plus exposées aux conséquences du dérèglement climatique. Les dirigeants africains accordent-ils assez d’importance aux rapports du Giec ?
Youba Sokona : Au début des années 1990, les Africains n’accordaient pas assez d’importance à la question du climat. Ils étaient confrontés à des problèmes beaucoup plus immédiats. Il faut se rappeler aussi que la science n’était pas suffisamment avancée sur cette question, et les informations à la disposition des politiques insuffisantes.
Les choses ont changé, lentement. L’Union africaine, la Banque africaine de développement et la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique ont ainsi créé le Centre africain pour la politique en matière de climat. Un comité des chefs d’État et de gouvernement africains a vu le jour, ce qui montre qu’il y a un intérêt au plus haut niveau. Preuve en est : les dirigeants africains étaient pratiquement tous présents lors du sommet de Paris. Et en 2021, il y a eu une forte présence de représentants africains au sommet sur le climat de New York.
Il n’en reste pas moins que, selon le dernier rapport de Climate Action Tracker, la Gambie est le seul pays du continent à respecter les engagements pris lors des accords de Paris. Peut-on parler d’une absence de réelle volonté politique ?
Pour les pays africains, il y a des engagements qui sont conditionnels et d’autres volontaires, pris au niveau national. Si une évaluation transparente et crédible se fera à partir de 2023, les engagements conditionnels se font sous réserve de pouvoir recevoir un financement de l’extérieur, en provenance des pays industrialisés principalement. Et ces financements ne sont pas au rendez-vous. En outre, les pays africains ne représentent aujourd’hui que 4 % des émissions de gaz à effet de serre. C’est une goutte d’eau. Les engagements pris doivent se concrétiser au niveau global.
Il faut continuer à se battre pour obtenir les financements car il s’agit d’un bien public mondial commun. L’atmosphère est une et indivisible
Pourquoi les engagements et les promesses de financements des Occidentaux – principaux pollueurs – ne sont-ils toujours pas respectés ?
Il faut continuer à se battre pour obtenir les financements car il s’agit d’un bien public mondial commun. Qu’on émette un gaz à effet de serre en Papouasie, en Sibérie ou dans le désert du Mali, l’atmosphère est une et indivisible. Mais l’Afrique subit rudement les conséquences des émissions des autres et les financements sont essentiels pour lutter contre le dérèglement climatique. En attendant, l’heure n’est pas à la passivité. Que l’on obtienne un financement extérieur ou non, on est obligé de faire face à cette menace avec les moyens à disposition.
Quelles sont les mesures qu’il faut prendre, dès aujourd’hui ?
Il y en a dans tous les domaines. Dans un contexte d’urbanisation galopante, il est par exemple ahurissant de continuer à construire avec du ciment, alors qu’il y a des alternatives, notamment les matériaux traditionnels. À l’horizon 2030, les pays industrialisés vont, majoritairement, passer à la voiture électrique. En Afrique, nous avons la possibilité d’investir massivement dans ce secteur, pour faire ce que les anglo-saxons appellent le leapfrogging, le fait de brûler les étapes pour accélérer le développement, plutôt que d’opter pour la transition.
Par ailleurs, seuls 6 % des terres agricoles sont irriguées en Afrique. Augmenter la production en défrichant plus de terres au lieu d’intensifier le système actuel et passer de 6 % à 20 %, voire 30 % de terres irriguées changerait totalement la donne ! Moderniser l’agriculture permettrait en outre d’inverser les inégalités, de restaurer les écosystèmes et de préserver la biodiversité.
Le rapport du Giec évoque la nécessité de s’inspirer des cultures et initiatives locales. En quoi l’Afrique peut-elle être une inspiration ou un exemple pour la lutte contre le réchauffement ?
La pénurie du blé a eu une incidence assez importante sur la sécurité alimentaire mondiale. Développer le fonio – une céréale locale qui pousse facilement en Afrique de l’Ouest – et promouvoir sa consommation situeraient les pays africains dans une trajectoire de sobriété nécessaire. Il est tout de même curieux de voir des Américains investir énormément dans le fonio, tandis que nos pays ne saisissent pas cette opportunité fantastique. C’est la même chose pour le fruit de baobab, apprécié en Europe et aux États-Unis. Se tourner vers ce type de produits forestiers non ligneux permet de les préserver, de les valoriser. Et cela contribue à lutter contre la pauvreté et le changement climatique, en augmentant les capacités de séquestration de carbone dans la biomasse.
La transition vers les énergies renouvelables est-elle possible en Afrique ?
S’affranchir de l’utilisation du charbon de bois pour faire la cuisine est, à mon sens, la plus importante étape vers la transition énergétique. La déforestation détruit les terres et réduit les capacités de séquestration de carbone. Il faut passer à la cuisson électrique avec le solaire. Mais là encore, il faut une volonté politique affirmée et des moyens financiers.
Répondre à l’urgence climatique doit être au cœur des programmes de développement. Les deux ne sont pas incompatibles, c’est une question de volonté politique
Nos systèmes énergétiques sont en phase de construction. Il faut en profiter pour les orienter vers des systèmes décarbonés et renouvelables, y compris au plan individuel. Je prends mon cas personnel : j’ai investi dans le solaire pour ma résidence à Bamako et je suis entièrement autonome. Certes, l’investissement initial est relativement élevé, mais le retour sur investissement se fera au bout de quatre ans. Le potentiel est là, car les prix du solaire, des batteries et de l’éolien ont baissé d’environ 85 % depuis 2010.
Est-il possible de lutter contre le réchauffement climatique tout en maintenant un développement économique qui permette de lutter contre la pauvreté ?
Répondre à l’urgence climatique doit être au cœur des programmes de développement. Les deux ne sont pas incompatibles, mais c’est une question de choix et de volonté politique. Il faut mettre en place des infrastructures institutionnelles adéquates pour mobiliser les financements et rassurer les investisseurs au niveau local et international.
Le continent africain est dans sa phase initiale de développement. Mais finalement, c’est une chance : ce désavantage des pays africains constitue un avantage énorme sur le chemin de la transition. Il faut intégrer l’urgence climatique dans les politiques de développement et éviter le piège du mimétisme avec les pays occidentaux et industrialisés. Nous n’avons pas les mêmes problèmes ni les mêmes approches, ou encore les mêmes narratifs sur les questions du climat. Aucun autre continent n’a cette gamme de choix qui s’offre à nous, les dirigeants africains peuvent opter pour un mode de développement totalement différent. Mais pour cela, il faut une réelle volonté politique, et une capacité à mobiliser les moyens intellectuels et scientifiques.
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