Tunisie : entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi, un conflit de légitimité

L’un est président de la République, l’autre chef d’une Assemblée dissoute par le premier. Ils se sont engagés dans un bras de fer dont l’issue devrait décider de leur avenir politique.

Kaïs Saïed, le président de la Tunisie, à droite, et Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahdha, à gauche. © Montage JA; Nicolas Fauqué; Ons Abid

Publié le 25 avril 2022 Lecture : 5 minutes.

Le 9 avril 2012, lorsque plusieurs centaines de manifestants descendent sur l’avenue Habib-Bourguiba pour défendre les libertés, ils sont brutalement réprimés par les forces de l’ordre, avec l’aval d’Ennahdha, alors à peine arrivé au pouvoir. Dix ans plus tard, au même endroit, c’est au tour du parti islamiste de donner de la voix après la dissolution du Parlement, décidée par Kaïs Saïed, le 30 mars. Pour certains, la situation n’est qu’un juste retour des choses : après avoir fait la pluie et le beau temps pendant dix ans, Ennahdha est aujourd’hui mis au ban.

Tout tient essentiellement à un bras de fer entre deux hommes : l’un, Kaïs Saïed, est président de la République, l’autre, Rached Ghannouchi, est à la tête de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), dissoute par la volonté du premier. Chacun se prévaut d’une légitimité électorale et puise ses arguments dans les textes constitutionnels, estimant, en somme, qu’il est le chef et qu’il agit au nom du peuple. L’inimitié entre le patron d’Ennahdha et le chef de l’État est telle que ce dernier a tout tenté pour écarter celui qu’il perçoit comme un obstacle à son projet politique de gouvernance par la base.

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Camouflet d’un côté, provocation de l’autre

Dès le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed s’arroge l’essentiel des pouvoirs et gèle le Parlement, sur la base d’une interprétation très libre de la Constitution. Rached Ghannouchi, dès lors, se voit privé de sa principale tribune. Devant le portail de l’hémicycle, dans la nuit du 25 juillet, un soldat posté à côté d’un char lui interdit l’accès à la coupole. L’image, symbolique s’il en est, signe une défaite personnelle de Rached Ghannouchi. Un camouflet public.

Ghannouchi se tait, observe, conteste calmement les décisions du président et patiente

Mais imaginer ce vieux briscard de la politique abandonner la partie serait bien mal connaître celui qui, trente ans durant, s’opposa à Bourguiba, puis à Ben Ali. Il se tait, observe, conteste calmement les décisions du président et patiente. Jusqu’au 30 mars, date à laquelle il tient une plénière à distance en indiquant que l’article 80 activé par Kaïs Saïed pour suspendre l’ARP permet également à cette dernière de rester en session permanente. Ce jour-là, une majorité de députés votent la levée des mesures exceptionnelles décidées par le président.

Une véritable provocation pour le locataire de Carthage. Le chef de l’État en appelle alors au Conseil national de sécurité avant de décider de dissoudre l’ARP. Une initiative qui profite à Rached Ghannouchi, puisqu’elle force Kaïs Saïed à assumer l’exercice solitaire du pouvoir et apporte de l’eau au moulin à ceux qui l’accusent d’avoir conduit un coup d’État.

Kaïs Saïed a pourtant largement bénéficié du rejet général des islamistes dans le pays, principal ressort du soutien populaire que recueillent ses décisions. Sans directement les citer, il utilise la forme passive ou des métaphores pour désigner ceux qu’il accuse d’agir dans l’ombre, d’ourdir les pires projets et de comploter contre le pays et le peuple.

Saïed est régulièrement consulté par le parti islamiste sur des points constitutionnels

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L’affaire Noureddine Bhiri, ancien ministre nahdhaoui de la Justice placé en résidence surveillée sur une base légale obscure, puis libéré le 7 mars, a d’ailleurs suscité fort peu de réactions au sein de l’opinion, signe que beaucoup ne tiendront pas rigueur au président de frapper les islamistes en-dessous de la ceinture. La confrontation entre Kaïs Saïed et Ennahdha a pourtant tout d’un clivage contre-nature.

Pression des instances internationales

Depuis 2011, le futur président, qui évoluait jusqu’alors à la périphérie du sérail, a plus d’une fois montré que ses idées conservatrices étaient tout à fait compatibles avec celles d’Ennahdha. Il est même alors régulièrement consulté par le parti islamiste sur des points constitutionnels. Et son accession au pouvoir en 2019 n’a pas été perçue comme une menace par Ennahdha, dont les cadres ont estimé n’avoir rien à craindre du nouveau chef de l’État.

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Des idées communes mais aussi un rejet de la figure tutélaire de Habib Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne, auront suffi à créer des liens. Tout naturellement, Ennahdha participera au triomphe électoral de Kaïs Saïed en lui apportant près d’1 million de voix au second tour de la présidentielle de 2019.

La plupart des familles politiques s’attendaient à un quinquennat consacré à la mise en place des structures constitutionnelles manquantes et à la poursuite du travail législatif. Il n’en a rien été : Kaïs Saïed, qui s’appuie sur un savoir livresque davantage que sur sa pratique de la politique, prend ombrage de l’influence intacte de Rached Ghannouchi, devenu le président de l’Assemblée le 13 novembre 2019.

Aucun des deux hommes n’envisage que l’avenir de la Tunisie puisse s’écrire sans lui.

Le président apprécie peu, d’abord, les rencontres régulières entre Ghannouchi et des partenaires étrangers, qu’il interprète comme autant d’empiètements sur ses prérogatives en matière de politique extérieure. Mais il reproche surtout à Ghannouchi d’avoir placé sous sa coupe l’ancien chef du gouvernement Hichem Mechichi, lui-même peu disposé à n’être que l’exécutant en chef d’un président qui l’a pourtant personnellement choisi. Au fil des mois, les liens se distendent, non sans que Rached Ghannouchi déplore de temps à autre l’absence de communication entre Le Bardo et Carthage. La crise institutionnelle s’installe.

Pendant près de dix-huit mois, la présidence, qui semble temporiser, prépare en réalité la première phase d’une offensive qui, depuis le 25 juillet 2021, a totalement changé la trajectoire du pays. Au point que moins d’un an après son coup de force institutionnel, Kaïs Saïed subit les pressions grandissantes des instances internationales qui lui reprochent d’avoir écarté la Tunisie de la voie démocratique. Mais le président persiste et signe, sûr de la légitimité de ses décisions.

En face, Rached Ghannouchi continue d’agir et de dénoncer les poursuites engagées par le parquet contre les anciens députés pour « atteinte à la sûreté de l’État ». À la légitimité populaire dont se prévaut le chef de l’État, le patron d’Ennahdha oppose la légitimité parlementaire, dans un pays où système présidentiel a souvent rimé avec pouvoir personnel. Une chose est sûre : aucun des deux hommes n’envisage que l’avenir de la Tunisie puisse s’écrire sans lui.

Le 22 avril, le président Kaïs Saïed s’est accordé le droit de nommer le chef de l’autorité électorale (Isie), réputée pourtant indépendante, à trois mois du référendum. La décision a provoqué une levée de boucliers au sein de la classe politique. De son côté, Ennahdha a dénoncé un président qui « continue de piétiner la constitution ».

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