Algérie – Tunisie : quand le business finance le terrorisme
En Tunisie, non loin de la frontière avec l’Algérie, le massif du Chaambi sert de repaire à des contrebandiers et à des groupes armés. Et souvent le business finance le terrorisme. Ambiance glauque garantie.
À 7 heures du matin, un vent glacial engourdit Bou Chebka, l’un des six points de passage frontaliers entre la Tunisie et l’Algérie. "Ne vous fiez pas au semblant de calme dans la région, les rumeurs que vous entendez à Tunis sont fondées. Le massif du Chaambi est vraiment une zone sensible, même si les terroristes ont certainement décampé depuis longtemps. On vient de découvrir que deux tunnels datant de l’époque coloniale, et qui passent sous la montagne, ont été rouverts… C’est comme cela que les années noires ont débuté en Algérie. J’étais déjà en poste ici, je sais de quoi je parle. Seule l’armée peut donner un tour de vis." Le douanier Salem refusera d’en dire plus. Il sera le seul, côté tunisien, à montrer une certaine inquiétude. Les habitants de Kasserine et de sa région, eux, semblent interpréter l’absence, ces derniers mois, d’incidents majeurs dans le djebel Chaambi comme un retour à la normale, une levée de l’alerte terroriste.
Cinq cents mètres de no man’s land plus loin, c’est l’Algérie. "Bienvenue à la wilaya de Tébessa", lance Yazid, agent de la police des frontières algérienne, après de nombreuses questions et une discrète mais systématique recherche d’explosifs, comme il le fait pour tous les véhicules qui franchissent le check-point. "Nous ne craignons pas ce qui vient de Tunisie, mais ce que tente d’introduire la Libye en passant par chez nos voisins tunisiens", assure-t-il avec un large sourire. Et s’il hausse la voix, c’est à cause du bruyant chassé-croisé des semi-remorques : "Il n’y a rien à craindre. Par ici passent surtout le ciment et la contrebande de denrées alimentaires ou de produits textiles. Les terroristes, eux, empruntent d’autres routes !" hurle-t-il, avec un geste vague en direction des montagnes, où l’on distingue le relais de télévision du Chaambi.
Du côté algérien de la frontière, on s’estime aussi mieux protégé – l’expérience… -, et mieux équipé pour contrer les plans des groupes armés. Certains en parlent même comme de gamins qui ne pourront pas tenir longtemps dans la montagne… "Nous ne sommes pas méfiants, mais prudents. Le terrorisme en Tunisie, ce n’est rien par rapport à ce que nous avons vécu dans les années 1990. Ici, les militaires ont pilonné et mis le feu au djebel Bou Bourana pour débusquer les jihadistes. Depuis, plus rien ne pousse ! Cela a commencé de la même manière peut-être, mais en Tunisie ce sont les militaires et l’État qui sont visés. Chez nous, ce sont les civils qui se faisaient égorger", assène Hadj Hassan, 45 ans, ancien contrebandier reconverti en chauffeur de taxi clandestin qui, pour 5 euros, assure l’aller-retour entre la frontière et la ville de Tébessa, à 35 km de Bou Chebka.
Trafic de semoule, de sucre, de lait en poudre…
Tout le long du trajet, la présence des tout-terrain du Groupement de gendarmerie nationale de Tébessa semble dissuasive. Pourtant, ici, peu de Tunisiens franchissent la frontière officiellement. Le plus gros du mouvement est celui du trabendo (contrebande). Pour tenter de freiner ce flux clandestin de marchandises, les forces de l’ordre algériennes s’échinent à obstruer aussi souvent qu’elles le peuvent les accès aux pistes. Lesquels sont aussitôt déblayés par les trafiquants, quand ce n’est pas par les agriculteurs.
Chacun ici a une histoire à raconter sur les folles équipées des gnatria ("contrebandiers") algériens, qui font passer en Tunisie du sucre, de la semoule et du lait en poudre – produits subventionnés par l’État -, et ramènent des pâtes, des médicaments, du concentré de tomates, des boissons gazeuses et du halva local. Sur le parcours, quelques éclaireurs et des chauffeurs aguerris garantissent la bonne marche des opérations, que le terrain facilite. Il suffit de franchir le col d’El-Khanga, à une dizaine de kilomètres au-dessus de Tébessa, et de prendre n’importe quelle piste vers l’est, la Tunisie est toujours au bout du chemin.
>> Lire aussi : Tunisie – Algérie : la frontière de tous les trafics
"Les gens cherchent à faire de l’argent facile, c’est normal", explique un épicier installé près de la gare routière de Tébessa. Depuis quelque temps, la ville (200 000 habitants) renoue avec sa vocation agricole, de même qu’elle préserve et bichonne ses vestiges romains, son principal attrait, devenus lieux de promenade. Mais elle semble surtout débordée par les constructions anarchiques et les détritus, sans parler de la circulation chaotique.
C’est l’effet secondaire de la contrebande… Les anciens émirs ont rasé leur barbe, empoché les bénéfices de tous les trafics qui soutenaient le terrorisme et ouvert des commerces. "Cela a été très rapide, souvent incontrôlable. Et incontrôlé. Les autorités ferment les yeux, car la priorité est de contenter la population, quitte à contourner la loi si cela peut éviter des troubles, surtout en période électorale", tempête Nejmeddine, un commerçant tébessois. Et de continuer de maugréer qu’il aurait été plus simple de désigner Bouteflika président à vie, qu’au moins les choses auraient été claires, que tout le monde aurait été plus tranquille… D’ailleurs, il jure qu’il n’ira pas voter le 17 avril et répète combien il envie à ses voisins de l’est leur révolution.
Le "grand frère algérien"
"Même si on a beaucoup exagéré les dangers de cette liberté retrouvée, il n’en reste pas moins que, pour juguler le terrorisme et la contrebande, il faut éduquer les Tunisiens à signaler tout mouvement qui sort de l’ordinaire, en particulier les regroupements de forces à leurs frontières. Parce que, finalement, la Libye est devenue une source de problèmes même chez nous", constate Taïeb Hazourli, un homme d’affaires qui, même au plus fort du soulèvement de 2011, n’a jamais cessé de commercer avec la Tunisie.
Dans tous les cas, ce qu’elle vit semble ne laisser indifférent aucun des habitants de la région, qui, presque tous, ont de la famille en Tunisie et ne perdent pas une miette des journaux de Nessma TV. À Tébessa, sans doute plus que nulle part ailleurs en Algérie, on considère que le sort des deux pays est intimement lié.
"Fil sara wa el dhara" ("Pour le meilleur et pour le pire"), avait déclaré fin janvier le Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal lors de la cérémonie de promulgation de la Constitution tunisienne. "Les Tunisiens nous qualifient volontiers de "grand frère algérien". Et pour nous ils sont les seuls frères. Nous n’oublions ni leur soutien à notre lutte nationale ni qu’ils nous ont offert une terre d’asile pendant la décennie noire. Ce serait peut-être à notre tour de les aider", suggère Nasser Benhadda, un employé de la wilaya. Pour lui, il ne s’agit pas seulement d’assurer le contrôle et la sécurité aux frontières, mais aussi de contribuer plus sérieusement à empêcher la contrebande, qui finance les extrémistes. Comment ? Étant donné que, désormais, l’Algérie est riche, elle pourrait par exemple fournir gracieusement, pendant cinq ou dix ans, une certaine quantité d’hydrocarbures à la Tunisie, de sorte que les trafics de carburant seraient tués dans l’oeuf. À voir…
Pour l’heure, le rationnement de l’essence à la pompe semble être sans effet. Le marché tunisien est trop lucratif pour ne pas laisser le trafic prospérer et les passeurs filer – ils ne sont de toute façon que du menu fretin, alors que les chefs de réseau sont connus de tous. En revanche, des deux côtés de la frontière, on livre désormais une chasse sans merci aux trafics d’armes et de drogue. Mais traquer les hommes dans le maquis n’est pas le plus important. "Ce qui est essentiel, insiste un officier de la gendarmerie de Tébessa, c’est que les forces de sécurité tunisiennes fassent le lien entre trafic transfrontalier et terrorisme." C’est-à-dire que les Tunisiens remontent résolument et avec acharnement les filières, sans avoir peur de ce qu’ils vont découvrir en cherchant qui les finance et qui donne les ordres. Car à Tébessa, comme chez la plupart des frontaliers, on reste persuadé que l’extrémisme n’a pas sa place en Tunisie.
Zone d’éradication prioritaire
Les services de sécurité algériens surveillent les activistes du massif tunisien du Chaambi comme du lait sur le feu. C’est ce qui a permis à une unité du Groupement des gardes-frontières (GGF) d’intercepter puis de détruire, le 14 mars, à 40 km au sud de Tébessa, 2 véhicules. À bord, les 7 hommes lourdement armés (grenades offensives, kalachnikovs, stocks de munitions de différents calibres…) ont été tués. Composé essentiellement de Tunisiens, le groupe était dirigé par Djebbar Abdelkamel, alias Abou Djaafar, un Algérien commanditaire de plusieurs attentats dans la région et recherché depuis une dizaine d’années. Selon les premiers éléments de l’enquête, le commando envisageait une attaque-suicide contre une zone commerciale ou un site industriel, avec prise d’otages à la clé. Cette année, le dispositif sécuritaire de la gendarmerie de la wilaya de Tébessa est encore renforcé, avec l’implantation d’une section héliportée à El-Aouinet, d’une troisième unité de GGF à El-Ma Labiod (en plus de ceux de Bir el-Ater et El-Aouinet) et de 10 nouveaux postes avancés (en plus des 15 existants). Le dispositif comprend en outre 28 brigades, une compagnie de recherches et d’investigations, ainsi qu’une section régionale motorisée. Cherif Ouazani
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