Tunisie : avec Jomâa, la revanche des diplomates

Mis à rude épreuve par les errements de l’ex-troïka au pouvoir, ils forment désormais l’ossature du gouvernement de Mehdi Jomâa, qui a fait de la restauration de l’image de la Tunisie l’une de ses priorités.

Mehdi Jomâa (à g.), Mongi Hamdi (debout), ministre des Affaires étrangèes et Hatem Attalah. © Hichem

Mehdi Jomâa (à g.), Mongi Hamdi (debout), ministre des Affaires étrangèes et Hatem Attalah. © Hichem

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 8 avril 2014 Lecture : 7 minutes.

Après Alger, Rabat, Abou Dhabi, Riyad et Doha, Mehdi Jomâa est attendu à Washington, du 2 et 4 avril, à l’invitation du président américain, Barack Obama. Ce sera l’ultime étape et le point d’orgue d’un marathon diplomatique entamé au lendemain de son entrée en fonction, le 27 janvier. Le Premier ministre tunisien, qui a multiplié les contacts de haut niveau – avec John Kerry, le secrétaire d’État américain, ou avec Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères -, semble avoir fait de la restauration de l’image extérieure de la Tunisie l’une de ses priorités. Quitte à marcher sur les plates-bandes du président provisoire, Moncef Marzouki. La géographie de ses déplacements et leur timing suggèrent l’envie de redonner une direction ferme, cohérente et réfléchie à une action diplomatique qui manquait cruellement de cap.

Les deux années qui viennent de s’écouler ont mis les nerfs des diplomates à rude épreuve. La rupture des relations avec Damas, décidée le 4 février 2012 de manière cocasse et intempestive par le président Marzouki sans en aviser le ministère des Affaires étrangères, la passivité des forces de l’ordre le 14 septembre 2012 lors de l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis par des salafistes, la brouille avec l’Égypte et les Émirats arabes unis autour du cas du raïs islamiste destitué Mohamed Morsi en septembre 2013 : autant d’événements qui ont sérieusement écorné l’image de la Tunisie. "Les dirigeants de la troïka ont fait preuve d’un mélange d’amateurisme, de naïveté et de démagogie, juge un ancien ambassadeur, aujourd’hui à la retraite. Amateurisme quand, au mépris des usages, Moncef Marzouki choisit de snober Alger pour sa première visite à l’étranger en se rendant à Tripoli. Naïveté quand le gouvernement de Hamadi Jebali s’imaginait que l’argent qatari [qui n’est d’ailleurs jamais arrivé, NDLR] suffirait à faire repartir une économie exsangue. Démagogie quand le gouvernement, pour montrer son soutien indéfectible à la cause palestinienne, décide de s’afficher aux côtés des radicaux du Hamas et de dérouler le tapis rouge à Ismaïl Haniyeh. La Tunisie a donné l’impression qu’elle tournait le dos aux fondamentaux de sa politique étrangère. Elle a indisposé gratuitement ses amis et ses partenaires traditionnels, au moment où elle en avait le plus besoin. Le tout dans une ambiance de guerre de tranchées, avec une rivalité et des surenchères permanentes entre, d’une part, Marzouki et Rafik Abdessalem [alors ministre des Affaires étrangères], et, d’autre part, Hamadi Jebali et Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha…"

Les caisses de l’État sont vides, l’économie tourne au ralenti, l’endettement extérieur a crû de manière vertigineuse.

la suite après cette publicité

Des ministres polyglottes

Mehdi Jomâa veut lever les équivoques, dissiper les malentendus. C’est le message qu’il est allé porter aux dirigeants des pays du Golfe et qu’il ira répéter aux Américains. La Tunisie a besoin d’appuis pour se sortir de la mauvaise passe qu’elle traverse. Les caisses de l’État sont vides, l’économie tourne au ralenti, l’endettement extérieur a crû de manière vertigineuse – 25 milliards de dinars (11,4 milliards d’euros) ont été empruntés depuis la révolution, et il en manquerait encore 5 à 6 pour boucler le budget 2014. Pour regagner du crédit, il faudra montrer patte blanche. Rassurer. Le casting gouvernemental obéit à cette logique. Faut-il s’en étonner ? L’un de ses architectes n’est autre que Ghazi Jomâa, frère aîné et conseiller officieux du Premier ministre, qui fut ambassadeur en Turquie, en Argentine et à New York auprès de l’ONU.

Nombre de ministres "technocrates" ont donc été choisis en fonction de leur expérience à l’international et sont polyglottes, comme le chef du gouvernement lui-même, qui a travaillé pendant presque vingt ans pour Hutchinson Aerospace, filiale du groupe Total. Rompu aux négociations multilatérales, Hakim Ben Hammouda, son "superministre" de l’Économie, des Finances et du Développement économique, est un ancien de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la Banque africaine de développement (BAD). Son homologue de l’Agriculture, Lassaad Lachaal, est lui aussi issu de la filière BAD. Taoufik Jelassi, le ministre de l’Enseignement supérieur, a été président du conseil d’administration de l’opérateur Tunisiana et a enseigné dans les plus prestigieuses universités françaises et américaines. Kamel Ben Naceur, son collègue de l’Industrie, de l’Énergie et des Mines, diplômé de Polytechnique Paris et de l’École normale supérieure, a fait l’essentiel de sa carrière chez Schlumberger et a été détaché pendant plusieurs années comme expert auprès de l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

Mongi Hamdi en tandem avec Hatem Atallah

la suite après cette publicité

Le ministre des Affaires étrangères, Mongi Hamdi, 54 ans, est lui aussi un "multilatéraliste patenté". Fonctionnaire international, il a travaillé pendant un quart de siècle pour l’ONU, au secrétariat général, à New York, entre 1988 et 1998, puis au siège de Genève, notamment à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). Très apprécié dans le cénacle des diplomates internationaux, il tutoie son homologue algérien Ramtane Lamamra, qu’il a longuement côtoyé durant son séjour dans la métropole américaine. Il n’aura aucun mal à faire oublier deux prédécesseurs, l’indélicat Rafik Abdessalem (poussé vers la sortie après la révélation du scandale du "Sheratongate") et le fantomatique Othman Jarandi, qui lui avait succédé en mars 2013.

Mongi Hamdi travaillera en tandem avec Hatem Atallah, le conseiller diplomatique de Mehdi Jomâa, qui a été ambassadeur à Washington, Londres, Pretoria et Addis-Abeba. C’est une nouveauté. "Les deux anciens Premiers ministres Hamadi Jebali et Ali Larayedh avaient des cabinets pléthoriques, mais n’avaient pas de conseiller diplomatique à plein temps, explique un ambassadeur tunisien toujours en poste. La création d’un pôle diplomatique fort et la mise en cohérence de son action avec la politique globale du gouvernement constituent des changements significatifs. Mehdi Jomâa veut peser sur la politique étrangère…"

la suite après cette publicité


Depuis son entrée en fonction, le 27 janvier, Mehdi Jomâa multiplie les contacts de haut
niveau. ici avec le secrétaire d’État américain, John Kerry, le 18 février à Tunis. © Hichem

Incompétence des ambassadeurs

Un dossier épineux attend le nouveau chef de l’exécutif tunisien : la révision des nominations partisanes opérées par ses prédécesseurs dans le corps des ambassadeurs et des consuls. Les syndicats des personnels du ministère des Affaires étrangères exigent une remise à plat. Fait inédit dans les annales diplomatiques, ils ont observé une grève le 8 novembre 2013 pour protester contre l’attitude de la tutelle et le blocage des négociations statutaires. La question est sensible : ne rien faire reviendrait à prêter le flanc à la critique des ultras de l’opposition, qui estiment que Jomâa reste l’otage des islamistes, qu’il a pactisé avec eux pour leur garantir l’immunité. Mais, en même temps, il doit éviter de donner le sentiment de lancer une chasse aux sorcières. Il ne peut pas se permettre de se mettre à dos Ennahdha, dont la neutralité bienveillante est indispensable à la réussite de la transition. Une "purge" enverrait un mauvais signal, surtout qu’un accord en bonne et due forme a été entériné, sous le gouvernement Jebali, pour instaurer un quota de 5 % de chefs de poste sur critères politiques. C’est cette procédure qui a, par exemple, permis la nomination d’Adel Fekih, actuel ambassadeur de Tunisie à Paris, proposé par Ettakatol, le parti du président de la Constituante, Mustapha Ben Jaafar.

Pour l’instant, le Premier ministre va vraisemblablement choisir de s’offrir le temps de la réflexion. Le traditionnel mouvement diplomatique de l’été sera scruté à la loupe. D’ici là, Mehdi Jomâa et Mongi Hamdi pourraient s’atteler au règlement des quelques cas réellement préoccupants. "Cinq ou six ambassades posent vraiment problème, décrypte un initié. Par exemple, celles de Berne, Genève, Tripoli ou Riyad. Moins à cause du caractère politique de ces nominations qu’en raison des compétences – ou plutôt de l’incompétence – des intéressés.

Ambassades et consulats étaient même mis à contribution dans la traque des opposants exilés et la surveillance de la diaspora.

Chacun en a maintenant conscience, y compris les dirigeants de la troïka." Karim Azouz, consul général de Tunisie à Paris, ancien représentant d’Ennahdha dans la capitale française, qui fait l’objet de violentes attaques émanant de certaines associations de la diaspora, doit-il se sentir menacé ? Pas obligatoirement, d’après notre source : "Sa nomination relevait certainement d’une maladresse, voire d’une erreur d’appréciation politique. Mais il n’a commis aucun impair. Sur le fond, son bilan n’est pas attaquable…" 

"Nettoyage" contre-productif

La diplomatie tunisienne a subi de plein fouet l’onde de choc de la révolution. L’outil diplomatique, théoriquement synonyme de neutralité, avait été perverti par l’ancien régime. Ambassades et consulats étaient même mis à contribution dans la traque des opposants exilés et la surveillance de la diaspora. Nombre de diplomates de carrière, qui pouvaient légitimement aspirer à devenir chefs de mission diplomatique, ont vu leur ascension contrariée par les "parachutages politiques". Une ambassade, de préférence dans un pays européen, était fréquemment proposée en "lot de consolation" aux ministres évincés par Ben Ali. D’autres ont joué la carte de la politisation à outrance. Le gouvernement Béji Caïd Essebsi a, en 2011, pris la décision d’abaisser l’âge de la retraite à 60 ans et de la rendre automatique, ce qui a permis d’écarter "mécaniquement" la plupart des ambassadeurs ayant appartenu à la "génération Ben Ali" et a incité au renouvellement du corps. Mais ce "nettoyage", qui a provoqué le départ de diplomates chevronnés, a aussi créé un "gap", une raréfaction des compétences.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires