Maghreb : Ô Rap ! Ô désespoir !

De Rabat à Tripoli, ils traduisent, avec des paroles parfois très crues, la colère et les frustrations de la jeunesse face à l’oppression et à l’injustice, mais aussi sa désillusion née des ratés du Printemps arabe. Radioscopie de la scène hip-hop maghrébine.

Issa Ben Dardaf utilise de nombreuses armes comme accessoires dans ses clips. © DR

Issa Ben Dardaf utilise de nombreuses armes comme accessoires dans ses clips. © DR

Publié le 10 avril 2014 Lecture : 6 minutes.

Bis repetita placent. Le 14 janvier dernier, le rappeur tunisien El Général – Hamada Ben Amor de son vrai nom – remettait le couvert en sortant sur les réseaux sociaux Raïs Lebled 2 ("le président du pays 2"). Comme dans le premier opus, paru fin 2010, au moment même où s’enchaînaient les événements révolutionnaires, il s’agit d’un réquisitoire contre le président : hier Zine el-Abidine Ben Ali, aujourd’hui Moncef Marzouki. La date anniversaire du départ de "Zaba" n’a pas été choisie au hasard, et El Général ne se prive pas de "clasher" l’actuel chef de l’État, surnommé Malsouki : "2014 et c’est toujours la même situation, les mêmes problèmes, la même souffrance / On a viré les Trabelsi et à leur place on a mis de nouveaux Trabelsi. Ils vivent dans le palais présidentiel et nous, nous dormons dans le froid […]. Nous vous avons fait confiance, mais vous avez tué notre révolution au gun." Pour le "rappeur de la révolution", érigé un peu vite en symbole – le magazine Time en a fait l’une des 100 personnalités les plus influentes de 2011 -, les premiers bilans s’écrivent en gris et noir.

L’itinéraire d’El Général peut se lire comme le récit d’une désillusion. Jusque-là inconnu du grand public, Hamada met en ligne, en décembre 2010, sur sa page Facebook, la chanson qui le rendra mondialement célèbre. Le clip s’ouvre sur une archive télévisuelle montrant Zaba, cheveux noir de jais, apostrophant un écolier visiblement terrorisé par le "grand homme". Comme la totalité des chansons évoquées dans cet article, Raïs Lebled peut facilement être retrouvé sur YouTube, la plateforme vidéo qui est, de loin, la première scène des musiques urbaines dans le monde arabe. Relayé par les réseaux sociaux, le titre-réquisitoire déroule une complainte combinant pathos et un catalogue des problèmes sociaux : inégalités, corruption, violences policières, toutes choses jusque-là taboues.

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Hamada devient une icône

Le sentiment d’oppression décrit par l’artiste tunisien se retrouve dans les textes de la plupart de ses compères du Maghreb. Surveillé par la police politique, censuré sur sa page Facebook, Hamada, étudiant en pharmacie, 21 ans à peine, est même arrêté brièvement par la police au plus fort de la contestation. Avec la révolution, il devient une icône que les médias et les partis politiques s’arrachent. Certains trouvent ses textes un poil conservateurs, d’autres vont plus loin et l’accusent de compagnonnage avec les islamistes d’Ennah­dha. Pourtant, El Général n’a pas à proprement parler de discours politique. Issu de la petite classe moyenne de Sfax, il habite encore chez ses parents au moment de la révolution. Sa mère gère une petite papeterie, elle porte le voile. Lui-même a tenté d’émigrer clandestinement vers l’Europe à l’âge de 17 ans pour, dit-il, "sentir un air pur. Je ne pouvais pas respirer en liberté". Il n’est peut-être pas un symbole, mais un exemple vivant des frustrations et des rêves de toute une jeunesse.

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Au Maroc aussi, où une scène hip-hop a commencé à émerger dans les années 1990, les artistes adeptes de ce style musical cristallisent des antagonismes politiques, pris malgré eux dans le tourbillon du Printemps arabe. La presse s’est beaucoup interrogée sur leur présence (et surtout leur absence) dans les rangs des manifestations du Mouvement du 20-Février. Dans un article au titre provocateur, "Alors, "Nayda" ?" (terme générique que l’on peut traduire par "ça bouge" et désignant la tentative de Movida marocaine qui a suivi l’accession au trône de Mohammed VI), la journaliste de TelQuel Ayla Mrabet réfute les généralisations sur la "jeune scène musicale" : "La "Nayda" n’existe pas. Galvaudé par les médias, ce mot-valise, voulu pour désigner un mouvement de musiques urbaines au Maroc, a mis dans le même sac des groupes fondamentalement différents." "Parler d’un seul et même mouvement relève de la paresse intellectuelle", confirme Réda Allali, chanteur de Hoba Hoba Spirit. Ce dernier groupe, aux influences plutôt reggae et folk, s’est fait remarquer, en 2011, avec une reprise rock du poème La Volonté de vivre, d’Abou el-Kacem Chebbi, qui fait partie de l’hymne national tunisien. Un clin d’oeil appuyé à la révolution tunisienne que Hoba Hoba Spirit a assumé, en dépit de la frilosité de la majorité des rappeurs marocains.

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Quatre mois, puis un an de prison pour Lhaqed

Dans le royaume où tout change en douceur, la scène hip-hop ne s’est pas levée en masse pour appeler à la révolution. Au printemps 2011, Don Bigg, la plus grande star locale, s’est même illustré avec Mabghitch ("je ne veux pas"), un titre choc doublé d’un vidéoclip à la réalisation très léchée. Bentley et Mercedes rutilantes, mise en scène très pro, effets spéciaux, celui qui se faisait appeler L’Khasser ("celui qui parle mal") y dit son rejet du chaos, de l’aventurisme. Dans son style châtié : "Je ne veux pas me la faire mettre." Surtout, Don Bigg renvoie dos à dos les "barbus" et "les mangeurs de ramadan", allusion à peine voilée à l’attelage hétéroclite du Mouvement du 20-Février. À ce discours plutôt loyaliste – Bigg, qui a été courtisé par de nombreux partis, est le neveu de Milouda Hazeb, cadre dirigeante du Parti Authenticité et Modernité (PAM) -, certains amateurs de rap contestataire préféreront les punchlines (textes chocs) de Lhaqed, nom de scène de Mouad Belghouat.

Ce dernier a été happé deux fois par la justice en 2012 : quatre mois ferme, qu’il avait déjà purgés, lors de sa première condamnation pour outrage à la police en janvier, puis un an de prison ferme, en mai de la même année, pour une sombre affaire de coups et blessures. Le récit rétrospectif veut que Lhaqed ait payé son engagement aux côtés du 20-Février. La justice a retenu contre lui une chanson antiflics, sobrement intitulée Klab Addawla ("les chiens de l’État"). Sa deuxième condamnation confirme, pour ses partisans, que Mouad a été victime d’un acharnement du système.

En Tunisie aussi, les rappeurs sont souvent en délicatesse avec les autorités postrévolutionnaires. Devenu célèbre en France, Weld El 15 a payé de sa liberté les paroles très crues de ses chansons antipolice, un grand classique du genre. Dans le pays, l’hostilité entre la police et les jeunes chanteurs est telle que tous les coups semblent permis. D’un côté, certains, comme Weld El 15, n’ont pas peur de menacer les policiers de les "égorger comme le mouton de l’Aïd". De l’autre côté, la police n’hésite pas à "monter" des dossiers (vol, violences et surtout détention de haschich) pour contraindre aux silences ces insolents.

En Libye, où quarante-deux années de doctrine Kadhafiste ont banni toute expression occidentale, le "Rab", comme on l’appelle sur place, est un genre encore nouveau. Il mêle, comme dans les autres pays maghrébins, dialectes locaux, influences gangsta et old school rap. Après une année 2011 très marquée par la figure honnie de l’ex-"Guide", et où les textes étaient autant de déclarations d’amour à Benghazi, à Tripoli ou au djebel Nefoussa, de nouveaux titres assument une parodie des bad boys américains, chez qui le whisky coule à flots, et les armes de guerre, kalachnikovs, fusils 14,5 et hélicoptères font partie du décor, comme dans le clip d’Issa Ben Dardaf I’m Genius. Le contexte guerrier et la dissémination des armes jouent bien sûr un rôle. Dans tous les pays, la scène rap recoupe les lignes de fracture politiques. Il serait illusoire de croire que tous les rappeurs sont des contestataires plutôt libéraux.

L’univers des rappeurs arabes, pétri de contradictions

Au-delà de la dureté des propos, qui peuvent relever de l’incitation à la violence dans les législations liberticides des pays maghrébins, les rappeurs sont aussi conservateurs (parfois), misogynes (souvent) et islamistes (de plus en plus). Les textes de l’Algérien Lotfi Double Kanon, ceux du Marocain Muslim ou du Tunisien Psyco-M sont bourrés de références à la morale, à la religion, voire, comme dans Marionnette de ce dernier, aux différentes théories du complot "sioniste, franc-maçon, néoconservateur et illuminati". Comme le note, dans le magazine en ligne OrientXXI, le sociologue Yves Gonzalez-Quijano, l’orientalisme "invente un rap idéal […]. Le rappeur arabe est donc jeune, révolté, et forcément laïc. L’image est belle, rassurante même… Sauf qu’elle est très partielle. Dans le monde arabe, le rap ne saurait se confondre avec cette scène musicale idéalisée où les "bons rebelles" affrontent, le verbe haut, les "méchants islamistes". L’univers des rappeurs arabes est complexe et pétri de contradictions". Au Maghreb comme ailleurs, les rappeurs et leurs textes restent rétifs au romantisme. L’image de "porte-voix" de la révolution ne résiste pas à la lecture de leurs textes. Encore faut-il se donner la peine de les écouter et de les traduire.

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