Littérature : Ayana Mathis, une voix de l’Amérique

Poétesse au regard acéré, Ayana Mathis signe Les Douze Tribus d’Hattie. Un roman choral puissant, qui évoque l’histoire des États-Unis à travers le parcours d’une Africaine-Américaine entre les années 1920 et les années 1980.

L’oeuvre d’Ayana Mathis a été acclamée par Oprah Winfrey. © Dr

L’oeuvre d’Ayana Mathis a été acclamée par Oprah Winfrey. © Dr

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Publié le 22 mars 2014 Lecture : 4 minutes.

"Les paupières des deux enfants étaient gonflées et rougies par les petits vaisseaux qui avaient éclaté. Ils ne respiraient que superficiellement. Leur poitrine se levait et retombait trop vite. Hattie ne savait pas si Philadelphia et Jubilee avaient peur, ni s’ils comprenaient ce qui leur arrivait. Elle ne savait pas comment les réconforter, mais elle voulait que sa voix fût la dernière perçue par leurs oreilles, que son visage fût le dernier dans leurs yeux." Le premier chapitre des Douze Tribus d’Hattie, roman de l’Africaine-Américaine Ayana Mathis, est d’une intensité émotionnelle presque insoutenable. "Les premières pages d’Ayana Mathis m’ont coupé le souffle, écrivait à ce propos Oprah Winfrey dans O Magazine. Je ne me souviens pas d’avoir lu quelque chose qui m’ait autant émue depuis les livres de Toni Morrison." Aurait-il été possible de poursuivre la lecture si les chapitres suivants avaient été aussi mélodramatiques ? Pas sûr. Mais la résilience d’Hattie, que l’écriture d’Ayana Mathis évoque par touches successives, estompe peu à peu l’horreur d’une vie adulte commencée dans la misère et un froid de mort.

Roman choral racontant le parcours d’une femme africaine-américaine entre les années 1920 et les années 1980, Les Douze Tribus d’Hattie sont composées de dix chapitres qui sont comme autant de nouvelles incisives sur une époque ou un moment particulier de l’histoire américaine. Consacrés aux cinq fils, aux six filles et à la petite-fille d’Hattie, ces chapitres dressent à la fois le portrait d’une femme, celui d’une communauté, celui d’un pays. "Cette structure est un accident heureux, confie Ayana Mathis. Au début, je n’avais pas réalisé que j’écrivais un roman : je travaillais sur des nouvelles. Une fois parvenue à la troisième ou à la quatrième, j’ai réalisé que les personnages étaient tous membres d’une même famille !"

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"Post-racial"

Floyd le musicien homosexuel, Six le prêcheur habité par la parole de Dieu, Ruthie la fille de l’amant élevée par le mari, Ella la bouche de trop abandonnée et confiée à la soeur stérile qui a les moyens, Alice et Billups les gosses abusés sexuellement, Franklin le soldat parti combattre au Vietnam, Bell la fille rebelle qu’on ne voit plus, Cassie la fille-mère psychologiquement instable, son enfant Sala chantant Amazing Grace a cappella avant le sermon, à l’église… C’est à travers tous ces yeux, leur amour et leurs reproches que le personnage d’Hattie apparaît dans toute sa complexité, à différentes étapes de sa vie. "En écrivant sur les enfants d’Hattie, j’ai cherché à les saisir dans des moments particulièrement intenses de leur existence", signale Mathis. Épouse insatisfaite, maîtresse éphémère, Hattie est avant tout mère, comme elle peut, avec les moyens du bord : "Et il y avait eu tant de bébés : des bébés qui pleurent, des bébés qui commencent à marcher, des bébés à nourrir, des bébés à changer. Des bébés malades, des bébés brûlants de fièvre."

Ce magnifique portrait de femme, dans un livre où les hommes – combinards minables, pères infidèles ou violents, ratés colériques – n’ont pas le beau rôle, est certes un roman sur la vie quotidienne des Africains-Américains au cours du XXe siècle, mais il n’appartient pas à la littérature de combat ou de libération. "Post-racial", voilà le terme qui le définit au mieux. "Toni Morrison a créé une jurisprudence incroyable comme écrivain, en termes de technique et de talent, et comme écrivain s’attachant à la vie des femmes noires. Le travail qu’elle a accompli a permis à toute une génération de romanciers de développer le caractère de leurs personnages sans avoir à se concentrer exclusivement sur les questions de race ou à décrire le quotidien noir", soutient Ayana Mathis. Elle-même ne se sent pas liée par une quelconque obligation communautaire : "Je suis, bien sûr, une Africaine-Américaine, et je suppose que mon travail explorera toujours la vie des Noirs. Écrire sur des personnages blancs ne m’intéresse pas particulièrement. Cela étant dit, je ne me considère pas comme une auteure africaine-américaine. Cette distinction est anachronique et, d’une certaine manière, dangereuse. Je me considère plutôt comme une écrivaine américaine."

Réalisme

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Pour anodine qu’elle puisse paraître, cette distinction est la garantie d’une grande liberté de ton. Malgré son empathie réelle pour la masse opprimée des siens, Mathis ne se sent aucune obligation ni fausse pudeur vis-à-vis d’eux : même victime du pire des racismes, un Noir peut de son propre fait devenir un parvenu minable. Poétesse au regard acéré, elle n’épargne personne et excelle dans la description crue des contradictions, des faiblesses, des évolutions et des reniements de ses personnages. Ainsi d’Alice, fille d’Hattie ayant fait un bon mariage : "Tu as voulu t’acheter une bonne conscience. Et qu’est-ce que tu y as gagné ? Regarde-toi, Alice. Tu es devenue une sorte de snobinarde noire arrogante, trônant dans cette grande maison, défoncée aux pilules que te donne Royce, et tu traînes d’une pièce à l’autre comme un zombie en regardant à la fenêtre. Laisse tomber, Alice." Hattie elle-même est loin d’être une mère modèle entièrement dévouée à ses enfants : elle refuse que sa fille Cassie prenne des cours de piano, même gratuits, se montre intraitable, volage, stricte, violente et souvent trop fière.

Les Douze Tribus d’Hattie racontent les États-Unis du XXe siècle. Comment Ayana Mathis juge-t-elle ceux du XXIe siècle, ceux de Barack Obama ? Avec réalisme. "Voir une famille noire à la Maison Blanche a quelque chose de remarquablement puissant. Et, bien sûr, des avancées incroyables inimaginables sous Bush ou sous n’importe quel républicain ont eu lieu sous la présidence d’Obama. L’Affordable Care Act, en dépit de ses difficultés, ou la reconnaissance du mariage homosexuel. Mais la prison de Guantánamo est toujours ouverte, et il existe toujours de gros problèmes en matière d’éducation et de programmes d’aide pour les personnes à faible niveau de revenu." Plus que pour les Africains-Américains, c’est peut-être pour tous ces derniers, dont le quotidien n’est pas une évidence, que la jeune auteure écrit.

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