Russie : quand l’Empire contre-attaque
L’annexion de la Crimée bénéficie d’un fort soutien populaire. C’est la preuve d’une montée en puissance du sentiment nationaliste dans l’opinion. Et la démonstration des dommages causés par l’absence de débat sur le passé soviétique du pays.
Défenseur des militants pour les droits civiques, l’avocat moscovite Dmitri Agranovski sait ce qu’affronter Vladimir Poutine veut dire : il ne fait que ça depuis des années. Mais ça, c’était avant. Car depuis que le président russe défie l’Occident en Crimée, il se tient fermement à ses côtés. À l’instar de la grande majorité de ses compatriotes. "Revanche pour la mère patrie !!!!" a-t-il peu sobrement commenté sur Twitter. Il a aussi posté sur le réseau social des images de camions militaires du côté de Simferopol accompagnées d’une prière pour la protection de "notre armée" et de cette exhortation exaltée : "Lève-toi, grand pays ! Engage le combat à mort contre les forces obscures du fascisme et de la horde maudite !"
En prenant le contrôle de la Crimée, Poutine a certes provoqué en Occident un mélange d’indignation et de perplexité, mais il a aussi ressoudé les rangs des Russes autour de lui. Juste avant le référendum du 16 mars, Levada, l’institut de sondages le plus indépendant du pays, a révélé que 70 % des personnes interrogées estiment que la sécurité des russophones de Crimée est mise en péril par des bandits et des nationalistes ukrainiens, ou, à tout le moins, que leurs droits sont clairement bafoués. De même, 67 % des sondés sont convaincus que l’aggravation de la situation en Crimée est l’oeuvre des nationalistes ukrainiens. Ils ne sont que 2 % à mettre en cause le gouvernement russe. "La campagne de propagande et de désinformation sans précédent depuis la fin de l’ère soviétique entreprise par Poutine a eu un impact considérable et entraîné un soutien massif à sa politique envers l’Ukraine, commente Levada. Cette tactique de manipulation de l’opinion a abouti à la mobilisation d’une large fraction de la population et réveillé ses complexes impériaux assoupis."
"Symboliquement, le régime soviétique est toujours en vie"
L’affaire de Crimée a exalté les sentiments d’insécurité, de colère et de perte qui prévalent chez les Russes depuis la chute de l’URSS. La pierre angulaire du soutien populaire dont bénéficie Poutine est la conviction largement partagée que la Russie n’aurait jamais dû perdre la Crimée. Chacun sait que c’est Nikita Khrouchtchev, l’ancien numéro un soviétique, qui, en 1954, fit cadeau de la péninsule à l’Ukraine. Pourtant, c’est le défunt Boris Eltsine qui est plus généralement blâmé pour cela : en tant que président de la Fédération de Russie, c’est lui qui, en 1991, de concert avec les autres présidents des ex-Républiques soviétiques, entérina le rattachement à l’Ukraine.
Ce souvenir douloureux contribue aujourd’hui à la diabolisation dont est victime Eltsine. Pendant les dix années de sa présidence, la Russie fut secouée par plusieurs chocs économiques, d’incessantes luttes intestines et la prolifération de la corruption. De nombreux Russes furent totalement ruinés par l’hyperinflation et la crise financière, tandis qu’une poignée d’oligarques faisaient fortune en une nuit. Comment n’éprouveraient-ils pas de la nostalgie pour les temps soviétiques ?
L’Occident est convaincu que le régime soviétique a pris fin en 1991. Mais symboliquement, il est toujours en vie.
"L’Occident est convaincu que le régime soviétique a pris fin en 1991. Mais symboliquement, il est toujours en vie", analyse Andreï Zubov, l’historien libéral qui fit scandale il y a trois semaines en comparant l’annexion de la Crimée par Poutine à celle de la région tchécoslovaque (et germanophone) des Sudètes par Hitler, en 1938. Il soutient que, depuis dix ans, l’Ukraine, en ouvrant ses archives et en débattant publiquement de la famine et des déportations sous Staline, a réussi à jeter par-dessus bord son passé soviétique. Ce que la Russie n’a jamais réussi à faire. La majorité de ses citoyens tremble à l’idée d’un tel bouleversement. "Voir la révolution en Ukraine, c’est voir le spectre de la révolution en Russie, explique Zubov. En ce sens, le combat pour la Crimée va bien au-delà d’une simple dispute territoriale. C’est une lutte entre deux conceptions du monde."
En dépit des dommages que les sanctions occidentales risquent de causer à l’économie russe, très peu d’hommes d’affaires prennent le risque de s’opposer ouvertement à Poutine. "Je ne suis pas spécialement l’un de ses fans, mais j’estime qu’il a fait ce qu’il fallait", confie un banquier. Ressortissant américain né en Ukraine et vivant depuis quinze ans à Moscou, où il dirige un fonds d’investissement, Steven Dashevsky raconte pour sa part que l’un de ses riches amis russes – un type qu’il considère pourtant comme "parfaitement normal et sensé" – l’a exhorté à "sacrifier sa vie pour la Crimée" sous le prétexte qu’il y passait ses vacances étant gosse !
Alexeï Navalny, le blogueur anticorruption qui n’est pas loin d’être devenu un opposant crédible à Poutine, a, le 14 mars, publié ses positions, fort nuancées : "Traitez-moi de chauvin si vous voulez, mais je considère que l’avantage stratégique le plus important dont dispose la Russie n’est ni son pétrole, ni son gaz, ni ses armes nucléaires, mais les relations amicales, et même fraternelles, qu’elle entretient avec la Biélorussie et l’Ukraine." Cette dernière ne doit pas, selon lui, être considérée comme un pays étranger, puisque "le premier royaume slave eut jadis Kiev pour capitale". Mais l’opposant estime quand même que la vraie motivation de Poutine est d’écraser une révolution susceptible de menacer son propre régime corrompu.
La ferveur nationaliste qui s’est emparée de l’opinion russe est évidemment la conséquence d’une intense campagne de propagande. Les médias d’État présentent la crise en Ukraine comme l’affrontement entre, d’une part, la civilisation, l’ordre et la loi russes, et, de l’autre, les forces "fascistes" radicales. Une telle rhétorique ne surprend personne puisqu’elle correspond en tout point aux canons de l’histoire officielle. "La victoire sur l’Allemagne hitlérienne, désignée dans nos livres d’histoire comme "fasciste", est le point culminant de notre mémoire historique moderne, explique Zubov. Dans l’ouest de l’Ukraine, en revanche, le point culminant, c’est le combat contre le communisme conduit par des gens qualifiés de "fascistes" par notre historiographie."
Une répression accrue des médias indépendants
Les nationalistes russes sentent que leur heure est venue. Alexandre Douguine, un idéologue de droite qui appelle depuis longtemps ses compatriotes à rebâtir un empire eurasiatique, pavoise. Poutine, qui est un réaliste, s’est dans le passé tenu à distance de sa ligne extrémiste. Aujourd’hui, leurs positions se rejoignent. "Avec le succès du référendum, une nouvelle ère s’ouvre, estime Douguine. C’est la fin d’un monde unipolaire, une victoire géopolitique, stratégique et morale majeure pour la Russie. Obama s’est fait élire grâce à un slogan : "Yes, we can." Poutine vient de lui répondre : "Non, vous ne pouvez pas.""
Il est indéniable que le président russe a opéré depuis le début de son troisième mandat un virage à droite qui se traduit notamment par une répression accrue des médias indépendants. L’aspiration à la puissance et l’exaltation nationaliste qui prévalent actuellement dans l’opinion pourraient l’amener à persévérer dans cette voie.
Reste à savoir jusqu’où les Russes sont prêts à aller. Bien qu’ils soutiennent très largement la politique expansionniste de leur chef, il y a chez eux une peur viscérale de la guerre. Selon Levada, moins de 50 % d’entre eux considèrent que les soldats russes peuvent contribuer à la stabilisation de la situation en Crimée. Et plus de 80 % ne cachent pas qu’ils sont effrayés par l’éventualité d’un conflit.
Ces considérations sont-elles de nature à freiner les ardeurs poutiniennes ? Les libéraux l’espèrent, mais ils ne pèsent pas bien lourd et sont soumis à d’énormes pressions. Me Agranovski, par exemple, ne mâche pas ses mots : "Ne participez pas aux actions des défaitistes et des traîtres si vous ne voulez pas être vous-même considéré comme un défaitiste et un traître." Un peu rude pour un défenseur des droits civiques, non ? l Financial Times et Jeune Afrique 2014. Tous droits réservés
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