Népotisme et démocratie en Afrique : pouvoirs sexuellement transmissibles, par François Soudan

Au grand vent de la mondialisation, l’exercice du pouvoir en Afrique serait de plus en plus conforme aux normes occidentales, c’est-à-dire de moins en moins clanique et de plus en plus asexué. Ce n’est (hélas) pas le cas.

Le président ougandais Yoweri Museveni (à g.) et son fils, le général Muhoozi Kainerugaba, commandant en chef de l’armée de terre. MONTAGE JA © Badru KATUMBA / AFP – PETER BUSOMOKE / AFP

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Publié le 2 mai 2022 Lecture : 6 minutes.

L’Afrique des idées reçues regorge d’aphorismes auxquels il convient de tordre le cou. Qu’ils soient le produit de libations coloniales ou de dictons apocryphes, aucun ne correspond vraiment à la réalité mais tous ont valeur de sentence auprès de ceux – politiciens, journalistes, « développeurs » – qui, une fois qu’ils les ont énoncés, croient avoir tout expliqué.

Ainsi en va-t-il du célébrissime « Il ne peut y avoir deux crocodiles mâles dans un même marigot », répété ad nauseam pour signifier que, dans la culture africaine, il ne saurait y avoir d’autre pouvoir que le pouvoir d’un seul – et cela depuis la nuit des temps. Problème : rien n’est plus faux. Les sociétés et les royaumes précoloniaux abondaient en contre-pouvoirs, conseils de notables et assemblées consultatives diverses, au point parfois – notamment en Afrique centrale – de friser l’« acéphalie ».

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Ce n’est donc pas à une pseudo-tradition mais au Blanc, au colon, que l’on doit l’autonomisation de la figure du « chef africain », maillon essentiel de l’administration coloniale pour lever les impôts, imposer le travail forcé et recruter les tirailleurs. Ce dicton des deux crocodiles qu’affectionnait tant Jacques Chirac n’a rien à voir avec les profondeurs de la culture africaine, même si nombre d’autocrates du continent se sont plu à le faire croire – pour d’évidentes raisons – à leurs visiteurs étrangers.

Autre pseudo-proverbe immédiatement dégainé dès qu’est abordé le sujet brûlant de la corruption : « La chèvre broute là où elle est attachée. » En d’autres termes : du petit flic « mange mille » au président dilapidateur en passant par le ministre glouton, chacun rançonne, gaspille ou détourne en fonction de ses possibilités. Plus la corde est longue, plus le pâturage est abondant.

Sorcellerie

Là aussi, attention à l’effet de loupe : beaucoup de ceux qui protestent contre ce phénomène, hurlent à l’État voleur et dénoncent les larcins de cette espèce très commune de ruminant ne reprochent pas en réalité à la chèvre de brouter, mais de brouter seule. Ce sont la voracité solitaire et le déficit de redistribution qui sont ici fustigés, jusqu’au sein des familles. En Afrique centrale, dans les deux Congos, la quasi-totalité des dénonciations pour faits de corruption ou d’enrichissement illicite proviennent de proches parents, comme si voir l’un des siens « réussir » et progresser seul vers la table du banquet était insupportable.

On ne reproche pas en réalité à la chèvre de brouter, mais de brouter seule

Idée reçue encore que celle – très politiquement correcte – qui consiste à faire croire que le tribalisme est une vieille lune éteinte par les slogans sur l’État, la nation et l’entrée dans la mondialisation. La réalité est différente : se tenir à l’abri des miasmes de l’autochtonie, de l’exclusivisme religieux ou de la stigmatisation des « castés » – encore très présente dans l’univers social et politique d’Afrique de l’Ouest – est d’autant plus difficile que beaucoup de pouvoirs en place reposent toujours sur une asymétrie ethnique. Le tribalisme, tout comme le rôle joué par le monde de l’invisible et de la sorcellerie, relève du tabou, et le fait d’exposer ce dessous des cartes vaut à ceux qui s’y aventurent bien des procès en impureté idéologique.

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Et pourtant, ce produit des politiques identitaires pratiquées par les puissances coloniales demeure une clé essentielle. Comment comprendre, par exemple, les enjeux des élections générales d’août prochain en Angola sans tenir compte du clivage à la fois social et racialisé hérité des Portugais entre élites côtières et élites de l’hinterland ? Comment expliquer la persistance en Côte d’Ivoire du sentiment d’ivoirité porté simultanément par Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo sans faire référence aux années 1930, quand apparurent les premières associations nationalistes et xénophobes en réaction aux migrations venues du Nord induites par la colonisation ?

Déjà largement amorcé depuis un demi-siècle, ce mouvement démographique fut, on le sait, accentué par la grande sécheresse sahélienne des années 1970. Le climat, cet autre acteur occulté de la scène politique africaine, a déséquilibré le substrat ivoirien, tout comme la descente du Sahara vers le sud de plusieurs centaines de kilomètres a eu, sur le développement du jihadisme au Sahel, un effet catalysant aussi si ce n’est plus important que la faillite de l’État malien et la malgouvernance, en exacerbant les conflits fonciers entre pasteurs peuls et agriculteurs bambaras.

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Wokisme

Stéréotype aussi que cette obsession paralysante de la responsabilité coloniale dans tous les déboires de l’Afrique contemporaine, encore largement présente chez beaucoup d’intellectuels du continent, instrumentalisée par nombre de pouvoirs en place et remise au goût du jour par les adeptes du wokisme dans les universités occidentales.

Là aussi, l’effet de loupe joue à plein : le colonialisme européen fut certes destructeur et globalement criminel, semant les germes du génocide au Rwanda et noyant dans le sang les insurrections en Algérie, au Cameroun, au Kenya, à Madagascar et partout ailleurs. Mais ce fut un colonialisme éphémère – soixante ans, en Afrique subsaharienne – limité dans ses moyens et économiquement impotent. Les « empires » français, britannique et portugais furent en réalité des empires au rabais, et si colonisation des esprits il y eut, force est de constater qu’elle s’accomplit surtout post mortem, via son appropriation paradoxale par des militants « décoloniaux ».

Ainsi en va-t-il de l’hystérisation francophobe des leaders d’opinion afro-souverainistes, à l’œuvre de Dakar à Bangui en passant par Bamako, ou du tragique syndrome de dépendance et d’impuissance incarné par ceux qui, à la veille du second tour de la présidentielle française, appelaient à voter pour Marine Le Pen, persuadés qu’un changement de locataire à l’Élysée signifierait ipso facto un changement de pouvoir dans leur pays d’origine.

Cette surévaluation systématique du rôle de la France en Afrique, dont le jumeau maléfique est la percée du vote en faveur d’Éric Zemmour chez les Français résidant sur le continent, est inversement proportionnelle à la réalité. La vieille rente de puissance de la France en Afrique est désormais épuisée, et la reculade stratégique incarnée par le retrait de l’opération Barkhane, queue d’une comète déjà éteinte en Irak et en Afghanistan, sonne la fin d’un monde.

(Re)naissance du Sud

L’incapacité de Paris, mais aussi de Londres, de Bruxelles et de Washington à convaincre la majorité des États africains de les suivre dans la condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine est significative à cet égard. Bien plus que de l’indifférence ou de l’équidistance, l’abstention des Africains à l’ONU est synonyme d’exaspération : « Vous qui prétendez tout régenter, disent-ils en substance aux vieilles puissances, Russie comprise, sachez que vos conflits, vos impasses et vos impérities, qu’il s’agisse du réchauffement climatique, de la pandémie de Covid-19 ou de la guerre en Ukraine, nous les payons au prix fort. Ne nous demandez pas en plus de les cautionner en prenant parti. » Cette opinion n’est ambiguë qu’aux yeux de ceux qui ne savent pas voir : partagée en Afrique, mais aussi en Amérique latine et en Asie, elle exprime la (re)naissance d’un Sud sur lequel les relations de domination verticale ont de moins en moins de prise.

Je ne saurais conclure cette chronique, qui doit beaucoup à la lecture stimulante du dernier essai du politologue bien connu des Camerounais Jean-François Bayart (L’Énergie de l’État, éd. La Découverte), sans faire un sort à un dernier cliché : au grand vent de la mondialisation, l’exercice du pouvoir en Afrique serait de plus en plus conforme à la doxa et aux normes occidentales, c’est-à-dire de moins en moins clanique et de plus en plus asexué. Ce n’est (hélas ou non) pas le cas : je ne connais pas un seul État qui ne soit, à un degré ou à un autre, familial et népotique. Certes, seules trois républiques, le Gabon, le Togo et le Tchad, sont aujourd’hui dirigées par des « fils de », mais d’autres attendent leur tour dans les capitales voisines, et même si la notion de pouvoir sexuellement transmissible est de plus en plus rejetée par les populations, la « politique du ventre » (titre d’un livre presque culte du même Jean-François Bayart) au sens strict du terme a encore de beaux jours devant elle.

Je ne connais pas un seul État qui ne soit, à un degré ou à un autre, familial et népotique

On sait combien l’hégémonie sexuelle du mâle blanc et les hiérarchies raciales ont été consubstantielles à l’organisation des pouvoirs coloniaux. On voit aujourd’hui combien ceux qui leur ont succédé ont su lier leurs familles à leurs entreprises politiques et les lits conjugaux (ou extra-conjugaux) aux fauteuils présidentiels.

L’énergie de l’État, par Jean-François Bayart (Ed. La Découverte – 28 euros)

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