Ali Benflis : « La Constitution algérienne doit être revue en profondeur »
Largement défait au scrutin présidentiel de 2004, l’ex-chef du gouvernement algérien Ali Benflis est de nouveau candidat à la magistrature suprême. Et recroisera le fer avec l’actuel chef de l’État le 17 avril. Interview exclusive.
Avant l’entretien – le premier qu’il accorde à la presse écrite depuis dix ans -, qui s’est déroulé dans son bureau "présidentiel" situé dans une villa mauresque sur les hauteurs d’Alger, Ali Benflis, 69 ans, est d’humeur badine. Il plaisante, rapporte des anecdotes croustillantes sur les Conseils des ministres avec Bouteflika ou les dessous des négociations avec les chefs terroristes graciés en janvier 2000. Ancien chef de gouvernement, ex-patron du Front de libération nationale (FLN), enfant du système, il a mille et une choses à raconter sur les coulisses du pouvoir algérien. "Une autre fois, peut-être", glisse-t-il. Candidat à la présidentielle du 17 avril prochain, il préfère parler de ses ambitions, de son programme et de sa vision de l’Algérie. Pour autant, il n’élude pas les questions sur ses relations passées avec le président, dont il était proche, sur leurs divergences, sur son limogeage en 2003, ou encore sur le silence qu’il s’est imposé dix ans durant. Si Benflis dit qu’il n’est pas dupe face aux risques de fraude, "une seconde nature" du système, il n’en estime pas moins réelles ses chances de battre le président sortant, pour peu que les électeurs se mobilisent.
Jeune Afrique : Vous êtes de nouveau candidat à la présidentielle face à Abdelaziz Bouteflika. Qu’est-ce qui vous motive, dix ans après votre défaite au scrutin de 2004 ?
Ali Benflis : Le monde a changé ; nos voisins empruntent, certes dans la douleur, le chemin du changement. Dans ces conditions, l’Algérie ne peut rester indéfiniment un îlot d’anachronismes politiques et de gouvernance obsolète. Ma motivation reste donc d’oeuvrer à la mettre sur la voie d’un changement démocratique, apaisé et ordonné.
Certains partis appellent au boycott du scrutin, d’autres estiment que cette élection est jouée d’avance et vous accusent de servir de "lièvre"…
Je comprends les raisons des partisans du boycott, elles sont fondées et procèdent d’une position politique respectable. Je partage d’ailleurs beaucoup de leurs frustrations et de leurs craintes. La question qui se pose face à la fraude, devenue une seconde nature pour notre système politique, est celle-ci : que faire pour la combattre ? Deux stratégies sont possibles : celle de l’évitement ou celle de la résistance. J’ai choisi la résistance. Je fais confiance à notre peuple et je crois que, par sa mobilisation et sa vigilance, il peut desserrer l’étau de la fraude.
Donc vous récusez le qualificatif de "lièvre" ?
Totalement.
Je me suis toujours démarqué des fossoyeurs des libertés et je les ai toujours combattus.
Les adversaires d’un quatrième mandat ne sont pas autorisés à manifester à Alger. Cette interdiction remonte à juin 2001, à l’époque où vous étiez chef du gouvernement. Dans quel contexte a-t-elle été prise ?
J’ai soutenu publiquement les opposants au quatrième mandat dans leur droit de faire entendre leur voix et de faire connaître ce qui reste une position politique. Il s’agit là de libertés citoyennes qui doivent être respectées en tout lieu et à tout moment. Vous évoquez comme précédent la marche interdite de juin 2001. Je veux à cet égard être très clair : mon parcours politique et professionnel atteste sans ambiguïté que je ne suis pas, par instinct, par raison et par conviction, un ennemi des libertés. Il atteste aussi que je me suis toujours démarqué des fossoyeurs des libertés et que je les ai toujours combattus.
Et l’interdiction des manifestations à Alger…
L’interdiction des marches relevait de la gestion de l’état d’urgence en vigueur bien avant mon arrivée au gouvernement, en août 2000. J’ouvre une parenthèse pour vous dire que, après l’adoption de la loi sur la concorde civile et l’apaisement sécuritaire que nous en escomptions, la levée de l’état d’urgence était, selon moi, la prochaine étape de la normalisation de la vie politique. Je n’ai pas eu le temps de mener ce projet à son terme. Cette interdiction ne devait pas, à mes yeux, être systématique et durable. Elle devait être levée avec la disparition des causes qui l’avaient justifiée. C’est dans cette perspective que s’inscrivait mon projet de lever l’état d’urgence.
Vous avez été directeur de campagne de Bouteflika en 1999, puis son directeur de cabinet et enfin son chef du gouvernement jusqu’en mai 2003. Comment qualifieriez-vous vos rapports ?
Amicaux, corrects et mutuellement respectueux. Tendus ? Certainement, dès lors qu’apparaissent entre des responsables politiques des divergences essentielles sur l’avenir du pays et sur la manière de gérer les affaires publiques. Mes désaccords avec le président ne relevaient pas de soudains différends personnels. Nous n’avions plus la même vision de l’intérêt supérieur du pays. Nous ne partagions plus le même projet, nous n’avions plus la même conception de la raison d’être de l’action publique et de sa conduite.
"Mes désaccords avec le président ne relevaient pas de différends personnels.
Nous n’avions plus la même vision de l’intérêt supérieur du pays." © NABIL/AP/SIPA
En mai 2003, vous aviez refusé de démissionner…
J’ai refusé parce que j’étais le chef de la majorité parlementaire (FLN). Je n’avais pas de raisons de démissionner. Il y avait deux visions, celle du président et la mienne. Il appartenait à celui qui voulait imposer son point de vue de mettre fin à mes fonctions. J’ai donc été limogé.
Certains vous accusent d’avoir trahi Bouteflika.
Est-ce trahir que de dire, comme cela a été mon cas, qu’entre les intérêts du pays et les intérêts d’un homme, quel qu’il soit, je choisirai toujours les premiers ? La fidélité a-t-elle encore un sens si elle conduit à renier ses convictions personnelles, à ne pas honorer ses engagements et à participer à une démarche en laquelle on ne croit plus ? Si le prix de la fidélité devait être celui-là, mes valeurs personnelles et la haute idée que je me fais de la politique ne me permettaient pas, en mon âme et conscience, de le payer. Mon chemin s’est écarté de celui du président lorsque des désaccords fondamentaux sont apparus entre nous sur des dossiers politiques très lourds : la loi sur les hydrocarbures ou celle sur l’indépendance de la justice, par exemple. Nous n’avions plus la même vision ni le même projet pour l’Algérie.
L’adversaire qui a eu raison de moi en 2004 a un nom connu en Algérie : c’est la fraude.
Le 8 avril 2004, vous avez subi une défaite humiliante (6,4 % des voix). Qu’avez-vous ressenti à l’annonce des résultats ?
Il n’y a pas lieu de ressentir de l’humiliation quand vous avez la conviction que vous n’avez pas été battu par un adversaire politique plus performant ou par l’adhésion citoyenne à un projet politique supérieur au vôtre. L’adversaire qui a eu raison de moi a un nom connu en Algérie : c’est la fraude. Elle n’entrave en rien l’honorabilité de ceux qui en sont victimes. En 2004, je n’ai pas eu le sentiment de livrer un combat à armes égales. Je n’ai pas eu l’impression que le code d’honneur avait été observé. Et c’est bien dommage pour notre pays.
Depuis votre défaite, vous avez gardé le silence. Qu’avez-vous fait pendant ces dix ans ?
Trois choses très simples : me ressourcer auprès de mes concitoyens, observer les mutations profondes de la société et organiser mes soutiens politiques. J’ai donc sillonné le territoire national, écouté mes compatriotes. Puis j’ai décidé de me mettre de nouveau à leur service. C’est donc en homme ressourcé, aux convictions renforcées, que j’ai décidé de me porter candidat.
Quels sentiments l’Algérie d’aujourd’hui vous inspire-t-elle ?
L’affliction et la frustration. Tant d’occasions ont été manquées, tant de temps a été perdu, tant de retards se sont accumulés. Tout cela, nous en paierons un jour le prix fort. Comme beaucoup d’Algériennes et d’Algériens, je ne peux que constater la déliquescence du système politique, le délitement de l’État, la dérive des institutions, la perdition économique, la désagrégation sociale et la généralisation de la corruption.
Même sur le plan externe ?
Le constat n’est pas plus reluisant. La voix de l’Algérie ne porte plus, nos prises de position étonnent ou désorientent. Nous nous sommes isolés de nos environnements régionaux et mondiaux. L’exemple le plus criant : le dossier du Sahel, où nous brillons par notre absence. Nous avons tourné le dos à l’Afrique.
Si vous étiez élu, quelles seraient vos premières mesures ?
Il faut traiter en priorité la décomposition de notre système politique. Il a atteint ses limites, a conduit le pays dans l’impasse et met en péril la stabilité de l’État et la cohésion de la nation. Il doit céder la place à une alternative démocratique réelle. Je propose à toutes les forces politiques et sociales représentatives un dialogue politique inclusif, ordonné et transparent pour donner sa chance à cette alternative. Notre Constitution doit être revue en profondeur. Les institutions doivent renouer avec leur légitimité perdue. L’État doit recouvrer sa crédibilité et son autorité. Notre vie politique doit retrouver ses valeurs morales. L’économie doit rompre le carcan rentier qui l’étouffe.
Avec notre collaborateur, lors de l’entretien. © LOUIZA AMMI pour J.A.
La dernière décennie a été marquée par d’importants scandales (affaires Khalifa, Sonatrach, autoroute est-ouest, concessions agricoles). Comment expliquez-vous l’ampleur de la corruption ?
Ce phénomène a trois causes principales : une véritable opération de privatisation de l’État, une défaillance des institutions de contrôle, empêchées de remplir leur mission, et une justice aux ordres, rendue inapte à réprimer les crimes de corruption. Le pouvoir fait mine de se préoccuper de ce mal endémique. En réalité, certains segments de son personnel en sont soit les complices, soit les bénéficiaires. De temps à autre, des victimes expiatoires sont trouvées, mais la grande corruption suit son cours, ravageuse et impunie.
D’où l’idée, dans votre programme, d’un pacte national contre la corruption…
C’est en effet une de mes propositions, mais je sais qu’il n’y a pas de recette miracle pour combattre ce fléau. Commençons déjà par instaurer un véritable État de droit, une bonne gouvernance et la transparence dans le fonctionnement des institutions.
La présidence de Bouteflika a été marquée par une concentration des pouvoirs au détriment du gouvernement et du Parlement. Allez-vous les rééquilibrer ? Envisagez-vous de modifier la Constitution, comme Zéroual et Bouteflika ?
Ma démarche est différente de celle de mes prédécesseurs. Je soumettrai mon projet de révision de la Constitution à tous en ouvrant un dialogue national. Cette révision devra faire l’objet d’un consensus. Seul un tel consensus sera en mesure de la mettre à l’abri des manipulations et des usages circonstanciels. Cette Constitution rétablira l’équilibre des pouvoirs. L’exécutif gouvernera dans les limites prévues par la Constitution, le Parlement légiférera, contrôlera et enquêtera, et la justice sera affranchie des interférences et des injonctions.
Vous allez donc proposer une nouvelle Constitution ?
Oui. Et elle sera adoptée par voie référendaire.
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Propos recueillis à Alger par Farid Alilat
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