L’Ukraine, les hommes forts et nous 

Que cache la fascination de certains Africains pour le président russe et, plus généralement, pour les hommes forts ? 

Des drapeaux russe et malien brandis par des manifestants à Bamako, lors d’une manifestation contre l’influence française, le 27 mai 2021. Photo d’illustration. © MICHELE CATTANI/AFP

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  • Georges Dougueli

    Journaliste spécialisé sur l’Afrique subsaharienne, il s’occupe particulièrement de l’Afrique centrale, de l’Union africaine et de la diversité en France. Il se passionne notamment pour les grands reportages et les coulisses de la politique.

Publié le 1 mai 2022 Lecture : 4 minutes.

Plusieurs semaines après le déclenchement de l’offensive sur l’Ukraine que le président russe, Vladimir Poutine, a promis de « démilitariser » et de « dénazifier », la question continue de diviser le continent.

Pour des raisons qu’ils n’ont pas encore explicitées, de nombreux pays du continent ont voté contre la résolution condamnant la Russie, tandis que d’autres se sont abstenus ou n’ont tout simplement pas envoyé de représentant à la séance. Le sujet divise également la société.

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Souverainisme chatouilleux

La violence des joutes verbales sur les réseaux sociaux révèle des contradictions susceptibles de déboussoler les plus jeunes. Que de principes chers aux peuples anciennement colonisés foulés aux pieds ! Que de compromis avec soi-même et avec sa conscience !

Pour valider la conquête militaire de l’Ukraine et de la Crimée, certains n’hésitent pas à remettre en cause le principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, adopté dans les années 1960 par l’OUA pour prémunir l’Afrique de toutes sortes de conflits liés aux ressources.

D’autres, naguère intransigeants sur le droit des peuples africains à disposer d’eux-mêmes, ne s’offusquent pas des ingérences de Moscou dans les élections d’autres pays au point de tenter d’imposer à Kiev des gouvernements « pro-Russes ». Tous ont le souverainisme chatouilleux quand il s’agit de leur propre pays, mais, par solidarité avec les Russes, ils contestent à l’Ukraine le droit de signer des alliances avec l’Otan ou d’adhérer à l’Union européenne.

Que dire de ces opposants qui risquent la prison pour avoir exercé leur liberté de manifester mais qui, dans le même temps, soutiennent un pouvoir russe privant l’opposant Alexeï Navalny de sa liberté pour les mêmes raisons ?

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Grand malaise

De nombreuses incohérences et surtout, un grand malaise résultent de tout ça. Particulièrement quand on observe que le soutien à Vladimir Poutine transcende les partis. Qu’ils soient issus des différentes majorités au pouvoir ou des oppositions autoproclamées progressistes, les admirateurs tonitruants du président russe ont remporté la bataille de la communication et tentent de réduire au silence toute contradiction.

Regarder la télévision et lire les journaux papier ou numériques peut laisser croire en l’existence d’une empathie pour l’agresseur, laquelle s’accompagnerait d’une parfaite indifférence aux souffrances d’Ukrainiens bombardés et jetés sur les routes de l’exil.

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D’où vient cette fascination pour la figure de l’homme fort sur une partie du monde où la jeunesse prend les chemins de l’exil en quête d’avenir et de liberté ? Sûrement pas de son histoire. Certes des pharaons, négus et autres mansa ont régenté pendant des siècles la vie de leurs semblables mais sur le même continent, ils ont cohabité avec des communautés acéphales, sans dieux ni maîtres. Il n’y a pas, en Afrique plus qu’ailleurs, un attachement particulier à la monarchie.

Le fantasme de l’éternité

La réalité est peut-être plus prosaïque. Cette histoire d’amour avec le tyran russe tient davantage d’une addiction à l’image de l’homme providentiel construite autour de la figure des dirigeants politiques ou militaires, charismatiques et narcissiques, tenaillés par le fantasme de l’éternité, imposant leurs décisions par la force, sans tenir compte des contre-pouvoirs qu’ils auront pris soin de neutraliser.

Lors de sa visite à Accra au Ghana le 11 juillet 2009 le président américain Barack Obama avait déjà dénoncé cette mythologie du sauveur, celui qui, par la seule force de son énergie peu commune, voire de sa bonne étoile, s’impose en dirigeant indispensable.

L’admiration pour les hommes forts est peut-être, aussi, la manifestation d’un besoin d’ordre et d’un désir d’autorité

Sublimant les peuples qui prennent en main leur destinée, Obama avait déclaré : « L’Histoire est du côté de ces courageux Africains, et non dans le camp de ceux qui se servent de coups d’État ou qui modifient les Constitutions pour rester au pouvoir. L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts mais d’institutions fortes. »

L’admiration pour les hommes forts est peut-être, aussi, la manifestation d’un besoin d’ordre et d’un désir d’autorité. Contrairement aux dirigeants successifs du Mali, de la RCA, du Nigeria et même de la RD Congo, présumés pusillanimes, le Russe, lui, sait se montrer implacable vis-à-vis de ses ennemis. Pour en finir avec les insurgés islamistes ou les rebellions politico-militaires, ces Africains cautionneraient des entorses à l’État de droit et des violations des droits humains. D’autant que leur commerce avec les Russes, les Chinois et les Turcs ne souffrira d’aucune conséquence.

Raisonnement fallacieux

S’agissant du système de gouvernement susceptible d’assurer l’émancipation et l’épanouissement de la population, les mêmes pourfendeurs du modèle occidental expriment leur dédain pour la démocratie libérale autant que leurs envies de « despotisme éclairé » à la Lee Kwan Yew, “père” de la cité-État de Singapour, dont la réussite montre que la démocratie à l’occidentale ne précède pas nécessairement le développement.

Affaiblir le partenaire historique occidental procéderait d’une triangulation susceptible de profiter à long terme au continent

Ils soutiennent donc moins Poutine qu’ils ne rejettent l’Occident « donneur de leçons ». Celui qui ne s’applique pas à lui-même les principes et les valeurs qu’il impose aux autres, à l’instar de la France, qui a soutenu l’investiture de Mahamat Déby Itno comme président du Conseil militaire de transition du Tchad.

Ils citent également l’extension abusive du mandat onusien portant sur l’intervention de l’Otan en Libye. Quel rapport avec l’Ukraine ? Le raisonnement est fallacieux mais la stratégie qui le sous-tend a ses adeptes : soutenir la Russie et affaiblir le partenaire historique occidental procéderait d’une triangulation susceptible de profiter à long terme au continent. Peut-être serait-il plus judicieux de miser sur la paix mondiale en disant simplement non à la guerre et de s’y tenir.

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